Humanitaires dans les zones de conflit : ni héros ni espions

Article paru sur le site ideas4development le 31/08/2020 par Tatiana Smirnova

Dans les régions disputées par différents groupes armés, les humanitaires doivent procéder à des arbitrages pratiques en permanence. Deux exemples dans la région du Sahel, zone de conflit troublée.

L’assassinat glaçant de sept travailleurs humanitaires et de leur guide dans un parc naturel du Niger, le 9 août dernier, a fait remonter à la surface médiatique de nombreux stéréotypes erronés sur la pratique humanitaire en zone de conflit armé. Deux registres de discours opposés ont notamment été mobilisés, celui de l’héroïsation du travailleur humanitaire, sauveur intrépide des populations en danger, et celui, à tendance conspirationniste, de la suspicion, présentant les humanitaires comme agents infiltrés des États ou des puissances internationales… quand ils ne sont pas complices des mouvements djihadistes.

Ces discours se déclinent à plusieurs échelles (locales ou globales), résultent de motivations diverses (naïves ou carrément malveillantes) et sont de fait très bien connus des humanitaires. Une partie du travail de ces derniers en zone de conflit armé consiste précisément à savoir ce qu’on dit d’eux, car cette information est déterminante pour l’acceptation ou non de leur présence sur le terrain et, in fine, pour la sécurité de leurs opérations et de leur personnel. Toute distorsion de leur image à leurs dépens peut avoir des conséquences fatales. La saturation par des informations contradictoires de l’environnement où travaillent les humanitaires gêne leurs opérations. Ils préfèrent par conséquent travailler dans la discrétion. Une certaine confidentialité garantit l’efficacité de l’action.

En contrepoint de ces discours polarisés, nous souhaitons donner ici un bref aperçu de ce qu’est l’activité humanitaire dans les zones du Sahel disputées militairement et politiquement par différents groupes armés, étatiques ou non. Nous insistons sur les arbitrages pratiques perpétuels, mais encadrés au plan organisationnel, que sont conduits à faire les humanitaires pour mener à bien leurs actions.

Les humanitaires dans une zone grise et volatile

Les humanitaires se sont dotés d’une mission « noble » (aider les populations vulnérables), encadrée par des principes transcendants a priori consensuels. Mais rien ne va de soi dans l’espace dans lequel ils s’insèrent. L’information qu’ils peuvent glaner est parcellaire et peut être manipulée ; les ressources qu’ils distribuent sont l’enjeu de compétition ; les populations ne sont pas que victimes, elles sont aussi politiquement actives et poursuivent des stratégies propres. Enfin, les humanitaires se présentent face aux acteurs armés dans un rapport fortement asymétrique : les premiers n’ont pas d’armes, les seconds si. Et ces derniers peuvent être alternativement source de protection ou de danger.

Par ailleurs, les organisations humanitaires se positionnent les unes par rapport aux autres dans un univers concurrentiel. Prendre en charge la gestion de tel hôpital ou camp de réfugiés dans telle localité est souvent loin d’être le produit d’une concertation bienveillante. En cas de communication maladroite sur le terrain, ces choix peuvent être perçus à tort par les communautés et/ou les porteurs d’armes comme du « favoritisme » et/ou comme un choix délibéré pour exacerber les tensions locales.

Dans cet espace complexe et changeant, les principes humanitaires servent au mieux de boussole pour l’action mais ne sauraient dicter la myriade de choix à effectuer quotidiennement. Les humanitaires opèrent donc dans une zone grise volatile et sont sujets à l’erreur.

Mais le risque est minimisé par des méthodes de travail produites et révisées au fil du temps à l’échelle d’organisations aux degrés de professionnalisme variables. On généralise, par exemple, la délégation des activités à des personnels locaux pour éviter les dangers pesant sur les expatriés, non sans soulever au passage de sérieux problèmes éthiques. Ainsi, si les principes humanitaires forment l’horizon normatif glorieux de l’action humanitaire, le quotidien, lui, dépend finalement de routines professionnelles comme en produisent toutes les organisations.

