Morale et diplomatie peuvent-elles se rencontrer ?

Emission diffusée sur le site de France Culture le 15/01/2020 par Brice Couturier

On définit ordinairement la politique étrangère comme l’art de servir au mieux les intérêts nationaux d’un Etat. Mais la morale entre-t-elle en ligne de compte dans ce domaine ?

Un article très intéressant vient d’être mis en ligne sur le site Project Syndicate. Son titre : « Pourquoi la morale compte en politique étrangère » Il est dû à Jospeh S. Nye, l’un des grands spécialistes contemporains de l’étude des relations internationales, discipline qu’il enseigne à la Kennedy School of Government de l’université de Harvard. Ce n’est pas un intellectuel de tour d’ivoire, mais un homme d’expérience. Lié au Parti démocrate, il a occupé d’importantes fonctions dans les administrations de Jimmy Carter et de Bill Clinton. Et il était donné comme le Conseiller à la sécurité nationale de John Kerry, si celui-ci n’avait pas été battu par George W. Bush en 2004.

Tout semble opposer la morale à l’étude et à la pratique de la diplomatie

« Comme j’annonçais à l’une de mes amies que je venais de terminer un livre consacré à la morale en politique étrangère, je me suis attiré la réponse suivante : hé bien, _ce doit être un livre avec bien peu de pages_… ». C’est ainsi que Joseph Nye commence l’article en question. Un article dans lequel il présente son nouvel ouvrage, Do Moral Matters ? (Est-ce que la morale importe ?) sous-titre : From Franklin Delano Roosevelt to Donald Trump.

On peut comprendre cette réaction de scepticisme. A priori, tout oppose l’éthique, discipline normative, destinée à poser des règles de comportement à partir d’une définition des valeurs, de l’étude, purement descriptive, des relations internationales. En outre, une certaine vision machiavélienne, ou encore westphalienne, de la conduite des relations entre Etats, tend à considérer ceux-ci comme des monstres froids n’ayant d’autre horizon que leurs seuls intérêts.

Ces théories peuvent éventuellement viser l’état de paix par l’équilibre entre les puissances. Elles doivent rappeler que les intérêts mondiaux, comme le climat, les migrations ou la régulation du commerce ne sont pas sans incidences sur les intérêts nationaux. Mais elles font très généralement l’impasse sur la dimension éthique de la conduite des affaires extérieures d’un Etat. La science de la puissance et de son exercice et la philosophie de l’action ne font pas bon ménage.

A quelles normes éthiques une diplomatie doit-elle se plier ?

Il y a des exceptions. Le philosophe américain Michael Walzer a étudié dans un livre devenu fameux, Guerres justes et injustes, les conditions politique dans lesquelles il est légitime de faire la guerre et les limites que doit respecter une puissance belligérante lorsqu’elle a été amenée à entrer en conflit armé.

Mais l’ambition de Joseph Nye semble toute autre : du point de vue de l’historien, il cherche à mettre à jour les valeurs qui ont influencé les présidents américains dans l’exercice de leurs responsabilités internationales. Il prend le problème à l’envers. Ce n’est plus : quelles normes éthiques doit respecter une diplomatie pour mériter les éloges des moralistes ? Mais : quelle était la morale qui a inspiré la conduite des présidents ?

Le jugement moral doit porter sur trois niveaux, écrit-il : celui des intentions, celui des conséquences effectives de l’action et celui des moyens qui auront été utilisés pour atteindre les objectifs fixés. Et il fait une observation très pertinente à propos du refus de moyens extrêmes : en refusant au général MacArthur l’usage de la bombe atomique, alors que la guerre de Corée semblait perdue, le président Truman a agi moralement. « On peut beaucoup apprendre d’un chien qui n’aboie pas », comme disait Sherlock Holmes…

Ce qui sert les intérêts d’un pays est-il forcément le bien ?

Les Américains, rappelle Joseph Nye, ne peuvent s’empêcher de porter des jugements moraux sur tout. Les Etats-Unis se pensent comme porteurs de responsabilités morales. N’oublions pas que l’intention des Pères fondateurs était de fonder une cité vertueuse, débarrassée de la corruption et de la dépravation de la vieille Europe.

Et Nye rapporte au passage, le propos d’un responsable de la diplomatie française qui lui aurait dit : « Je définis le bien comme ce qui sert les intérêts de la France. Les questions morales n’ont pas d’importance. » « Il semblait ne pas avoir conscience, commente Nye, que son affirmation comportait elle-même un jugement moral. » En outre, c’est une tautologie. Le job d’un leader, c’est d’œuvrer au mieux dans l’intérêt de la collectivité dont il a la charge….

La question qui compte, celle qui importe vraiment poursuit Nye, c’est de « savoir comment les dirigeants choisissent de définir, en diverses circonstances, cet intérêt collectif, et de le faire valoir. »

Trump, président exceptionnel mais pas extrême ?

Comme on pouvait s’y attendre, il s’attaque à la politique étrangère de Donald Trump. On ne s’étonnera pas qu’un homme qui, lorsqu’il faisait des affaires, se moquait de l’idée libérale selon laquelle un accord entre parties puisse ne faire que des gagnants (win/win), néglige ouvertement les considérations morales lorsqu’il pense agir au mieux des intérêts américains.

Mais comme l’ont fait remarquer de nombreux observateurs, Trump a une fâcheuse tendance à considérer son action intérieure en fonction de ses intérêts de politique intérieure. Ainsi a-t-il conditionné l’aide financière à l’Ukraine aux révélations que son président lui fournirait sur le comportement du fils d’un de ses adversaires politiques.

Contrairement à ses prédécesseurs, Trump se moque des droits de l’homme. Il l’a montré en continuant le « business as usual » avec les Saoudiens après l’assassinat du journaliste Kamal Kashoghi à Istanbul. Toutefois, relève Joseph Nye, certains des comportements de Trump ne sont pas sans précédents dans l’histoire américaine. Comme on dit : « Trump n’est pas une exception, mais il est extrême. »


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