«Il faut 3 à 4 ans de travail pour se faire tolérer par Boko Haram»

Article paru sur le site du journal Le Temps le 04/02/2017

Le CICR est l’une des rares institutions à parler avec l’Etat islamique, les talibans ou les djihadistes nigérians. Son directeur Yves Daccord, reconduit jusqu’en 2020, explique comment aider les populations dans un monde toujours plus incertain

Les guerres ne sont pas plus nombreuses qu’avant, ni plus meurtrières, mais elles sont plus compliquées. Un vrai casse-tête pour le Comité international de la Croix Rouge (CICR) qui a dû prendre en compte des nouveaux belligérants, tel que l’État islamique.

Comme l’explique son directeur général, Yves Daccord, les guerres interétatiques classiques ont presque disparu pour laisser la place à des conflits civils, où des puissances régionales se battent par groupes armés interposés, les «proxys». En ce début d’année, le monde semble très instable et les perspectives bouchées, concède l’ancien délégué, sémillant jeune homme de 52 ans, aux allures de clergyman et à l’esprit pétillant, qui dirige une vieille institution de plus de 16 000 collaborateurs.

Le Temps: Avec l’élection de Donald Trump, doit-on craindre de nouvelles guerres?

Yves Daccord: Commençons avec ce qui peut représenter un gage de stabilité. Il y a dans la nouvelle administration américaine quelques hauts responsables, comme le secrétaire à la défense (James Mattis, ndlr), qui incarnent une certaine forme de continuité. Parce qu’ils étaient en Irak ou en Afghanistan, le CICR les connaît bien et a pu travailler avec eux. Depuis des années notre dialogue avec les autorités américaines est constructif et nous comptons bien que cela continue. Pour le reste beaucoup d’incertitudes demeurent sur ce que sera la politique américaine au Moyen-Orient ou en Ukraine par exemple.

Globalement, le monde n’est-il pas devenu plus instable?

Nous ne pouvons plus compter sur des pôles de stabilité inamovibles: ils se déplacent, changent et se multiplient. Cette tendance s’accélère et nous glissons vers un monde de plus en plus multipolaire. Les Etats-Unis avec l’élection de M. Trump, le Royaume-Uni depuis le référendum sur le Brexit ou même les Philippines du président Duterte sont devenus moins prévisibles, et moins qu’avant des pivots de la stabilité internationale. Si l’Europe de l’est et notamment l’Ukraine sont un foyer de tensions, le nord et l’Allemagne sont en revanche des piliers solides.

L’Allemagne ne devrait-elle pas faire plus pour promouvoir la paix?

Elle fait beaucoup et s’est énormément impliquée politiquement en Ukraine, pour promouvoir les accords de Minsk, sur le dossier iranien aussi, au sein du groupe P5 + 1, pour obtenir un accord sur le nucléaire. L’Allemagne a donc évolué, et cela se traduit aussi dans son engagement financier pour soutenir le CICR, en constante augmentation.

Les victoires russes en Syrie portent-elles l’espoir que les armes se taisent bientôt?

La situation reste celle d’un conflit. Un des indicateurs essentiels sur le plan humanitaire nous est donné par l’état des trois grands systèmes que sont la santé – qui inclut l’eau et l’assainissement – la fabrique sociale et l’éducation. Aujourd’hui, les trois sont au bord de l’implosion. La plupart des écoles sont fermées, la population souffre de pénuries graves et répétées d’eau, d’électricité et de nourriture. Au niveau social, le pays est déchiré entre communautés antagonistes. Je ne vois pas de progrès possible rapidement. D’ailleurs la reprise d’Alep par le pouvoir central n’a pas permis de booster l’aide humanitaire. Le premier signal d’une amélioration viendra quand les déplacés commenceront à rentrer chez eux.

Les Russes sont-ils vos partenaires en Syrie?

