La tentation civilo-militaire

Article paru sur le site de l’IRIS le 26/10/2017 par François-Xavier Delmonteil, Docteur de l’École polytechnique

Si la relation de cause à effet reste encore à préciser, le changement climatique semble participer d’une accélération et d’une aggravation des catastrophes naturelles. Les organisations de secours doivent ainsi répondre à des besoins accrus en termes d’assistance aux populations et être en capacité d’intervenir sur des terrains opérationnels de plus en plus difficiles, ce qui requière un panel de moyens et de compétences de plus en plus large. Dans ce contexte, on assiste à une multiplication du nombre d’acteurs de secours sur les théâtres humanitaires : des organisations non gouvernementales, des organisations internationales et des acteurs de secours publics. Cependant, les acteurs civils sont de plus en plus confrontés à des situations de chaos qui requièrent des moyens d’intervention considérables. Les États sont ainsi régulièrement contraints de faire appel aux capacités opérationnelles des armées pour assurer le déploiement dans l’urgence de l’aide humanitaire, donnant naissance à des espaces de collaboration civilo-militaire ou CIMIC. Si la conjugaison de moyens semble à première vue porteuse de promesses du point de vue de l’efficacité et de la rapidité de l’assistance aux populations, l’idée d’un rapprochement entre ces deux communautés d’acteurs pose aussi un certain nombre de problèmes.

Le choix de la collaboration civilo-militaire pour une plus grande efficacité des interventions humanitaires

L’offre de secours est constituée d’un ensemble d’acteurs spécialisés dans l’assistance aux territoires et aux populations dans le besoin. La taille et la diversité de cette communauté d’acteurs se sont fortement accrues pour répondre à l’amplification des catastrophes (Blecken et Hellingrath, 2008 ; Kovács et Spens, 2010). Hodges (2000) parle de l’aspect multi-organisationnel de la réponse aux catastrophes. Dans ce contexte, la littérature montre l’importance de la collaboration et de la coordination entre tous ces acteurs de secours afin d’assurer une réponse efficace au niveau global. En particulier, ces acteurs peuvent être séparés en deux grandes catégories : des acteurs de secours civils et des acteurs de secours militaires.

Les acteurs de secours civils

En réponse à un évènement catastrophique, trois grands groupes d’acteurs civils vont se mobiliser (Pettit et Beresford, 2005 ; Sheu, 2010). Le premier groupe est constitué d’organisations non gouvernementales (ONG). Celles-ci peuvent être généralistes (par exemple, Oxfam ou Care) ou plus spécialisées dans certains domaines comme l’aide médicale (par exemple, Médecins sans frontières ou Médecins du monde), la lutte contre la faim (par exemple, Action Contre la Faim) ou le soutien technique (par exemple, Télécoms sans frontières). Le second groupe est constitué d’organisations internationales (OI) telles que l’Organisation des Nations Unies (ONU) (par exemple, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires[1] (BCAH), le Programme alimentaire mondial (PAM), le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS)), la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge (FICR) et la Banque mondiale. Celles-ci disposent de ressources financières, humaines, et matérielles importantes leur permettant de fournir une assistance à la fois globale et plus spécialisée dans certains domaines. Enfin, le troisième groupe est constitué d’organisations publiques comme la sécurité civile ou les ambassades qui ont également mis en place des outils de gestion de crise visant à faciliter l’aide aux victimes.

En parallèle, d’autres acteurs qui ne sont pas directement impliqués dans les secours constituent aussi une part de l’offre civile en proposant certains biens et services humanitaires en cas de catastrophe. On compte, par exemple, des fournisseurs de services de transport comme le transporteur TNT qui a signé un accord avec le PAM et de très nombreuses sociétés privées qui peuvent mettre à disposition différents biens et services d’urgence. Toutes ces organisations civiles interagissent entre elles pour pouvoir acheminer l’aide nécessaire dans des délais réduits et dans des environnements à hauts risques.

