Peter Maurer : «Je ne suis pas là pour réciter naïvement les Conventions de Genève»

Article paru sur le site du Journal Le Temps le 18/11/2017 par Simon Petite

Le président du Comité international de la Croix-Rouge s’inquiète du durcissement du discours politique sur fond de terrorisme. Il appelle aussi la Suisse à devenir un Etat dépositaire des données numériques pour l’action humanitaire. 

Président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) depuis 2012, Peter Maurer est un marathonien de la diplomatie humanitaire. Il tient à voir de lui-même l’évolution des conflits et rapporter la souffrance des populations aux chefs d’Etat, auprès desquels il négocie l’accès du CICR par-delà les lignes de front. Depuis 2012, le budget de l’institution créée par Henri Dunant est passé de 1,1 milliard de francs à 1,8 milliard, à cause de la multiplication des crises. Il préside aussi la transformation du CICR, avec de nouveaux partenariats, y compris dans le domaine numérique.

Le Temps: Quelle est la visite qui vous a le plus touché cette année?

Peter Maurer: Je dirais le Yémen, car c’est là où j’ai ressenti la plus grande fragilité de la population. Comme il n’y a pas de combat en permanence, vous avez l’impression d’une quasi-normalité. La tragédie, c’est qu’avec l’urbanisation de la guerre dans un contexte déjà fragile, des bombardements et batailles sporadiques suffisent pour assommer un pays entier. Les Yéménites meurent davantage du manque d’accès aux soins ou à cause du choléra que par la violence directe des armes. La récente fermeture des frontières ne fera qu’aggraver une situation déjà très fragile. Faute de carburant, trois villes viennent de cesser la fourniture d’eau potable. Le système de santé en particulier risque de s’écrouler totalement.

Ce conflit est totalement oublié, est-ce aussi votre sentiment?

C’est vrai, dans la conscience des Suisses, les guerres sont une réalité lointaine, qui touche des pays pauvres. Mais on se trompe: regardez l’Ukraine. Quand je suis devenu président du CICR, je n’aurais jamais pensé que je verrais éclater un tel conflit au milieu de l’Europe, dans un pays relativement développé et engagé vers l’intégration européenne. C’est effrayant, vous avez 400 kilomètres de ligne de front, un million de déplacés, une population appauvrie, car ce sont les civils qui paient le prix fort.

N’est-ce pas tristement banal dans les guerres d’aujourd’hui?

Cette évolution n’est pas nouvelle, c’est vrai, mais elle est de plus en plus manifeste. Les combattants, que ce soit dans les armées officielles ou les groupes armés, survivent beaucoup mieux que les civils. Ils réussiront toujours à avoir accès aux médicaments et aux vivres ainsi qu’à soigner leurs blessés. C’est paradoxal pour le CICR, qui est né pour venir au secours des soldats blessés abandonnés sur le champ de bataille.

Vous êtes aussi allé en Birmanie, quelques mois avant que les musulmans Rohingyas soient la cible d’une campagne d’épuration ethnique. Un échec?

C’est vrai qu’il y a une insatisfaction. Une fois de plus, nous n’avons pas réussi à contenir une crise. C’est d’autant plus frustrant que durant l’été, un consensus émergeait autour des recommandations faites par l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, sur l’accès humanitaire aux déplacés lors de précédentes violences ou sur la nécessité d’accorder la nationalité birmane aux Rohingyas.

Diriez-vous que ce processus de paix a été saboté?

La conjonction des événements est perturbante. Kofi Annan a rendu son rapport quelques jours avant ce nouveau cycle de violences. L’ensemble de la communauté humanitaire internationale a été très déçu par cette interruption, et frustrée de n’avoir pas réussi à réconcilier les communautés. Lors de ma visite en mai à Sittwe, la capitale de l’Etat de Rakhine, j’ai senti physiquement la tension, particulièrement entre les bouddhistes et les musulmans Rohingyas. Ces derniers ne pouvaient pas aller à l’hôpital sans escorte armée, malgré nos efforts pour que notre travail bénéficie à tous les habitants et soit perçu comme neutre et impartial.

