Les architectes du premier secours
Article paru sur le site du journal Le Temps le 06/02/2018 par Olga Yurkina
L’organisation Architectes de l’urgence, une ONG française ayant un bureau à Genève, vient au secours des populations touchées par des catastrophes naturelles ou des conflits armés. Au-delà de la reconstruction, sa mission est d’améliorer les conditions de vie locales à long terme
Népal, avril 2015. Une série de séismes s’abat sur le pays de l’Himalaya, fait des milliers de morts et réduit en miettes infrastructures et bâtiments. Parmi les organisations humanitaires qui œuvrent dans le chaos, une petite équipe des Architectes de l’urgence, dont Claudie Delebecque fait partie. Ingénieur spécialisée dans le bâtiment, elle est habituée aux missions secouristes, même s’il n’est pas toujours évident de garder la tête froide après un cataclysme d’une ampleur pareille.
Rendre les bâtiments parasismiques ou paracycloniques
«Tout était en débris. Des bâtiments entiers se sont effondrés. Je n’ai jamais ressenti à ce point la fragilité du construit et le mal que son écroulement peut provoquer, se souvient-elle. Mais les gens qui ont tout perdu relevaient quand même la tête pour nettoyer les décombres et reconstruire leurs villages et leurs vies. Et nous étions là pour les aider.»
Pour ceux qui, comme Claudie Delebecque, font partie du réseau de la Fondation Architectes de l’urgence, la première chose à faire dans une région sinistrée est de réparer ce qui peut l’être après un tremblement de terre ou le passage d’un ouragan. «On va solidifier les structures des bâtiments, les rendre parasismiques ou paracycloniques. Puis on s’attaque à la reconstruction, en respectant la tradition locale mais en renforçant la sécurité des maisons.»
La priorité est de reloger les habitants de façon sûre et de réanimer les bâtiments publics de première importance – écoles, hôpitaux, orphelinats – en travaillant de concert avec les autorités et les professionnels du pays. «L’architecte de l’urgence est concepteur, ingénieur et chef de chantier en même temps, résume Patrick Coulombel, architecte à l’origine de la fondation. C’est un homme – ou une femme – à tout faire, de la planification jusqu’à la construction, sans oublier l’aspect humanitaire.»
«Faire revivre l’économie locale»
Nés dans le sillage des inondations de la Somme au nord de la France, en 2001, les Architectes de l’urgence ont bâti depuis une réputation solide sur le terrain de l’aide humanitaire internationale. A leur actif: projets post-tsunami en Indonésie et au Sri Lanka, amélioration d’infrastructures pour les réfugiés au Tchad, reconstruction des écoles après le séisme en Haïti ou les inondations au Bangladesh et d’autres missions de par le monde, depuis l’Amérique latine jusqu’en Asie, en passant par l’Europe et l’Afrique. Un vaste réseau avec un centre névralgique à Paris et une antenne à Genève, étayé par le travail des volontaires (qui ont un statut spécial en France), des donations publiques et des partenariats avec des Etats ou organisations humanitaires.
«On intervient du moment où l’appel à l’aide internationale est lancé, précise Alice Moreira, porte-parole de la fondation. Une première équipe évalue la situation. Ensuite, une personne reste sur place comme chef de projet, parfois avec des assistants, pour gérer la reconstruction, en impliquant au maximum les habitants du pays. Nous formons également les personnes qui le souhaitent aux métiers de la construction et les accompagnons jusqu’à l’obtention d’un certificat professionnel.»
Car l’objectif n’est pas seulement d’aider à reconstruire mais de partager le savoir-faire technique avec la population pour qu’elle puisse y recourir après le départ des architectes secouristes. «Au Népal, nous avons construit des maisons modèles en expliquant la démarche aux habitants, raconte Claudie Delebecque. Aux Philippines, après le passage du typhon en 2013, nous avons formé beaucoup de pêcheurs comme maçons, charpentiers, ferrailleurs. Après une catastrophe, les gens ont envie de se remettre sur pied et ils sont heureux de travailler sur un chantier, d’avoir un salaire, d’apprendre un métier. Nous investissons le maximum pour faire revivre l’économie locale.»
