Politique étrangère : « La France doit renouer avec un idéal pragmatique »

Chronique «Etat d’esprit, Esprit d’Etat » parue sur le site du Point le 21/08/2017 par Caroline Galactéros

Un été dangereux. Sans même parler de l’Afrique qui se disloque en silence, l’Europe subit une crise migratoire qui ne faiblit pas, toujours traitée avec une indolence ahurissante, et la poursuite des attentats, comme d’une violence communautaire « perlée » largement impunie, en France et en Espagne notamment. En Asie, le Pakistan est fragilisé, l’Afghanistan plus instable que jamais et, bien sûr, les dernières rodomontades de Pyongyang, qui a failli aller trop loin et s’exposer au pire, inquiètent. Car le problème reste entier et le niveau de provocation du régime de Corée du Nord constitue plus que jamais l’un des curseurs du rapport de force entre Washington et Pékin.

Un dangereux été aussi pour la Syrie, l’Irak, la Jordanie ou le Liban, quand la crise du Qatar s’enkyste, que le Moyen-Orient reste fébrile et que ses peuples souffrent. Tous. Là aussi, la réalité des équilibres de puissance et d’influence se manifeste dans le sang, les alliances et contre-alliances, à Bagdad, Mossoul, Tal Afar, Raqqa, Deir ez Zor ou Idlib, mais aussi à Beyrouth, où le Hezbollah appelle ouvertement à la collaboration du Liban avec le régime de Damas et vient de renvoyer en Syrie plusieurs milliers de djihadistes et leur famille pour sortir le ver du fruit, gêner Riyad et enrayer la pression intérieure que cette engeance sunnite faisait peser sur son pouvoir politique croissant, au Liban comme dans la région.

L’Amérique ne veut rien comprendre à la réalité de la guerre révolutionnaire idéologique lancée contre l’Occident entier par l’islamisme combattant

L’Iran, avec la bénédiction au moins tacite de Moscou qui garde toujours la main dans la zone, appuie la milice chiite de H. Nasrallah et se crispe lui aussi nettement devant le revirement belliciste de Washington à son égard. L’extraterritorialité des sanctions américaines en effet, arme de déstabilisation commerciale (anti-concurrentielle) tout autant que politique, chaque jour moins défendable et plus dangereuse, a finalement déclenché une crise d’urticaire géante à Téhéran et Moscou. C’était sans doute voulu. Mais cette pratique inique défie si ouvertement l’idée même d’un ordre international a minima équitable qu’il finira par coûter cher à Washington, provoquant soit son renoncement furieux à ces pratiques discrétionnaires, soit leur multiplication en représailles, à l’initiative d’autres acteurs majeurs et aux dépens de la sécurité globale. Dans l’immédiat, il a abouti à la dégradation sensible de la relation américano-russe, avec l’expulsion de plus de 700 « diplomates » américains en représailles. Vladimir Poutine a certes habilement sanctionné le Congrès plutôt que le malheureux Donald Trump, ficelé comme un beau diable par un « système » qui le contrôle et le menace. Mais il n’attend clairement plus rien de bon ni de neuf d’une Amérique qui ne veut rien comprendre à la réalité de la guerre révolutionnaire idéologique lancée contre l’Occident entier par l’islamisme combattant, ni aux nouveaux équilibres du monde. Le « terrorisme », la guérilla ne sont que des modes d’action. Il faut enfin voir la forêt derrière l’arbre. Washington croit se rassurer en ressuscitant « l’axe du mal » ? Bon courage !

Une initiative franco-allemande

Dans ce triste contexte, on appréciera la relance par Paris et Berlin, de la vieille bonne idée d’une « coopération structurée permanente » en matière de défense. Aurait-on enfin compris l’urgence de bâtir une « autonomie stratégique européenne » quand les horloges mentales de notre « grand allié » outre-Atlantique restent pathétiquement bloquées aux années 80 ? Il serait grand temps en effet, pour Washington, de mesurer la stupidité de son entêtement à nourrir et défier cet « ennemi – Potemkine » russe pour escamoter une politique moyen-orientale incendiaire dont l’Europe est de fait la victime première et directe.

Méfiance toutefois. La technocratie européenne et les pressions multiples vont chercher à étouffer cette initiative franco-allemande. Pire, il pourrait bien en fait s’agir de mettre sur rails un partage avec Berlin de notre siège permanent au Conseil de sécurité et la fin de notre dissuasion nucléaire autonome… en contrepartie d’une « manne » financière allemande sous label européen, qui viendrait au secours de nos armées indigentes. Cadeau inespéré ? Cadeau empoisonné ! Ce serait là un marché de dupes tragique, la mort définitive de notre autonomie de décision et d’action, et la poursuite de la série noire renoncement-affaissement-déclassement-insignifiance. Une spirale vertigineuse dans laquelle nous entraînent depuis vingt-cinq ans des politiques mièvres et oublieux de leurs responsabilités, qui baignent dans l’économisme et le technologisme béats en voulant nier la permanence de certains fondamentaux stratégiques de l’ordre international.

