Rony Brauman : « Les pandémies font partie de l’existence humaine »
Article paru sur le site du journal Le Monde le 04/05/2020 par Béatrice Gurrey
L’ancien président de Médecins sans frontières met en garde contre la mise en place d’outils de traçage électronique, qu’il juge « extrêmement dangereux ».
Président de Médecins sans frontières (MSF) pendant douze ans, de 1982 à 1994, Rony Brauman, 69 ans, a fait face à de nombreuses épidémies sur le terrain. Ancien professeur à Sciences Po, il a écrit plusieurs livres dont le dernier s’intitule Guerres humanitaires ? Mensonges et intox (Textuel, 2018).
Dans la gestion d’une épidémie, il existe « un outil immatériel et essentiel qui s’appelle la confiance », disiez-vous à propos du choléra en Haïti, en 2010. Est-ce vrai dans l’absolu ?
Je le disais à propos des Etats, mais aussi de l’Organisation mondiale de la santé [OMS] et je le redis aujourd’hui. Oui, je pense que c’est une réalité observable partout, puisqu’il s’agit dans les épidémies d’obtenir, jusqu’à un certain point, une modification des comportements habituels. Ebola ou le SRAS requièrent beaucoup plus de changements que le paludisme ou la méningite, par exemple, mais, à partir du moment où les relations entre les individus sont mises en cause – du fait que toute personne peut être à la fois une aide et une menace pour les autres –, le désarroi que provoque cette réalité doit trouver un remède dans une position d’autorité qui inspire la confiance.
Quand on n’a pas cette confiance, l’autorité s’exerce par la dureté. Le confinement extrêmement brutal imposé par les Chinois n’aurait sans doute pas été pensable ailleurs. Mais il est payé en retour d’une méfiance systématique et d’une protestation qui obèrent les résultats à moyen terme.
Même dans un régime autoritaire, l’efficacité de mesures antiépidémiques repose largement sur une relation plus ou moins confiante entre population et autorités. Les mesures d’ordre policier ne sont pas tenables durablement. Vous pouvez contrôler des comportements dans une certaine zone, pendant une certaine période, mais pas partout ni tout le temps. Le fait que les gens adoptent progressivement d’autres habitudes dans la durée, en rapport avec la confiance qu’ils accordent à ceux qui les prescrivent, c’est bien là que réside une des clés du succès dans la lutte contre une épidémie.
La Chine, à l’origine de la pandémie, s’en est pourtant sortie assez vite…
Aujourd’hui, les autorités admettent, semble-t-il avec une honnêteté nouvelle, qu’un risque de deuxième vague épidémique existe. Donc ne parions pas trop rapidement sur une sortie de crise en Chine.
Par ailleurs, il y a une très large protestation contre le traitement odieux infligé aux premiers médecins qui ont révélé la situation. Puis la dissimulation du caractère de transmission interhumaine jusqu’à pratiquement la fin janvier. Rien de tout cela n’a échappé à la population chinoise ni aux pays environnants. La confiance en a été évidemment minée, même si elle n’est jamais absente partout et en même temps. On sait aussi que les chiffres sont délibérément manipulés.
Angela Merkel est celle qui semble avoir le plus inspiré cette confiance à ses concitoyens. Pourquoi ?
La chancelière allemande a fait à peu près l’inverse des autorités françaises. Proposer plutôt qu’imposer, et démarrer avec des mesures de traçage ciblées. Elle a utilisé le tissu industriel, beaucoup plus fort en Allemagne, pour permettre la production massive de tests sérologiques et de masques. Ses annonces étaient beaucoup moins solennelles, moins triomphalistes, plus pratiques, avec une grande cohérence. Le début de l’attaque de l’épidémie a été très contrasté entre la France et l’Allemagne et, apparemment, beaucoup plus payant dans ce pays, tant sur le plan épidémiologique que politique.
Ce niveau de confiance semble s’éroder de jour en jour en France. Est-ce justifié ?
En France, la première réunion de crise sur le Covid-19 se termine par une annonce sur les retraites et donne l’impression d’une instrumentalisation à d’autres fins que la lutte contre l’épidémie. Suivent plusieurs déclarations mensongères sur les masques et les tests, puisque, de toute évidence, il s’agissait d’habiller la pénurie.
