Comment protéger les acteurs humanitaires dans le contexte des conflits armés anti-terroristes ?

Article paru sur le site Défis Humanitaires le 27/11/2020 par Françoise Bouchet-Saulnier

Françoise Bouchet-Saulnier revient sur l’impact des lois et sanctions anti-terroristes sur la sécurité de l’action humanitaire. Mme Bouchet-Saulnier est la directrice juridique internationale chez Médecins Sans Frontières (MSF) et l’auteure du Dictionnaire pratique du droit humanitaire (la Découverte).

Si la sécurité des acteurs humanitaire est un problème reconnu par tous, la nature des réponses à y apporter relève, selon MSF, de la réaffirmation de la légitimité de l’action humanitaire, mise à mal dans les conflits actuels, plutôt que d’une hypothétique sanction.

Le DIH construit la légitimité et la sécurité des organisations humanitaires

Faire accepter la présence des secours humanitaires dans les conflits armés internationaux et non internationaux est le résultat d’un long combat politico juridique qui a conduit à l’adoption, par tous les États, du droit international humanitaire (DIH). Les quatre conventions de Genève de 1949 ont été adoptées après la seconde guerre mondiale. C’est la quatrième convention qui établit pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’obligation de protection des civils en temps de guerre. Elle détaille les différents droits au secours et à la protection des victimes des conflits et impose des impératifs humanitaires qui limitent la nécessité militaire.

En 1977, après les guerres de décolonisation et d’indépendance, notamment celle du Biafra qui a suscité la création de Médecins sans Frontières, les conventions de Genève ont été renforcées par deux protocoles additionnels. Le deuxième protocole constitue une nouvelle révolution du DIH puisqu’il étend le droit au secours et à la protection aux victimes des conflits armés non internationaux. Cela signifie concrètement que le DIH s’impose dans les relations entre les États et les groupes armés non étatiques parties à un conflit.

Dans ces contextes, le DIH construit la légitimité et la sécurité des organisations humanitaires sur l’exigence d’impartialité, de neutralité et d’indépendance vis-à-vis de tous les acteurs du conflit, notamment les États. La présence et la sécurité d’un acteur de secours sur un terrain de conflit repose donc, selon le DIH, sur un triptyque juridique et pratique fondamental.

Les 3 pieds de ce triptyque concernent (i) le droit et la capacité des organisations humanitaires à dialoguer avec les acteurs étatiques et non étatiques de violence, (ii) celui de répondre de façon effective et impartiale aux besoins de secours humanitaires identifiés et (iii) celui de donner des garanties de ne pas donner un avantage particulier au profit d’une des parties au conflit.

C’est sur ce point que se situe le principal malentendu concernant la protection des travailleurs humanitaires dans les situations de conflit. Les attaques sur les organisations humanitaires sont une réalité tragique, mais si l’on veut améliorer la sécurité des humanitaires il est impératif que le remède proposé corresponde à un diagnostic bien posé.

Faire prévaloir le droit international humanitaire face aux règles anti-terroristes

Contrairement à certains discours simplificateurs, MSF considère que les attaques sur les humanitaires ne sont pas liées à l’absence de sanction mais à une réelle perte de légitimité et de neutralité des acteurs humanitaires dans les conflits armés impliquant des groupes armés non étatiques considérés comme criminels ou terroristes.

Prétendre protéger les acteurs humanitaires exige donc d’agir de façon concrète, lucide et courageuse pour restaurer leur légitimité et leur neutralité dans les contextes de guerre contre le terrorisme. Cela suppose notamment de faire prévaloir de façon explicite les règles du Droit international humanitaire, qui autorisent le secours humanitaires, face aux règles anti-terroristes qui, au contraire, le criminalisent. Restons simple et admettons que porter une étiquette de suspect de soutien au terrorisme aggrave de façon évidente les risques et l’insécurité des acteurs humanitaires sur les terrains de conflit.

Pourtant, à part pour en dénoncer les violations, la société civile et nombre d’acteurs humanitaires sont largement étranger au contenu du DIH. Par facilité, ils justifient leurs actions de secours sur un impératif moral, souvent financé et soutenu par leurs États d’origine. Mais, avec l’engagement des États dans la lutte mondiale contre le terrorisme, c’est tout le fragile équilibre du droit aux secours dans les conflits armés qui a été ébranlé.

Les lois anti-terroristes criminalisent tacitement l’action humanitaire

D’Afghanistan en Syrie, du Nigeria au Sahel, les acteurs humanitaires sont perçus par les États comme des alliés dans la lutte contre la violence terroriste. En retour les acteurs non étatiques perçoivent les acteurs de secours comme le bras armé des États bien éloigné de l’image de l’acteur humanitaire, neutre et impartial.

Quelques soient les efforts des acteurs humanitaires pour contrer cette perception, ils sont pris en étau par des lois anti terroristes qui leur dénient toute possibilité de neutralité et d’impartialité effective dans ces contextes.