Ne boudons pas notre plaisir pourtant. Paris veut imprimer un tournant pragmatique à notre diplomatie, redonner enfin sens et corps à une politique étrangère réaliste, équilibrée, médiatrice ? Qu’à cela ne tienne ! Il faut en convenir, les débuts du nouveau pouvoir ont été plutôt bons en la matière, avec la réception de Poutine, celle de Trump, le voyage présidentiel en Chine et l’accord de Total avec l’Iran. Dans ce ciel prometteur pourtant, le coup de tonnerre de la crise entre les armées et leur chef institutionnel à la vieille du 14 juillet a constitué un très inquiétant impair.

Nos soldats ne sont pas de la chair à canon. Ils méritent considération, protection et moyens. Le premier devoir de l’État est la défense du pays et de ses citoyens, plus encore en période de haute fragilité sécuritaire. Il faut bien vite réparer les dégâts, remonter en puissance, faire des économies ailleurs, dans des postes budgétaires richement dotés, notoirement inefficaces et pourtant étonnamment préservés, afin d’appuyer ceux des enfants de France qui portent encore en eux l’idéal patriotique et consentent à lui offrir leur vie s’il le faut. Cet idéal n’est ni un vain mot ni une vieille lune, mais un élan résolument moderne et protecteur de nos sociétés en danger de naïveté et d’aveuglement.

Qui peut encore oser parler de droits de l’homme (…) à des peuples sacrifiés à nos élans compassionnels et livrés à l’ultra-violence islamiste ?

Va-t-on savoir, va-t-on oser le faire ? Le périmètre du régalien doit être strictement redéfini et imposé. La défense, la sécurité, la politique étrangère, la justice, l’enseignement (général, supérieur et étendu à la recherche) ainsi que la santé sont les pierres angulaires de cet autre Hexagone. L’économie doit, elle, être massivement libérée, afin que chacun donne sa mesure de son énergie et de ses talents et en recueille les fruits sans craindre l’opprobre schizophrène de ceux qui en profitent. L’effort et le mérite doivent être enfin célébrés contre l’égalitarisme bêlant qui anémie notre démocratie et l’enfermement communautaire qui la mine. Le reste n’est que billevesées démagogiques, hypocrisie ou aveuglement criminel sur la réalité des menaces.

Renaître au monde ? Dont acte. Notre pays doit d’abord le vouloir, et donc savoir pourquoi, comment, à quel prix et avec qui. Il doit remettre en cohérence ambitions affichées et moyens et évidemment compter sur ses armées pour appuyer une vision, un dessein, sans plus jamais céder à la facilité de les lancer en guenilles et tous azimuts en ersatz valeureux mais insuffisant d’une politique étrangère introuvable ou non assumée. Car pour être au rendez-vous du nouveau monde et passer de l’affichage habile à l’influence concrète et durable, Paris doit incarner, dans l’action, la puissance du lien paradoxal entre idéal politique et réalisme. C’est le réalisme en effet, qui porte l’idéal politique et sa possibilité de pratique concrète optimale, non le dogmatisme moralisateur de l’Occident post guerre froide auquel on l’a abusivement assimilé. Terrible mensonge qui nous a exposés au démenti des faits puis à la levée vengeresse d’une « résistance » opportuniste sanglante. On nous accuse aujourd’hui de cynisme intégral ? Nous l’avons bien cherché. Qui peut encore oser, sans forfanterie indécente, parler de droits de l’homme ou d’une ambition sincère d’apporter la démocratie à des peuples sacrifiés à nos élans compassionnels et livrés à l’ultra-violence islamiste ? Qu’en pensent les Irakiens, les Syriens, les Libyens, pour ne citer qu’eux ? Nos utopies ont justifié des ingérences désastreuses et fait d’innombrables morts depuis l’arrogante, délirante et surtout introuvable « fin de l’Histoire ».

Retour au réel

Paris peut et doit être le vecteur de cette prise de conscience et porter cet idéal pragmatique. Il y a là un chantier présidentiel de haut niveau, un grand coup à jouer pour notre diplomatie, une métamorphose cardinale à opérer dans les postulats et les approches pour mettre la France au centre d’une nouvelle conception des relations internationales. Le monde entier fait retour au réel. Ce n’est pas un mal. Certains croient encore pouvoir résister à cette lame de fond – tel le « système américain » qui refuse obstinément la fin de sa domination absolue –, mais elle avance inexorablement.

On peut s’arc-bouter devant ce rééquilibrage massif des rapports de force ou l’accompagner en servant nos intérêts et nos valeurs. Pour cela, il faut rompre avec notre autisme stratégique et la trop longue tentation du politique qui a pris la scène médiatique et ses lubies iréniques pour le vrai théâtre du monde et se fracasse sur le retour en boomerang des fondamentaux stratégiques et humains qui le régissent. Nous sommes à la croisée des chemins. L’un mène à une porte étroite mais lumineuse, celle de l’intelligence du monde et des hommes, l’autre nous emporte vers le règne des postures faciles et des faux-semblants qui achèveront de nous plonger dans un déclassement global.


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