Sans surprise, lorsqu’un Etat s’implique dans un conflit, ses relations avec nous s’intensifient. Avec la Russie, notre dialogue porte sur des aspects très concrets. Et sur ce terrain-là, les Russes sont de bons interlocuteurs. Ce ne sont pas les seuls, nous avons des canaux de communication plus ou moins intenses avec l’ensemble des belligérants: les groupes armés, le régime, diverses puissances étrangères…

Même avec Daech?

Nous avons eu des contacts avec des responsables locaux dans des zones tenues par le groupe Etat islamique ou par d’autres groupes armés d’ailleurs, ce qui y rend possible certaines opérations humanitaires. Mais il s’agit là d’un dialogue minimal. Nous avons des contacts plus soutenus avec ce groupe dans d’autres pays comme le Yémen par exemple. Nous entretenons également des relations plus denses avec les talibans afghans qui nous permettent d’aborder des sujets qui ont trait à ce qu’on qualifie de conduite des hostilités. On parle de la protection des civils, de la mission médicale ainsi que du traitement des prisonniers.

Comment les conflits ont-ils évolué ces dix dernières années?

Nous assistons à une utilisation plus grande des nouvelles technologies et à une fragmentation des acteurs non étatiques. C’est clairement le cas en Syrie avec la multiplication des groupes armés, la disparition des chaînes de commandement vertical et l’implication des puissances régionales. Au Congo aussi, des petits groupes apparaissent à la faveur de scissions et de changements d’alliance.

Quel impact sur l’action humanitaire?

Beaucoup d’ONG n’ont plus la possibilité d’intervenir, car l’atomisation des protagonistes accroît les dangers. Prenons le Nigeria, il faut 3 à 4 ans de travail pour se faire «tolérer» par Boko Haram. Seuls MSF et le CICR ont les moyens, les équipes et la volonté pour mener cette mission.

N’y a-t-il plus que le CICR et MSF sur le champ de bataille?

Il y a davantage d’ONG internationales présentes autour des zones de conflit, mais moins dans les zones elles-mêmes. Les humanitaires sont nombreux en en Jordanie ou au Liban par exemple, mais moins en Syrie. Le tournant est venu avec les printemps arabes. On peut parler d’un avant et d’un après 2011. Avec les nouveaux dangers auxquels les personnels humanitaires sont confrontés, les grandes ONG et les agences onusiennes préfèrent parfois sous-traiter leur mission à des structures locales.

Cela peut être pertinent dans le cas d’une catastrophe naturelle, car l’ONG locale connaît mieux le terrain pour acheminer l’aide d’urgence. Mais dans le cas de conflits qui durent et qui s’accompagnent de leur cortège de fléaux, il est essentiel de garder la plus grande proximité possible avec les bénéficiaires. Ce, pour assurer la qualité de l’aide aussi bien que pour garantir le respect d’impartialité. On verra très vite qu’entre 25 et 30% de l’aide à destination de la Syrie a été détourné par des acteurs locaux, proches du régime ou des groupes armés. Deux enquêtes publiques sont ouvertes aux USA et au Royaume-Uni.

Les expatriés sont-ils davantage ciblés que les collaborateurs locaux?

Parfois oui et il y a des incompatibilités. C’est pour cela que nous devons diversifier au maximum les pays où nous recrutons. Les citoyens d’un pays donné ne peuvent pas être déployés partout. Si un Etat participe à un conflit, nous n’envoyons pas ses ressortissants dans la région concernée. Ainsi pas de Français ou de Britanniques en Irak et en Syrie. Pour d’autres raisons, il est impossible d’envoyer des délégués blancs au Mali. En général, les passeports brésiliens, kényans et suisses restent de bons sésames.

Des décisions de politique intérieure peuvent-elles détériorer l’image d’un pays et mettre en danger ses ressortissants à l’étranger? Quel impact a eu par exemple l’initiative sur les minarets en Suisse?