Des injonctions contradictoires contribuent également à miner la confiance : on décrète le confinement, mais on a autorisé les élections ; on préconise les gestes barrières, mais le président s’affiche à l’occasion d’un spectacle ; on autorise un match de foot alors que l’on ferme les écoles, etc. Les autorités paient durablement, et peut-être excessivement, ces erreurs qui ont érodé la confiance. Je ne souhaite qu’une chose, c’est qu’elle soit reconstruite, mais cela dépend largement du pouvoir.
La peur ancestrale que réveille une épidémie est-elle irréductible ?
C’est ce que nous enseigne l’histoire. La crainte de la maladie est un sentiment universel que j’ai pu observer tout au long de mon parcours avec Médecins sans frontières. Ce que les êtres humains ont en partage, ce n’est pas une morale commune, mais la conscience de leur commune vulnérabilité.
La peur des épidémies est une sorte d’invariant anthropologique qui connaît malgré tout des exceptions. Des gens de ma génération ont connu la grippe asiatique [grippe de Hongkong] de 1968-1969, plus d’un million de morts dans le monde, plus de 30 000 morts en France, et, curieusement, l’épidémie n’a laissé aucune trace.
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Cette exception tient peut-être au terme banal, ou banalisé, de « grippe », qui la sort de la gangue de peur, voire de terreur, attachée aux épidémies. Même avant l’apparition d’un vaccin, la grippe ne faisait plus vraiment peur en dépit du fait que, depuis la peste noire du XIVe siècle, c’est la maladie qui a fait le plus de morts à l’échelle mondiale. Elle tuait des gens dans la force de l’âge, et chaque famille, quasiment, en a été frappée. Mais cette mémoire a été recouverte par celle de la guerre de 1914.
Dans quelle mesure les habitudes culturelles des peuples jouent-elles un rôle déterminant dans la maîtrise d’une épidémie ?
L’habitus, ce qui est profondément inscrit dans les façons de faire, comme la poignée de main et les embrassades en Europe ou le salut à distance en s’inclinant en Asie, est déjà fondamental dans la transmission d’un virus.
Mais il y a aussi des usages beaucoup plus récents, induits par des événements : ainsi de la généralisation du port du masque en Asie et de la distanciation sociale accrue depuis les épisodes de SRAS. Ces épidémies ont laissé de multiples traces dans la population, mais aussi chez les politiques et les scientifiques, qui ont beaucoup mieux étudié ces virus et appris à y faire face. D’où, après cette période de dissimulation, une impressionnante réactivité de Pékin, mais aussi de Taïwan, de Singapour, de Hongkong ou de la Corée du Sud.
Pour rappeler à quel point le contexte compte, la remarquable réaction de Taïwan, avec des méthodes démocratiques et une conscience très précoce et très élaborée du risque viral, a été totalement occultée, alors qu’elle avait valeur d’exemple. Notamment parce que l’OMS a cédé aux pressions de Pékin qui voulait marginaliser le plus possible Taïwan, pays dirigé par une présidente indépendantiste. S’il y a bien un autre invariant dans une situation épidémique, c’est l’intrication du politique et du biologique.
La mesure de confinement accentue les inégalités sociales, mais semble inévitable. Est-elle arrivée assez tôt ?
Aujourd’hui, on commence à s’interroger sur les vertus du confinement. Certaines études lui attribuent une qualité très importante, celle d’avoir épargné des vies par dizaines de milliers. D’autres analyses, non moins sérieuses, mettent en cause ce mérite.
Je me garderai de faire le prophète d’après-coup. J’étais d’accord avec le confinement comme pis-aller, dans la mesure où nous ne disposions pas des tests et des masques qui auraient permis le traçage et la protection. C’est parce que ce n’était pas possible que le confinement devenait une mesure justifiable. Il aurait été difficile de l’imposer plus tôt, car elle suppose une adhésion de la population et une prise de conscience, forcément progressive, du danger. C’est probablement dans un an, au printemps 2021, que l’on aura le recul nécessaire pour comparer la situation de foyers épidémiques traités de façon différente.
Quelles sont à votre avis les erreurs à éviter pour le déconfinement ?
