Syrie : le prix de l’inaction

Article paru sur le site du journal Libération le 02/03/2020 par Par Bernard Guetta, eurodéputé

Après les raids syriens contre Idlib, la Turquie a décidé de laisser marcher vers la Grèce les réfugiés qu’elle s’était engagée à retenir sur son territoire. L’Union européenne doit désormais sortir de sa passivité, venir à l’aide des réfugiés et faire cesser l’affrontement syro-turc.

L’inaction aussi a son prix et il est plus que temps d’en sortir car… Rappelons l’enchaînement qui a conduit au chaos qui s’installe aux frontières de l’Europe. En Syrie, malgré la France, Barack Obama n’avait pas voulu faire respecter les lignes rouges qu’il avait lui-même tracées à Bachar Al-Assad. Son successeur s’est ensuite largement retiré du Proche-Orient pendant que l’Europe décidait de ne pas agir seule. La Russie s’est engouffrée dans ce vide pour reprendre pied dans la région aux côtés des régimes de Damas et de Téhéran.

La Russie est redevenue acteur mondial pendant que les démocraties occidentales se repliaient et Vladimir Poutine a alors décidé d’en finir avec le conflit syrien. Idlib, à la frontière turque, cette dernière poche de l’opposition où 900 000 déplacés avaient trouvé refuge sous la bien relative protection d’avant-postes turcs, Idlib devait tomber. Dans un espace aérien contrôlé par l’armée russe, l’aviation syrienne a donc entrepris de bombarder ces 900 000 malheureux, pris dans une nasse, sans hôpitaux, sans ravitaillement, sans possibilité de fuir car la Turquie avait fermé sa frontière et… Eh bien rien, toujours rien car, hormis la France et un peu l’Allemagne, personne n’a rien fait et c’est ainsi qu’on en est arrivé à la dernière conséquence en date de l’inaction européenne et américaine.

Ne plus rester passifs

Recep Erdogan a décidé de venger l’assaut syro-russe contre ses avant-postes. Il relève le gant, riposte aux frappes syriennes et, par là même, à la Russie et, afin de nous amener à bouger, nous, les Européens, il laisse désormais marcher vers la Grèce les réfugiés qu’il s’était engagé à retenir sur son territoire. Parce qu’elle nous semblait moins coûteuse, nous avons préféré l’inaction à l’action mais nous ne pouvons plus maintenant rester passifs, nous, les 27 Etats membres de l’Union européenne. L’Union ne peut plus, tout à la fois, se montrer coupable de non-assistance à 900 000 personnes en danger, laisser les conflits se multiplier à ses frontières, assumer une telle passivité, hurler son inexistence et finir par se laisser entraîner elle-même dans ce qu’elle craint tant : le retour de l’histoire et des guerres.

A 27 Etats et même 28, si la Grande-Bretagne se joignait à nous, nous avons bien assez d’appareils pour fermer le ciel de cette région à l’aviation syrienne et, d’une pierre quatre coups, mettre fin au martyre des déplacés d’Idlib, faire cesser les affrontements syro-turcs, écarter la possibilité d’un conflit russo-turc et conduire la Turquie à renoncer au chantage à l’ouverture de ses frontières avec l’Union.

Il ne s’agirait pas pour nous d’aller renverser le régime syrien. Ce ne serait pas entrer en guerre avec lui mais cette ingérence, que l’humanité et nos intérêts commandent, nous mettrait, c’est un fait, face à la Russie, aujourd’hui maître du ciel syrien. Un rapport de force est là et il est tellement en notre défaveur que les aviations européennes n’auraient pas les moyens d’intervenir sans la mobilisation de moyens américains par l’Otan.