L’implication des armées et la collaboration civilo-militaire

La réponse à des désastres catastrophiques implique non seulement la fourniture d’une aide humanitaire mais également la réalisation d’activités dites de « support » comme le transport, le déblaiement des voies d’accès ou la gestion de la sécurité. Celles-ci requièrent des capacités que les organisations civiles (en particulier les ONG), généralement spécialisées dans la fourniture d’aide alimentaire et de services médicaux, ne peuvent pas réaliser par elles-mêmes, soit parce qu’elles disposent de moyens insuffisants, soit parce qu’elles sortiraient de leur cadre d’intervention. Pour répondre aux lacunes des organisations civiles, les forces militaires ont étendu leur périmètre d’intervention aux opérations de secours (Pettit et Beresford, 2005). La contribution croissante des armées a donné naissance au concept de collaboration civilo-militaire ou « civil-military cooperation » (CIMIC) (Auerbach et al., 2010 ; Braem, 2004 ; Braga, 2010 ; Gourlay, 2000). Ce rapprochement a pris une importance telle que la CIMIC est maintenant inscrite dans les objectifs du ministère des Armées, de l’ONU et de l’OTAN. D’un point de vue militaire, le ministère des Armées définit la CIMIC comme la « fonction opérationnelle destinée à améliorer l’intégration des forces armées dans l’environnement civil d’un théâtre d’opération. Elle facilite l’accomplissement des missions militaires, le rétablissement d’une situation sécuritaire normale et la prise en compte de la gestion de la crise par les autorités civiles. Les principaux objectifs CIMIC sont donc l’appui à la Force et à l’environnement civil et humanitaire »[2]. Dans sa directive MC 411/1[3], l’OTAN définit la CIMIC comme le processus de coordination et de coopération entre l’OTAN et les acteurs civils, incluant les populations, les autorités locales ainsi que les organisations internationales, nationales et non gouvernementales. De l’autre côté, les Nations Unies appuient sur le caractère prioritairement humanitaire de la CIMIC en parlant de « humanitarian civil-military coordination »[4], un cadre définit comme essentiel pour faciliter le dialogue et les interactions entre civils et militaires tout en protégeant les grands principes d’humanité, de neutralité, d’impartialité et d’indépendance de l’action humanitaire.

Le contexte du rapprochement entre les acteurs civils (notamment les ONG) et les forces militaires peut s’observer via une analyse des grands domaines de compétence propres à ces deux communautés (Roux-Dufort, 2003). Tout d’abord, deux principaux domaines de complémentarité justifient le besoin de collaboration entre ces deux communautés d’acteurs : la logistique et la sécurité. Ensuite, les domaines de la flexibilité et de l’information sont au contraire bien développés parmi l’ensemble des acteurs de secours, ce qui facilite les échanges et les mécanismes d’adaptation mutuelle.

Le soutien logistique et la sécurité au cœur de la CIMIC

Gourlay (2000), Leaning, Briggs et Chen (1999) et Oloruntoba et Gray (2002a, 2002b) expliquent que la collaboration CIMIC se justifie par le fait que les ONG et plus largement les acteurs de secours civils ont des capacités souvent limitées dans deux domaines clés que sont la logistique et la sécurisation des opérations. À l’inverse, les forces militaires sont reconnues pour leurs capacités exceptionnelles dans ces deux domaines (Figure 2).

Figure 2. Les principaux espaces de collaboration CIMIC. Source : auteur

Tout d’abord, Pettit et Beresford (2005) expliquent que plus un désastre est destructeur et à l’origine de difficultés d’accès, plus l’implication des forces militaires est nécessaire pour fournir un appui logistique aux organisations civiles. Elles disposent en effet de capacités d’intervention très importantes pour la mise en place de ponts aériens ou le déblaiement des voies d’accès. Ensuite, le support militaire peut être indispensable pour sécuriser les activités des organisations de secours civiles. En effet, le chaos provoqué par une catastrophe peut accroître l’insécurité, contraignant le déploiement des acteurs sur le terrain. Dans ce domaine, Byman et al. (2000) identifient plusieurs activités qui peuvent être confiées aux forces militaires comme la protection des réfugiés, la restauration de l’ordre civil ou la sécurisation des flux d’aide humanitaire. Plus loin, l’intervention d’organisations de secours civiles dans des zones de conflit peut les exposer à des menaces très élevées. Elles peuvent se retrouver dans des « zones grises » (Harris et Dombrowski, 2002) qui impliquent des risques accrus en termes de décès, de blessures ou de kidnapping. Le soutien des armées est alors indispensable pour assurer la protection des organisations humanitaires et éviter tout détournement de l’aide. Dans ce cadre, l’ONU dispose d’une force de maintien de la paix, les « Casques Bleus », qui lui permettent de sécuriser les opérations de secours en cas d’intervention dans des territoires dangereux. En retour, la collaboration CIMIC peut, dans certains contextes, permettre aux armées d’améliorer leur image auprès des populations locales et des gouvernements.