Depuis 2001, la communauté internationale des États s’est dotée d’un arsenal répressif sans précédent dans l’histoire à travers les régimes de sanctions et les règles anti-terroristes. Adoptées dans le cadre des Nations Unies, ces règles sont déclinées dans le droit pénal de chaque État. Par souci d’efficacité de la répression criminelle, les infractions anti-terroristes sont définies très largement, souvent sans exiger une intention criminelle. Elles englobent et criminalisent ainsi tacitement l’action humanitaire sans prévoir d’exemption pour les actions conformes aux DIH.

La liste des groupes désignés terroristes au niveau des organisations internationales s’allonge de tous ceux désignés comme tel par chaque État. Ces listes sont irréconciliables pour un acteur humanitaire de terrain obligé de composer avec les contraintes posées par les différents États impliqués dans un conflit. Ces contraintes incluent de façon antagoniste les différents groupes d’opposition armées regroupés sous le vocable terroriste par chacun des États impliqués.

L’exemple du conflit en Syrie illustre l’impossible arbitrage entre les terroristes désignés par les gouvernements syrien, turc, russe, états-unien, ou par l’Union européenne, pour ne nommer que ceux-ci.

Ainsi, malgré les règles contraires du DIH, les secours aux populations présentes dans des zones contrôlées par des groupes armés non étatiques sont assimilées à du financement ou du soutien matériel aux terroristes et groupes armés criminels.

L’entrée sur des territoires contrôlés par ces groupes est également criminalisée par le droit anti-terroriste. Le contact avec les membres de ces groupes armés – autorisé par l’article 3 commun aux conventions de Genève pour organiser la sécurité des actions de secours – est interdit au titre de la complicité, l’entente ou l’association avec des groupes terroristes ou criminels. Le soin médical à des blessés et malades « suspect », ainsi que leur transport est également considéré comme une activité criminelle de soutien matériel et complicité. Ces soins médicaux donnent lieu, en pratique, à des arrestations ou des attaques dans les structures médicales humanitaires et sur le personnel en violation absolue de l’obligation de soigner sans discrimination prévu par le DIH.

MSF demande d’inclure dans les lois anti-terroristes une clause d’exemption pour l’action humanitaire

Ce risque juridique n’est pas seulement théorique. Il n’est pas non plus le fruit d’une lecture pessimiste du droit et des pratiques anti-terroriste existantes. Ce n’est pas un simple problème de respect du Droit humanitaire. C’est un défaut manifeste d’articulation juridique du droit national antiterroriste avec le droit humanitaire qui doit être reconnu et corrigé dans chaque État.

MSF a fait la dure expérience de cette réalité et a documenté depuis 2015 de telles accusations, arrestations, condamnations et attaques contre son personnel, ses patients et ses hôpitaux dans plusieurs pays en conflit en lien avec les lois et pratiques anti-terroristes.

En 2016, MSF avait alerté le comité contre le terrorisme du Conseil de sécurité de l’ONU sur ce sujet. MSF demandait d’inclure dans les résolutions anti-terroristes et les régimes de sanctions internationaux une clause d’exemption précisant que les actions de secours conduites par des organisations humanitaires impartiales conformément au Droit international humanitaire ne constituaient pas des infractions terroristes.

Cette demande est, depuis cette date, portée sans relâche par MSF, le CICR (Comité International de la Croix Rouge) et d’autres acteurs majeurs de l’action humanitaire internationale. En 2018, devant la CNH (Conférence Nationale Humanitaire), MSF avait exprimé clairement ce risque et appelé à une action de la France à ce sujet. Fin 2019, le Conseil de sécurité de l’ONU a reconnu ce danger et demandé aux États de limiter l’impact des mesures anti-terroristes sur l’action humanitaire conforme au droit humanitaire en situation de conflit. Cela s’est fait grâce à une forte mobilisation incluant la France et d’autres pays européens avec l’appui de grandes organisations humanitaires.

L’intégration du droit international humanitaire en France est encore très imparfaite

Si les lignes ont commencé à bouger au niveau international, elles restent figées au niveau interne en France.

L’intégration du droit international humanitaire dans le droit français est encore très imparfaite puisque, par exemple, le code de procédure pénale ne prévoit pas la possibilité pour le juge français d’appliquer les conventions de Genève. Dans ces conditions, comment le juge français peut-il prendre en compte le droit humanitaire international dans ses arbitrages sur l’application du droit français anti-terroriste ? Ceci est d’autant plus problématique que c’est le DIH qui contient la définition des organisations humanitaires impartiales et du personnel protégé qui peut agir dans les conflits.

Le droit pénal français ne contient pas non plus de clause reconnaissant le caractère légitime des acteurs et actions humanitaires face aux infractions terroristes non intentionnelles telles que le financement. Intégrer une clause d’exemption humanitaire dans le droit pénal national est la seule façon de reconnaitre et de faire reconnaitre la légitimité et le statut protégé du personnel humanitaire sur les terrains de conflit. Cela permet de lever l’ambiguïté autour des accusations de complicité criminelle portées contre les organisations de secours. Cela permet également de limiter la mise en accusation d’un humanitaire français devant les tribunaux d’un autre pays.