Dans un temps où Donald Trump se retire de partout, il ne serait certainement pas aisé de le convaincre d’intervenir à nos côtés. Ce ne serait au demeurant pas indispensable et pourrait même être contre-productif mais au moins pouvons-nous faire valoir aux Etats-Unis qu’en nous refusant leur soutien logistique, c’est eux qui rendraient l’Otan caduque. Cela, les Américains l’entendraient et le drame d’Idlib et ses développements avèrent ainsi les différences de priorités entre les Etats-Unis et l’Union européenne, la nécessité qui en résulte d’une autonomie stratégique de l’Europe et le besoin de pérennité de l’Alliance atlantique au sein de laquelle il doit maintenant y avoir répartition des tâches entre ses piliers américain et européen.

Pour nous Européens, cette crise est un test. Avons-nous assez de lucidité pour comprendre les dangers que nous fait encourir le chaos à nos marches ? Assez de volonté pour prendre les responsabilités que cela implique ? Assez d’unité pour faire exister l’Union face aux défis qui la menacent ? On ne sait pas. Je ne sais pas mais la certitude est que notre intérêt ne serait ni de faire une moquerie de nos principes d’humanité en nous désintéressant du sort des 900 000 d’Idlib, ni de laisser se développer deux nouvelles guerres à nos frontières, ni de voir les extrêmes droites faire leurs choux gras de nouveaux afflux de réfugiés, ni de nous déchirer à nouveau entre pays respectueux du droit d’asile et régimes qui ne voient là que vieilleries mortifères.

De la nécessité d’une défense européenne

Lorsqu’on ignore l’incendie, l’incendie vous gagne et notre intérêt ne serait pas non plus, certainement pas, de ne pas même savoir mobiliser nos aviations à l’heure où nous admettons enfin la nécessité d’une défense européenne. Nous mettons en chantier un tank et un avion de combat. Il y a des soldats estoniens au Mali et français en Estonie. Pas même à Varsovie, l’idée d’une Défense commune n’est plus récusée nulle part et nous ne trouverions pas la volonté commune, pas même à quelques-uns, d’aller organiser une no-fly zone au-dessus d’Idlib ?

Si nous y renoncions, renonçons immédiatement à toute ambition d’exister. Devenons, mais sans droit de vote, sujets américains ou vassaux de la Chine et marches de la Russie. Ne parlons plus d’Europe unie car, enfin, voyons le monde. Emmanuel Macron a froissé plus d’une capitale en constatant la «mort cérébrale» de l’Otan mais que faudrait-il dire si l’Alliance atlantique laissait la deuxième de ses armées, l’armée turque, seule face à l’armée russe sans laquelle Bachar Al-Assad n’aurait jamais pu la frapper ?

Beaucoup diront sans doute que très bien, parfait, que Recep Erdogan n’a que ce qu’il mérite et que tant pis pour ce dictateur toujours plus fou, mais non ! Il faudrait alors constater qu’il n’y a plus du tout d’Otan, qu’elle n’est pas cérébralement morte mais morte tout court puisqu’il n’y a plus de pilote à Washington, pas d’Europe pour savoir réagir quand tout la menace et moins encore d’Europe de la Défense. Attention ! Si nous ne faisons rien, si nous ne réagissons pas plus qu’en Géorgie hier et qu’en Ukraine aujourd’hui, nous aurons alors informé le Kremlin que rien ne lui est interdit puisque la Maison Blanche est ailleurs et que nous n’avons pas l’audace d’exister.

C’est ainsi qu’on va aux guerres, et dans les plus mauvaises conditions. A coup sûr, c’est également ainsi qu’on raterait l’occasion d’ouvrir des discussions avec la Russie sur la recherche d’un modus vivendi entre ces deux piliers du continent Europe que sont l’Union européenne et la Fédération de Russie. Il faut, bien évidemment, parler au président russe. C’est nécessaire. Il est toujours plus indispensable de chercher avec lui les voies d’une coexistence puis d’une coopération mais il faut, pour cela, une Union forte. Il faut pouvoir parler d’égal à égal avec le plus étendu des pays du monde et ce n’est pas en le laissant faire à Idlib que nous y parviendrons.


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