Des capacités communes qui facilitent les échanges et la collaboration

Les organisations civiles et les armées ont développé des capacités communes dans deux domaines principaux : la flexibilité et l’information. Kumar (2001) note que les catastrophes et les guerres représentent les deux environnements opérationnels les plus extrêmes, dynamiques et imprévisibles. Les organisations civiles et militaires s’efforcent ainsi de développer des structures flexibles pour pouvoir s’adapter aux évolutions rapides de leur environnement. Le langage est d’ailleurs assez proche puisqu’on parle d’« opérations » humanitaires et militaires. Par exemple, dans le cadre des interventions militaires françaises à l’étranger, il est question d’opérations extérieures ou « OPEX[5] ». Aussi, les acteurs civils et militaires ont développé des compétences fortes en matière d’information et de communication pour accroître leur visibilité, diminuer l’incertitude de l’environnement et renforcer la performance de leurs interventions.

Le cœur ou la raison : la CIMIC comme obligation

Des oppositions intrinsèques qui limitent les possibilités de collaboration CIMIC

La collaboration CIMIC offre des avantages indéniables sur un plan opérationnel. Cependant, les forces militaires constituent un groupe d’acteurs au cœur de métier, à la culture et aux méthodes radicalement différents. D’un côté, celles-ci sont contrôlées par un pouvoir national (les armées), intergouvernemental (l’OTAN) ou international (les Casques Bleus de l’ONU). De l’autre, les ONG mettent tout en œuvre pour ne pas être associées à cette sphère d’influence et préserver leur indépendance et leur principe d’impartialité sur le terrain. Lorsqu’elles sont amenées à intervenir dans des zones ravagées par des conflits militarisés et qu’elles acceptent le soutien de l’armée sur un plan logistique ou sécuritaire, les ONG craignent souvent que leurs actions soient entachées d’une forme de politisation et de parti pris. Dans ce cas, elles peuvent devenir tout aussi bien une cible des forces combattantes opposantes, que rejetées ou mal vues par les populations locales. Ainsi, un rapport publié en 1995 par le Comité International de la Croix-Rouge (CICR, 1995) récuse tout recours à l’armée pour la sécurisation des organisations humanitaires (par exemple, l’escorte militaire des convois d’aide humanitaire dans les territoires dangereux). Weiss (1995) explique que plus une force militaire sera impliquée dans des conflits armés et impopulaire au niveau local, et moins les ONG feront appel à son soutien. Harris et Dombrowski (2002) et Gourlay (2000) observent que si certains cas d’association persistent sur le plan de la sécurité, ils sont moins le fruit d’une réelle collaboration que d’une obligation pour les ONG afin de pouvoir continuer à opérer dans des régions sensibles. Dans ce contexte, on constate des situations où les ONG, souvent par obsession idéologique, refusent l’aide des forces armées alors même que la situation sécuritaire sur le terrain présente un risque réel pour leur personnel. Après le tremblement de terre de 2010 en Haïti, les forces armées étrangères et la MINUSTAH (Casques Bleus des Nations Unies) ont été déployées afin de fournir une aide logistique (déblaiement, distribution aéroportée de l’aide d’urgence dans les zones les plus enclavées, rétablissement de la capacité de l’aéroport, etc.) et de sécuriser les opérations dans certaines zones de tension (violences, émeutes, vols, etc.). Des convois armés ont notamment été mis en place au profit des personnels humanitaires afin de permettre aux organisations de secours de continuer à opérer malgré les menaces. Plusieurs ONG ont refusé cet appui afin de conserver leur indépendance d’action, mais réduisant alors leur capacité d’intervention dans les zones de violence pourtant marquées par des besoins humanitaires extrêmement élevés. D’autres, au contraire, se sont risquées à intervenir seules dans ces zones sans aucun appui militaire. La presse a notamment rapporté le cas du kidnapping de personnels humanitaires de l’ONG MSF.

La collaboration CIMIC est donc un enjeu particulièrement complexe qui ne fait pas l’unanimité. Certaines organisations sont ouvertes à l’idée de collaborer temporairement avec les armées alors que d’autres y sont catégoriquement opposées, même si cela pourrait les aider à protéger leur personnel et à secourir les populations plus rapidement. De l’autre côté, les armées peuvent également porter un regard sceptique sur la CIMIC qui ne représente pas leur cœur de métier. Elles sont confrontées à des acteurs humanitaires qu’elles connaissent mal et qui, comme nous l’avons dit, se montrent souvent récalcitrants à leur offre de soutien. Plus encore, l’échange d’informations entre humanitaires et militaires peut représenter une barrière de premier plan aux conséquences particulièrement négatives pour la bonne appréciation d’une situation de crise et l’organisation des opérations. En particulier, les militaires ont des capacités de recueil d’information particulièrement poussées qui leur permettent de développer une connaissance précise des risques et des menaces sécuritaires. Cependant, les forces armées n’ont pas pour habitude de partager librement ce type d’informations. La rétention d’information peut ainsi mettre les humanitaires dans des situations particulièrement périlleuses. De l’autre côté, ces mêmes acteurs peuvent être peu enclins à échanger de l’information avec les forces armées par peur de répercutions directes ou indirectes sur les populations et sur les liens tissés avec elles. Dans ce contexte permanent de rivalité et de suspicion, la relation entre ONG et forces militaires peut devenir particulièrement tendue sous l’effet de positions qui n’arrivent pas à dépasser les individualités et à prendre en compte l’intérêt premier de l’aide aux victimes.