Comment les acteurs humanitaires pourraient-ils clarifier leur statut juridique légitime et protégé dans les pays en conflit si les gouvernements de nos propres pays préfèrent conserver l’ambigüité pénale sur leur statut et leurs activités ?

En agissant ainsi, la France donnerait une protection réelle et pas seulement symbolique aux acteurs humanitaires français. Elle donnerait aussi un exemple fort à tous les pays dans lesquels les acteurs humanitaires, français ou non, sont déployés.

La faisabilité juridique de cette clarification est déjà prouvée par l’adoption de clause d’exemption humanitaire dans le droit national de plusieurs pays occidentaux et du Sud. MSF a partagé ces exemples concrets avec les autorités françaises mais sans résultats à ce jour. L’exemption humanitaire inclue dans la nouvelle loi antiterroriste du Tchad est à souligner, soutenir et dupliquer dans tous les autres pays en conflit ou pas.

La lutte contre l’impunité ne suffira pas à renforcer la sécurité des acteurs de secours

Pourtant, malgré les concertations entreprises, les propositions actuelles du gouvernement français mettent principalement l’accent sur la lutte contre l’impunité et le renforcement des sanctions contre les auteurs d’attaques sur les acteurs humanitaires. Ces propositions peuvent avoir un impact symbolique sur l’opinion, mais la sécurité des acteurs de secours ne relève pas des symboles ni des illusions sécuritaires et juridiques qui les sous-tendent.

En effet, il ne faudrait pas laisser croire que l’impunité des attaques contre les acteurs humanitaires est liée au fait que ces crimes ne seraient pas déjà inscrits dans le droit international et national existant. Au regard du Droit international humanitaire, l’attaque d’un acteur de secours est un crime de guerre. Au regard du droit anti-terroriste et de tous les codes pénaux nationaux, c’est un crime terroriste ou un assassinat. Lutter contre l’impunité ne suppose pas de créer une nouvelle infraction dans laquelle chaque pays décidera lui-même qui est un acteur humanitaire autorisé ou pas à agir sur son territoire. Cela signerait la disparition du droit d’accès pour les organisations humanitaires impartiales et un retour au droit des États en conflit de contrôler les secours.

L’impunité pour les attaques contre les acteurs humanitaires a les mêmes causes que tous les autres crimes commis dans les conflits. Hors, il est particulièrement difficile de mener des enquêtes impartiales permettant l’établissement des faits et des responsabilités dans des contextes de propagande et de violences armées. Ceci est encore plus évident quand il s’agit d’enquêter sur les attaques commises par des forces armées étatiques. La Cour pénale internationale en fait l’expérience ainsi que tous les tribunaux nationaux saisis de faits commis à l’étranger.

Concernant les attaques commises par les individus ou groupes armés non étatiques terroristes, le droit pénal existant au niveau national ou international est le plus complet jamais mis à la disposition des Juges et des États. La difficulté, dans ce cas, consiste à appréhender vivants des individus qui sont le plus souvent tués dans des opérations militaires et sécuritaires spéciales. S’ils paraissent rarement devant les tribunaux, on ne peut pas pour autant parler d’impunité en ce qui les concerne.

Dans ces conditions, il est difficile de voir en quoi la menace d’une nouvelle sanction améliorera la sécurité des acteurs humanitaires. En effet, cette menace existe déjà et elle n’a que peu d’impact sur les attaques commises par les gouvernements. Concernant les groupes armés non étatiques, la menace d’une sanction nouvelle semble encore moins dissuasive puisque ces individus sont déjà considérés par les droits nationaux des pays comme des criminels terroristes même en dehors d’attaque spécifique sur les acteurs humanitaires.

La priorité pour la France est de restaurer la légitimité du statut humanitaire dans les lois anti terroristes

C’est pour cela qu’MSF s’est clairement distancié de certaines propositions françaises en insistant sur la priorité pour la France de contribuer activement à restaurer la légitimité du statut humanitaire protégé par le DIH dans les lois antiterroristes nationales et internationales. Il s’agit d’un préalable à toute autre velléité de protection. C’est aussi une nécessité urgente pour limiter l’insécurité à laquelle nous sommes confrontés quotidiennement sur les terrains de conflit.

Nous attendons avec beaucoup d’impatience une prise de position claire du Président Macron concernant l’exemption de l’action humanitaire vis à vis des infractions terroristes en situation de conflit. Nous savons que cette action requiert clairvoyance et détermination au plus haut niveau politique pour éviter la surdité et les fausses prudences administratives. Nous constatons malheureusement que la CNH 2020 n’a pas retenu la participation d’MSF dans sa table ronde sur le contre-terrorisme mais l’a inclus dans les débat plus généraux de la table ronde sur le DIH.

En attendant que notre appel soit entendu des vrais décideurs, nos actions sur les terrains de conflit resteront livrées à l’ambiguïté juridique, privées du soutien auquel nous devrions avoir droit dans une démocratie humaniste respectueuse de ses engagements en matière de droit humanitaire.


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