Nous faisons ci-dessous un compte rendu empirique de ces logiques de travail humanitaire dans deux configurations différentes, respectivement soumises à la domination des groupes armés irréguliers (au Mali) et à l’état d’urgence imposé par l’État (au Niger).

Mali : travailler en zone contrôlée par des groupes armés irréguliers

En 2012, une coalition djihadiste a chassé les forces étatiques de Kidal, Tombouctou et Gao, les trois grandes provinces du nord du Mali, qu’elle a occupé pendant dix mois sans être véritablement inquiétée militairement. Cette situation a provoqué des déplacements de populations et accentué des besoins humanitaires préexistants.

Rapidement, des organisations humanitaires se sont positionnées pour couvrir en partie ces besoins et ont cherché à établir le contact avec les nouveaux maîtres des lieux. Ces derniers n’ont pas manifesté d’opposition de principe aux opérations des humanitaires. S’estimant responsables des populations passées sous leur contrôle, il leur apparaissait normal d’en satisfaire les besoins les plus urgents (santé, eau, services vétérinaires, etc.). Recueillir les dividendes politiques de l’assistance portée aux populations motivait évidemment largement le feu vert donné aux humanitaires.

Les mouvements djihadistes ont cependant exigé des humanitaires qu’ils se soumettent à des règles conformes à leur cadre idéologique : pas de personnel non musulman, pas de tentative de conversion des musulmans notamment. Ces exigences ont été jugées acceptables, après quoi, les organisations dont nous avons interviewé les membres ont pu travailler dans un cadre relativement stabilisé et sûr tant que le système de gouvernement des djihadistes était lui-même stable.

L’environnement de travail s’est sérieusement dégradé lorsque les acteurs armés sont devenus plus nombreux, plus mobiles géographiquement et versatiles dans leurs alignements idéologiques, suite à l’intervention française de janvier 2013. Par exemple, l’allégeance d’un mouvement djihadiste malien à l’État islamique a bousculé les règles de fonctionnement antérieurement élaborées avec les mouvements affiliés à al-Qaïda et nécessité des ajustements de pratique humanitaire dans les zones (mouvantes !) respectivement tenues par les deux entités.

La lecture de l’environnement sécuritaire et l’évaluation des risques sont alors devenues nettement plus hasardeuses. Les suspicions de favoritisme pour un camp ou l’autre se sont multipliées, et, concomitamment, les incidents sécuritaires.

Des humanitaires en permanence sur la ligne de crête

Pour les humanitaires, les activités de collecte d’information, de networking ou d’enquête suite à un incident sécuritaire (braquage, kidnapping, voire assassinat) sont devenues plus cruciales que jamais sans qu’il soit toujours possible d’identifier une cause définitive aux incidents : est-ce l’organisation qui est visée ou un membre du staff en particulier ? Le mobile de l’incident est-il politique, crapuleux, les deux à la fois ? Pourquoi a-t-on pu franchir ce checkpoint sans encombre la semaine dernière mais pas cette fois-ci ? A-t-on parlé au bon responsable armé local, loué un véhicule auprès du bon prestataire, etc. ?

C’est sur une ligne de crête précaire que les humanitaires doivent avancer, pour à la fois assurer la continuité de leurs opérations et assumer leur duty of care à l’égard de leurs employés. Les manuels de méthodes de négociations élaborés par les organisations humanitaires et visant à faciliter ce processus de navigation sont largement diffusés mais leur respect n’annule pas le risque. Les leçons tirées d’un incident donné peuvent ainsi ne plus être valables quinze jours plus tard ; les qualités d’un networker qui ont servi efficacement auprès d’un acteur armé peuvent agir dans un sens opposé auprès d’un autre acteur armé.

Des fiascos sont fort possibles, sous forme par exemple de phagocytage complet d’une mission humanitaire par un groupe armé, conduisant à la suspension pure et simple de celle-ci. Le contrôle des aléas est de longue date une priorité des humanitaires, mais les procédures de rationalisation de la gestion des risques n’éradiquent pas l’incertitude radicale, pas plus qu’elles ne se substituent à des modalités plus empiriques et plus ou moins faillibles de navigation de terrains humanitaires dangereux.