Bilan et recommandations

Les organisations civiles et les forces militaires ont tout à gagner à collaborer ensemble. Elles disposent chacune de compétences propres et présentent de nombreuses complémentarités qui peuvent améliorer de façon significative la réponse aux catastrophes. Aussi, réduire la gestion des catastrophes à une communauté d’acteurs humanitaires ne permet pas d’associer les armées qui ont un rôle croissant à jouer lors d’évènements catastrophiques majeurs. Cependant, la collaboration civilo-militaire n’est pas automatique. Celle-ci reste encore mal définie et souffre de beaucoup de préjugés. Certaines barrières comme les écarts de valeur, de modèle organisationnel ou de capacité opérationnelle limitent les possibilités de rapprochement (Gourlay, 2000 ; Harris et Dombrowski, 2002). Dans le même temps, cette forme de « militarisation de l’humanitaire » (Gourlay, 2000) peut conduire à des situations où les organisations civiles se sentent concurrencées dans leur cœur de métier qu’est l’assistance aux populations. Dans ce contexte, il est nécessaire d’assurer une coordination efficace entre ces deux communautés d’acteurs par une répartition claire des domaines de compétence et des espaces de collaboration afin d’éviter les risques de superposition. Pour ce faire, le HCR a publié en 1995 un livret présentant une série de principes et de recommandations pour aider à la mise en place d’une collaboration civilo-militaire efficace (HCR, 1995). Par ailleurs, il semble indispensable que les forces civiles et militaires puissent se réunir et être formées en amont des crises. Par exemple, l’OTAN a mis en place en 2001 le Civil-military cooperation center of excellence (CCOE) qui offre un large panel de formations et de stages dans le domaine CIMIC à des publics civils et militaires[6]. Différentes approches de la CIMIC sont proposées permettant à tous les acteurs concernés de se retrouver et d’échanger : des cours allant du niveau tactique au niveau stratégique, des programmes spécifiques pour les acteurs de terrain jusqu’aux grands décideurs et des spécialités comme la CIMIC au sein des Nations Unies. En plus de cette offre de formation, le CCOE organise chaque année la CIMIC & CMI annual discipline conference, un séminaire où les participants, tous issus de l’OTAN, échangent sur l’actualité et les formations CIMIC. Les discussions visent notamment à mieux adapter les besoins de formation de l’organisation dans ce domaine. Enfin, l’école de l’OTAN d’Oberammergau dispense plusieurs cours dans le domaine CIMIC, certains avec la participation du CICR et des Nations Unies (OCHA). Pour Gourlay (2000), les efforts de rapprochement et de formation des acteurs civils et militaires doivent permettre à ces deux communautés de mieux se connaître et de mieux définir leurs responsabilités propres en cas de catastrophe et de travail en commun. La création d’interfaces CIMIC formelles dans les organisations humanitaires sont également indispensables pour instaurer une centralisation des échanges avec les forces armées qui améliore l’efficacité sur le terrain tout en permettant de s’assurer que le Droit International Humanitaire et ses grands principes soient préservés. Toutes ces initiatives contribuent à clarifier les modes d’action civilo-militaires pour chaque catégorie d’acteurs tout en créant le lien nécessaire pour une plus grande synergie opérationnelle sur les théâtres de crise.


Télécharger l’étude complète


 


Sur le même sujet

Le chef de l’humanitaire de l’ONU réclame davantage d’argent pour aider le Yémen, le Soudan du Sud et la Somalie

10/03/2017. Stephen O’Brien a expliqué qu’il s’agissait de « la plus grave crise humanitaire au monde », où deux tiers de la population a besoin d’assistance.

Pourquoi le Pape est-il allé en Égypte ?

07/05/2017. Le voyage du Pape en Égypte d’avril 2017 participe de la recomposition du Moyen-Orient. L’Égypte a souvent été la clef de voûte de cette région et le fer-de-lance de la modernité.

Syrie : 11 millions de personnes, plus de la moitié de la population, ont besoin d’aide humanitaire (ONU)

19/11/2019. La population syrienne continue de subir les conséquences de huit ans et demi de guerre, a rappelé jeudi le chef de l’humanitaire de l’ONU aux membres du Conseil de sécurité.