Cela dépend de la médiatisation à l’étranger. Il suffit que quelqu’un s’en empare sur les réseaux sociaux et crée le buzz sans contextualiser l’objet ou le résultat du vote pour qu’en effet les citoyens de tel ou tel pays soient mis dans une situation plus risquée. L’interdiction des minarets nous a beaucoup inquiétés au CICR, notamment après des manifestations dans certains pays musulmans. Donc oui, une décision politique prise en Suisse et mal comprise peut avoir un impact sur le déploiement des délégués suisses.

Le CICR, sous votre houlette, est sorti de ses champs d’action traditionnels pour intervenir dans des domaines éloignés des Conventions de Genève…

Notre champ d’action principal reste les conflits armés. Nous sommes fidèles à notre engagement originel en faveur du respect des conventions de Genève, mais nous tenons compte d’un environnement qui a changé. D’une part les besoins ont évolué, d’autre part, dans certaines régions, nous sommes les seuls humanitaires présents. Impossible de se cantonner à la visite des prisons et de faire la sourde oreille aux demandes qui nous sont transmises. Les gens veulent un soutien psychologique, de l’électricité ou du Wifi. Nous avions l’ambition de répondre à plus de besoins et nous avons pris le risque de faire plus, mais même plus ce n’est jamais assez.

Cela implique-t-il que vous allez multiplier vos activités?

Non, nous n’avons pas vocation à tout prendre en charge. On nous demande de plus en plus souvent de nous occuper d’éducation, ce qui nous éloignerait de nos préoccupations premières. Devant ces requêtes que nous ne pouvons satisfaire, nous cherchons des partenaires qui peuvent y répondre mieux que nous ou nous aider. La prise en charge, dans les zones de conflit, des patients atteints de maladies chroniques graves et non transmissibles fait partie des nouvelles attentes auxquelles le CICR doit répondre. Dans le domaine médical et technologique notamment, nous avons développé des partenariats avec des entreprises privées. Roche par exemple nous donne de l’insuline pour le Yémen. Philips développe des nouveaux outils légers et peu coûteux en énergie pour faire des radiographies.

Votre budget a explosé. Craignez-vous de ne pouvoir le boucler à l’avenir?

Depuis 2013, notre budget opérationnel a augmenté de 50%, mais nous n’allons pas croître de manière incontrôlée. Nous bénéficions d’un fort soutien tout en étant conscient que la situation économique mondiale est fragile. Du côté de Washington, nous comptons sur le soutien bipartisan du Congrès. A moins que la nouvelle administration décide de coupes linéaires dans tout le budget, je suis confiant que les Etats-Unis resteront un de nos plus gros bailleurs de fonds.

La Chine pourrait-elle devenir un nouveau contributeur?

L’aspect financier n’est que le signe de l’intérêt croissant de ce pays pour nos activités. Ce qui me réjouit c’est que la Chine réfléchisse sur les questions du Droit humanitaire, qu’elle se positionne sur ces questions de fond. Par ailleurs, elle s’intéresse aux missions de maintien de la paix, du fait peut-être de son attachement à la stabilité et elle apprécie l’engagement non-partisan du CICR dans les zones de conflit. Avec un relais comme la Chine au sein du Conseil de sécurité, nous pourrions certainement faire mieux respecter les Conventions de Genève dans les conflits armés.

Vers quelle région de la planète doit se fixer notre vigilance en 2017?

La région du lac Tchad en Afrique ou encore la Libye, qui est au centre de nombreux enjeux, les migrations, les trafics, de nombreux groupes armés: tout mène à ce pays où règne un conflit qui affecte toute la région.

Pourquoi avez-vous rempilé après avoir affirmé votre intention de partir?

On m’a demandé de continuer jusqu’en 2020 pour assurer au CICR une certaine stabilité dans un monde de plus en plus imprévisible et violent, où les besoins et les défis humanitaires sont énormes. Et aussi pour poursuivre l’adaptation de notre organisation aux réalités d’aujourd’hui et préparer demain. Ma passion du CICR a été la plus forte.


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