Etes-vous aussi déçu par la frilosité de la première ministre et Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi à dénoncer les exactions des militaires birmans?

Il y avait sans doute une attente démesurée sur son rôle. Je suis réticent à émettre des jugements, les humanitaires ne sont pas là pour juger du bien et du mal. Les relations entre le pouvoir civil et les militaires sont compliquées. Si Aung San Suu Kyi avait pris d’autres positions, serions-nous dans une situation franchement différente? Je n’en suis pas persuadé. Mais je continue à penser qu’elle est une force constructive pour résoudre les problèmes de son pays.

Cette année, le Prix Nobel de la paix a été attribué à la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN). Le bon choix?

C’est une excellente nouvelle, d’autant que nous collaborons avec cette coalition. Le CICR a toujours été engagé dans l’abolition et la limitation de certaines armes. C’est une de nos activités historiques avec l’accès aux prisonniers et l’assistance. Ces dernières années, l’ICAN et le CICR ont contribué à une prise de conscience sur les impacts énormes de l’utilisation d’une bombe atomique. D’un point de vue humanitaire, la conclusion est claire: ces armes, par définition, tuent de manière indiscriminée. Comme on ne peut espérer réglementer leur utilisation, elles doivent donc être bannies. Voilà ce que réclame la convention adoptée le 9 juillet dernier.

Comment expliquez-vous les réticences de la Suisse, qui n’a pas signé ce traité?

La Suisse n’est pas la seule dans ce cas. La convention est très loin d’être universelle, mais son adoption après d’âpres négociations est déjà un succès. Avant de signer et de ratifier un tel traité, les pouvoirs politiques ont aussi en tête des considérations militaro-stratégiques. De nombreux pays avec lesquels je discute sont réticents, car ils bénéficient du parapluie nucléaire des grandes puissances ou parce qu’ils s’alignent sur leurs alliés. Je comprends ces arguments, mais, pour moi, la dimension humanitaire reste prépondérante.

Les négociations de paix sur la Syrie reprendront le 28 novembre à Genève. Est-ce la lumière au bout du tunnel?

Nous, les humanitaires, nous avons assez déploré l’absence de négociations pour ne pas espérer une solution politique. Car nous ne pouvons pas régler ce conflit à nous tout seuls. Mais mon souci immédiat est que la situation en Syrie ne s’améliore pas. Le niveau de violence est encore énorme. Le nombre de déplacés augmente même. Les prétendues zones de désescalade (décrétées par la Russie, l’Iran et la Turquie, ndlr) ne fonctionnent pas. C’est d’autant plus important d’avancer sur le plan politique. Malheureusement, comme souvent en Syrie, les combats redoublent avant les pourparlers. Chacun veut arriver en position de force à la table des négociations.

Depuis le début de la guerre, qu’avez-vous obtenu du gouvernement syrien, passé maître dans la tactique d’assiéger et d’affamer les dernières régions qui lui échappent?

Ce que nous avons obtenu et ce que nous n’avons pas obtenu est assez visible. La Syrie est actuellement la plus grande opération du CICR. Nous sommes présents à Damas, à Alep, à Homs et à Tartous. Nous avons, malgré les entraves, réussi à élargir l’aide à la population. Depuis deux ans, le CICR a aussi accès aux prisons officielles syriennes, quoique nos délégués ne puissent pas se rendre dans les centres de détention des différents services de sécurité. Mais, c’est vrai, si vous comparez avec les besoins, le décalage est énorme. Car il y a de très nombreux endroits auxquels nous ne pouvons pas accéder. Le gouvernement syrien n’est pas seul en cause, c’est aussi dû à l’insécurité générale, à la fragmentation des groupes armés et à la complexité des chaînes de commandement. Il faut sans cesse négocier avec une kyrielle d’acteurs. En tant que président du CICR, je suis à la fois très fier du travail accompli mais aussi profondément frustré.

N’y a-t-il tout de même pas une prise de conscience que cette guerre a assez duré?