Je pense qu’il faut avoir à l’esprit le caractère évolutif, non seulement de l’épidémie, mais des attitudes et des comportements de la population. Il faut tenir compte de l’intégration progressive par les gens du risque viral et des mesures physiques à adopter. Autrement dit, s’appuyer sur la capacité des gens à tenir ces mesures plutôt que de tenter de les imposer. Il y a un cercle vertueux de la confiance comme il y a un cercle vicieux de la défiance. Ce n’est jamais du 100 %, cela se construit dans le temps.
Mais l’infantilisation et la défiance à l’égard de la population sont une marque historique et tenace des autorités françaises. Tenter d’imposer le confinement aux seniors était ridicule et intenable. Ils n’ont aucune envie d’attraper cette maladie !
Quant au pourcentage d’irréductibles, ce n’est pas à partir de ces gens-là qu’il faut édicter la loi du groupe. Il faut tabler sur la responsabilité des individus et leur compréhension du fait que le savoir évolue sur ce virus. On ne sait pas encore pourquoi l’Europe centrale semble très largement épargnée, tandis que l’Europe de l’Ouest est beaucoup plus touchée. Il faut partager ces questions. Cela perturbe, cela déstabilise, mais contribue à construire la confiance. Chacun sait dans son for intérieur que nul n’est omniscient.
Sur le plan concret, je privilégierais plutôt un traçage humain qu’un traçage électronique. Je suis un peu effrayé de mesures qui peuvent s’inscrire dans une stratégie de surveillance policière généralisée. C’est extrêmement dangereux, car on ne sait pas ce que l’avenir politique nous réserve. En revanche, la stratégie de traçage et de visite à domicile, proposée par le professeur [Renaud] Piarroux, à laquelle MSF et la Croix-Rouge sont associés, permettrait un traitement humain de l’épidémie dans tous les sens du terme. La présence, l’intelligence, la relation humaines me paraissent préférables à des outils désincarnés et potentiellement dangereux.
Devrons-nous vivre désormais sous la menace perpétuelle d’une pandémie mondiale ?
Ah mais, c’est le cas depuis longtemps ! La différence, maintenant, est que nous le vivons de façon consciente. Tous les gens qui étudient les épidémies ont cette réalité en tête depuis plusieurs décennies. Cela fait partie de l’existence humaine.
Mais cela veut dire aussi qu’il faut consacrer des ressources importantes à la compréhension et à la préparation des épidémies. Comprendre la dynamique des épidémies, et donc les combattre, passe aussi bien par la génomique que par l’anthropologie, par la biologie moléculaire que par la géographie ou par l’histoire – par la recherche scientifique au sens le plus large du terme. C’est hélas le contraire qui se passe : les budgets consacrés à la recherche sont en constante restriction ; les moyens des hôpitaux sont sans cesse confrontés à une logique comptable et managériale qui a envahi le domaine de la santé.
Que nous a déjà appris cette épidémie qui soit essentiel pour l’avenir ?
Vu depuis ma fenêtre, car il y a bien entendu d’autres considérations, cette épidémie a donné lieu à une vague de contributions, de pensées, extrêmement stimulantes. A partir de l’épidémie, on voit comment des formes d’organisation sociale ont ouvert de véritables autoroutes aux virus : que ce soit dans l’élevage industriel où la reproduction des poulets ou des porcs, de génome identique en génome identique, favorise la transmission, ou dans l’intrication des animaux sauvages et domestiques au bord des grandes métropoles du Sud ou d’Asie. Bref, les modèles de l’urbanisation, de l’élevage, de l’alimentation, doivent être considérés sous un autre angle que celui de la rentabilité immédiate et de l’usage quotidien.
Cette épidémie nous incite à porter notre regard au-delà de l’horizon immédiatement perceptible. J’essaie d’éviter de confondre ce à quoi j’aspire et ce que je peux prévoir. En tout cas, c’est déjà cela, outre le fait, qu’elle nous rappelle, depuis qu’on a la notion de contagion, que nous sommes partagés entre une exigence de solidarité dans le danger et une méfiance envers les autres potentiellement porteurs de ce danger. Cette dissonance cognitive est très difficile à vivre, mais c’est cela sans doute avec lequel il va falloir apprendre à composer.
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