Niger : travailler en zones de conflits

Au Niger, depuis mars 2017 l’état d’urgence est en vigueur dans les sept départements frontaliers avec le Mali des régions de Tahoua et de Tillabéri. Les organisations humanitaires qui y travaillent sont soumises de fait aux règles qui en découlent : interdiction de certains moyens de transport, couvre-feu, respect des pouvoirs étendus des préfets, etc. Dès 2012, les modalités d’accès aux populations civiles victimes du conflit (malien) ont fait l’objet de négociations entre acteurs humanitaires et autorités nationales, notamment autour de la question sensible de l’imposition d’escortes par les Forces de défense et de sécurité (FDS), auxquelles les acteurs humanitaires disent se refuser, sauf en dernier recours.

Depuis, les acteurs humanitaires peinent à stabiliser avec les FDS des règles d’accès à ces départements, qui ne compromettent pas les principes d’action censés guider leurs interventions. Au gré des incidents sécuritaires et des opérations militaires, les FDS contrôlent plus ou moins fortement les déplacements des humanitaires, à plusieurs niveaux et à travers divers mécanismes ou espaces dits de « coordination », par exemple depuis fin 2017 avec la Coordination civilo-militaire (CMCoord).

En effet, la majorité des organisations humanitaires se soumettent à un système de signalement et de demande d’autorisation de tous leurs déplacements, qui est piloté depuis la capitale avec l’état-major des armées, et considéré comme obligatoire par OCHA (Bureau de la coordination des affaires humanitaires) et les autorités. Bien que les agences onusiennes humanitaires, les ONG ou encore les organisations du mouvement Croix-Rouge n’aient pas toutes les mêmes règles internes, ni les mêmes capacités à gérer les risques, aucune ne fait l’impasse sur la nécessité d’acceptation par les FDS.

Au niveau du terrain, où des espaces de coordination « CMCoord opérationnelle » ont aussi été mis en place plus récemment, les contrôles des déplacements des humanitaires par les autorités, dont les FDS, sont quasi systématiques. Même lorsque les règles et accords discutés à Niamey sont réinterprétés sur le terrain, les FDS, parfois suspicieux vis-à-vis des ONG, ne dérogent généralement pas à leur prérogative.

Contrairement au stéréotype d’humanitaires « incoercibles » ou « têtes brûlées », nous constatons ainsi que le niveau de contrôle de l’État, notamment via ses FDS, sur les acteurs humanitaires est, au Niger, particulièrement fort, institutionnalisé et accepté, voire sollicité par les organisations humanitaires.

Pratique humanitaire : entre contraintes et négociations

Notre objectif était ici de remettre en question des stéréotypes qui peuvent nuire aux accords et consensus si difficilement atteints dans un contexte d’extrême volatilité du conflit armé. Ces récits sont involontairement nourris par des spécificités de la pratique humanitaire, discrète par nécessité et en perpétuelle négociation avec une multitude d’acteurs aux agendas divers et/ou opposés : militaires, communautés locales, groupes armés et autorités nationales.

Exposés à de multiples risques – physiques, éthiques, d’ordre politique ou de réputation –les humanitaires peuvent commettre des erreurs parfois fatales à leurs équipes et/ou à la population. Maîtriser complètement les espaces partiellement contrôlés par les groupes armés (cas malien) n’est pas possible, tout comme il est compliqué de résister aux pressions étatiques (cas nigérien). Néanmoins, face à ces contraintes incompressibles, une culture de réflexivité sur les procédés et les pratiques se construit progressivement et nourrit la professionnalisation du champ humanitaire spécifique aux zones des conflits armés. Cette expérience acquise souvent sur le tas aiguise la boussole des principes en place et pourrait être valorisée par les acteurs de développement qui, sur le terrain, sont censés prendre le relais des humanitaires.


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