Le cardinal Tauran, diplomate des dialogues impossibles

Article paru sur le journal La Croix le 06/07/2018 par Frédéric Mounier

Prêtre et diplomate de haute volée, le cardinal bordelais Jean-Louis Tauran s’est éteint à 75 ans. Au service de trois papes, il a toujours voulu construire le dialogue, sans renier son identité.

Chacun le savait, personne n’en parlait, et il ne s’en plaignait jamais, au grand jamais : le cardinal bordelais Jean-Louis Tauran, président du conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et cardinal camerlingue, était atteint de la maladie de Parkinson depuis plusieurs années. Il s’est éteint jeudi 5 juillet à Méridien (Connecticut, États-Unis) où il était soigné.

Le monde l’avait découvert le 13 mars 2013 lorsque, du haut de la loge des Bénédictions, à Saint-Pierre de Rome, il avait prononcé, en sa qualité de cardinal protodiacre, les paroles traditionnelles : « Habemus papam ». Comme sous le coup de l’audace du choix que les cardinaux venaient de faire il annonçait d’une voix étranglée l’élection du pape François. Peu avant, il avait pourtant confié à La Croix son absence de trac : « Du haut de ce balcon, on ne voit que le ciel. »

Discret et passionné du monde

Discret, ce diplomate de haute tenue le fut tout au long de sa carrière, en une exacte antithèse des quinze « maladies curiales » vigoureusement diagnostiquée par le pape François le 21 décembre 2014.

Passionné du monde, de son destin et de ses religions, il avait choisi très jeune la voie diplomatique, probablement dès sa coopération au Liban, en 1965. Un pays qu’il retrouvera plus tard comme jeune diplomate et qui restera pour lui sa « porte d’entrée au Moyen-Orient ». Et le creuset de son affection pour les chrétiens d’Orient, qu’il couva toute sa vie, les exhortant à rester sur leurs terres millénaires, à être des « ponts de dialogue » au milieu des fractures, à « croître là où Dieu les avait semés », sans jamais ignorer les effrayantes persécutions qui les frappaient.

Les hautes sphères de la diplomatie pontificale

Ordonné prêtre le 20 septembre 1969 à Bordeaux, il devait très vite rejoindre Rome, sa prestigieuse Académie pontificale ecclésiastique, surnommée « l’école des nonces », puis les hautes sphères de la diplomatie pontificale. « Plus je me sens romain, plus je suis ouvert à l’universel » confiait-il régulièrement. Lorsque Jean-Paul II lui en confia le gouvernail, le 1er décembre 1990, alors qu’il n’était âgé que de 47 ans, le pape polonais tança gentiment celui qui n’avait jamais été nonce : « Vous êtes jeune, mais c’est une maladie qui passe vite… »

Ainsi débuta le compagnonnage, toujours fidèle et loyal, de Jean-Louis Tauran avec trois papes, traversant ainsi deux siècles, depuis la chute du Mur et les accords d’Helsinki (dont il fut l’un des acteurs) jusqu’à l’émergence folle de l’État islamique, dont il critiqua toujours la source, l’islamisme, avec la plus grande vigueur, l’identifiant comme « l’ennemi commun des chrétiens et des musulmans ».

Les guerres du Golfe, d’Irak et d’ex-Yougoslavie, le génocide du Rwanda, lui firent rencontrer tous les grands de ce monde et sillonner les 180 nonciatures du globe, constatant universellement « chez l’homme, un immense besoin d’être reconnu et aimé ». Un regard décalé chez un homme de pouvoir, regard qu’il cultivait pour le plus grand bonheur de ses interlocuteurs, du plus modeste au plus puissant. Il fallait voir, à son propos, s’allumer, étonné, le regard des diplomates professionnels avec qui il ne parlait pas toujours, évidemment, que de diplomatie…

« Raviver la conscience des hommes »

Aux futurs nonces, il disait : « Si vous jouez au diplomate, vous serez méprisés. Si vous vous comportez comme des prêtres, vous serez estimés. » Lui le fut assurément, tentant inlassablement de conjuguer la « famille des nations », de tramer justice et paix, liberté religieuse et droit d’ingérence humanitaire, de créer les conditions du dialogue, citant toujours Pascal : « Le propre de la puissance est de protéger. » Il tenta toujours, avoua-t-il à la fin de sa mission de chef de la diplomatie pontificale, le 20 novembre 2003, de « baliser la route des hommes, raviver leur conscience, leur rappeler le droit et les engagements souscrits, pour redire avec des mots nouveaux la béatitude évangélique : “Bienheureux les artisans de paix !” »

À l’issue de treize années à la tête de la diplomatie du Saint-Siège, fatigué, il fut nommé le 24 novembre 2003 par Jean-Paul II, qui le savait passionné de Levinas et de Descartes, archiviste bibliothécaire de la Sainte Église romaine, autrement dit responsable de la prestigieuse et précieuse Bibliothèque Vaticane, gardienne d’une bonne partie de la mémoire du monde.