Murs adaptés aux fêtes
Le recours aux matériaux locaux et le respect des traditions deviennent toutefois un défi d’ingéniosité quand il s’agit de rendre les maisons locales conformes aux normes de sécurité. «Nous ne venons jamais avec des idées toutes faites, nous nous adaptons à la situation, au contexte culturel et environnemental», déclare Claudie Delebecque.
En Haïti, pour la reconstruction des écoles dans des coins montagneux, l’ingénieur a opté pour l’utilisation de la roche indigène mais n’a pas hésité à renforcer ensuite les murs avec une ceinture de béton. Pour produire celle-ci en l’absence de gravier, il a fallu de nouveau recourir à la roche… en l’émiettant à coups de marteaux-massettes. Un exercice physique en plus du transfert des matériaux à pied ou à dos d’âne dans ces endroits où aucune route ne mène.
Au Népal, le consensus entre la tradition et la sécurité parasismique a marqué de son empreinte la conception de maisons modèles pour différents villages et ethnies. Ainsi, les architectes ont dû trouver des moyens pour renforcer les bâtiments autrement qu’en consolidant les murs entre les maisons mitoyennes puisque les habitants ont l’habitude de les ouvrir à l’occasion des fêtes. La tôle a été évitée dans les villages avec les toits de bardeaux. Dans l’aménagement intérieur, une attention particulière a été portée au poteau central qui a une valeur religieuse, à l’emplacement de la source d’eau par rapport à la place du feu ou encore à l’espace pour sécher les céréales.
Abris ultrarésistants
«Malheureusement, note Patrick Coulombel, nous n’avons pas pu construire tout ce qu’on aurait voulu. La situation politique du pays et les contraintes administratives rendent quasi impossible une gestion normale du chantier»: l’une de ces réalités du terrain qui font le quotidien des architectes humanitaires. Néanmoins, l’organisation espère terminer d’ici à la fin d’année deux nouveaux projets d’école, avec le soutien de la Chaîne du Bonheur, qui était également son partenaire aux Philippines et en Haïti.
Un autre partenariat sur sol helvétique relève du domaine technique: l’organisation est en train de mettre au point, avec l’aide du professeur Thomas Keller du Laboratoire de construction en composites de l’EPFL, des abris d’urgence solides et de longue durée.
«Ce sont des tentes avec des toitures en matériaux composites résistants, de taille modulable, légers et facilement transportables sur les lieux du sinistre, avec un système de chauffage et d’isolation pour y recourir dans les conditions climatiques extrêmes», explique Patrick Coulombel.
De plus, les composants pourraient être réutilisés ensuite dans les constructions permanentes: un outil «révolutionnaire» du premier secours sur les lieux d’une catastrophe et un argument pour défendre une tout autre philosophie de l’aide humanitaire.
Les failles du système humanitaire
«Nous nous battons depuis des années pour défendre la reconstruction permanente et rapide dès le début, alors que la majorité des fonds d’aide internationale vont dans les solutions temporaires, en l’absence de toute stratégie globale. C’est un gouffre à argent, qui laisse sur place des ouvrages de qualité médiocre et favorise l’apparition des bidonvilles, alors que nous proposons des projets solides où la solution d’urgence sert de base à la construction définitive», déplore l’architecte qui rêve de démolir certaines façades en trompe-l’œil du système humanitaire.
«Chacun est spécialiste en son domaine. Si je fais une comparaison avec les soins médicaux, les modes de reconstruction actuels s’apparentent à des remèdes superficiels qui camouflent le mal sans le guérir.»
Et si on prolonge le parallèle, serait-il possible, dans le bâtiment, de faire de la prévention plutôt que de soigner les blessures plus tard? «Laisser sur place des constructions viables et un savoir-faire est en soi une forme de prévention. Ensuite, tout est questions de moyens, répond le guérisseur des bâtiments. Nous collaborons avec un laboratoire de recherches pour étudier les régions à risque et élaborer des stratégies de renforcement antisismique en fonction de l’endroit, quitte à modifier les concepts architectoniques et urbanistiques, toujours en accord avec la tradition locale.» Mieux vaut prévenir que guérir: sur le terrain humanitaire, le précepte médical se révèle plus que jamais constructif.
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