Mais le retour bienheureux aux études n’eut qu’un temps. Le 25 juin 2006, accablé par ses malentendus à répétition avec les mondes musulmans, notamment après les tragiques conséquences du « discours de Ratisbonne », Benoît XVI nomma le cardinal à la tête du conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, instance sensible d’un dialogue difficile que le pape bavarois avait cru pouvoir supprimer peu après son élection.

Maintenir à tout prix le dialogue avec les islams

À ce poste, si difficile, le cardinal Tauran donna toute sa mesure, enrichie de sa longue expérience diplomatique. La ligne était claire, et le resta sous le pape François : maintenir à tout prix, même à celui du sang, le dialogue avec les islams. Car ils sont si nombreux, de l’Indonésie au Maroc, du clergé chiite aux confréries sénégalaises, de la Turquie « laïque » à l’Arabie sunnite en passant par le géant nigérian…

Un chemin parsemé d’embûches : le cardinal, farouchement opposé à la théorie du choc des civilisations, et qui lui préférait le concept de « choc des ignorances », reconnaissait volontiers ses difficultés à identifier des interlocuteurs représentatifs et qualifiés, à faire passer le dialogue du niveau des élites à celui des masses. En plein accord avec les trois papes qui lui accordèrent sa confiance, il se refusait à chercher l’impossible plus petit commun dénominateur, ou même à ouvrir un dialogue théologique, l’Incarnation et la Trinité étant incompréhensibles aux yeux de ses interlocuteurs.

« Servir, soigner, éduquer. »

Pour autant, inflexible sur la liberté de choix de sa religion, un sujet qu’il reconnaissait « tabou » côté musulman, il s’est battu toute sa vie en faveur de « l’urgence éducative », pour que les convictions communes des musulmans et des chrétiens (caractère sacré de la vie, dignité de la famille, lutte contre la pauvreté) forment le socle d’actions communes au service de la société : « servir, soigner, éduquer. »

De retour d’un voyage en Indonésie, pays musulman à 90 %, il confiait en 2011 à La Croix sa joie d’y voir prospérer quinze universités catholiques et seize grands séminaires. À Strasbourg, fin 2011, il pointait les trois attitudes qui, à son sens, s’imposent en matière de dialogue avec les autres religions : « Devoir de l’identité (ne pas masquer qui on est), courage de l’altérité et franchise des intentions, en évitant les excès du prosélytisme ».

En avril dernier, il était encore en Arabie saoudite, plaidant, sur la terre de l’islam le plus rigoriste, pour la liberté religieuse et l’égale dignité de tous les croyants. « La religion peut être proposée mais jamais imposée, et ensuite acceptée ou refusée », soulignait celui qui avait largement inspiré le discours prononcé en avril 2017 par le pape François à l’université cairote d’Al-Azhar. Il avait été blessé lorsque, sur sa terre bordelaise, deux jeunes lefebvristes l’avaient traité de « syncrétiste ». Pas lui, pas ça…

« Avec le cœur et l’intelligence, on peut sauver le monde »

Étendant toujours sa réflexion au-delà de ses missions, même lorsque le pape François, qui lui avait lui aussi accordé toute sa confiance en le nommant camerlingue, il s’inquiétait : « Notre société n’a pas conscience d’avoir besoin d’être sauvée. » Constatant la « crise des élites chrétiennes », il s’alarmait : « Il devient difficile de savoir penser. Si nous sommes superinformés, savons-nous réfléchir ? » Et paraphrasant Dostoïevsky, il disait : « Lorsqu’on fait disparaître Dieu de l’horizon de l’homme, celui-ci est en danger et se met à genoux devant n’importe quoi. » À ses yeux, « le grand problème n’est pas l’athéisme mais l’idolâtrie ».

Pourtant, au fond, l’espérance ne l’avait jamais quitté, convaincu qu’il était qu’« avec le cœur et l’intelligence, on peut sauver le monde ». Il professait : « Au fond, il n’y a rien de plus révolutionnaire que le christianisme. » D’où sa question ultime : « Quand le christianisme va-t-il commencer à exister ? » Une moniale bénédictine chère à son cœur lui avait dit un jour : « C’est avec de la bonté qu’on fait du bonheur autour de soi. » Toute sa vie, le cardinal Tauran aura mis en pratique cette maxime, toute simple, refusant toujours et partout de succomber à la tentation de la croisade vengeresse, pour nourrir les dialogues, même et surtout lorsqu’ils apparaissaient impossibles.


Pour aller plus loin

→ Découvrir le discours du Cardinal Tauran  : « Compagnons de voyage : Le Saint Siège et l’Ordre Souverain de Malte » (Rome, le 01/05/2007)

→ « L’avenir n’est pas de s’entre-tuer mais de voir ce que l’on peut faire ensemble »

→ Cardinal Tauran : « Le dialogue interreligieux est devenu une priorité »


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