Il y a de quoi être perplexe. Les soutiens étrangers aux acteurs du conflit disent vouloir un règlement pacifique. Mais ils continuent de nourrir discrètement cette guerre et ainsi d’encourager leurs alliés à ne pas faire de concession. Ma plus grande frustration: nous ne sommes jamais parvenus à convaincre les décideurs politiques de changer leurs calculs. L’ampleur du désastre aurait pourtant dû provoquer un sursaut. Mais, pour l’instant, ce sentiment de ras-le-bol concerne surtout les humanitaires, et le peuple syrien bien entendu.

Avec l’effondrement de l’Etat islamique, les pays occidentaux craignent le retour des djihadistes. Le CICR s’est récemment inquiété de déclarations appelant à les éliminer sur place. Avec le durcissement de la lutte contre le terrorisme, êtes-vous encore audible?

J’ai été récemment frappé par les réactions à une interview d’un djihadiste de l’Etat islamique fait prisonnier. J’ai vu l’avalanche de tweets très expéditifs. Je comprends ces réactions. Je ne suis pas là pour réciter naïvement les Conventions de Genève. En revanche, je conteste que nous faisons face à un péril sans précédent, contre lequel il faudrait adopter des méthodes exceptionnelles. En 154 ans d’existence, le CICR a été témoin de bien d’autres atrocités.

Le discours d’annihilation de certains dirigeants nie le minimum d’humanité qui existe même en temps de guerre. Quand vous avez un niveau de violence extrême, comme l’ont imposé les groupes extrémistes, il est difficile de revenir en arrière. Dans la guerre contre le terrorisme, les principes de précaution et de proportionnalité, si importants pour épargner les civils, sont appliqués de façon de plus en plus négligente. La déshumanisation de l’adversaire est aussi contre-productive, car, quand les armes se taisent, les anciens ennemis doivent se réconcilier.

A la tribune des Nations unies en septembre dernier, Donald Trump a menacé la Corée du Nord de destruction totale. Son secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, pour sa première visite à Genève, n’a finalement pas trouvé le temps de vous rencontrer. Les Etats-Unis étant le premier donateur du CICR, êtes-vous inquiet?

Non, car nous ne manquons pas de contacts avec la nouvelle administration américaine. Le secrétaire d’Etat a rencontré Staffan de Mistura, le négociateur de l’ONU pour la Syrie. Tant mieux s’il met toute son énergie dans la résolution politique du conflit. Le CICR peut s’occuper des aspects humanitaires.

Vous avez aussi entamé un dialogue avec la Silicon Valley. On voit que des plateformes comme Facebook ou Twitter sont utilisées pour inciter à la violence ou répandre des fausses informations. Ces entreprises peuvent-elles être aussi des alliées du CICR?

J’ai été surpris de voir à quel point ces compagnies sont conscientes des potentialités mais aussi des dangers des instruments qu’elles ont créés. Nous pouvons aussi les aider à réfléchir à comment minimiser ces risques en appliquant les normes humanitaires dans l’espace digital. Car, à l’avenir, cet espace risque d’être de plus en plus utilisé pour lancer des attaques contre les systèmes informatiques d’hôpitaux ou de distribution d’eau, avec des conséquences humanitaires bien réelles cette fois et potentiellement dévastatrices. Depuis sa création en 1863, le CICR a toujours réfléchi sur l’impact des armes, nous sommes simplement confrontés aujourd’hui à une nouvelle phase technologique.

Appelez-vous aussi à une nouvelle convention de Genève numérique, comme Brad Smith, le président de Microsoft, qui était à Genève la semaine dernière?

Faut-il un nouveau traité ou une adaptation des normes existantes à l’espace digital? Le débat est ouvert. En revanche, ce dont je suis convaincu, c’est que la Suisse doit se profiler comme un dépositaire des données numériques pour l’action humanitaire. Comme n’importe quelle entreprise, le CICR utilise de plus en plus les data. Dans le cadre de catastrophes naturelles, c’est relativement simple. Nous utilisons les données satellitaires ou de géolocalisation pour mieux cibler l’aide. C’est beaucoup plus sensible dans les conflits. Le CICR doit absolument protéger les données des prisonniers qu’il visite ou des victimes de guerre, sous peine de les mettre en danger et de briser la confiance. Voilà pourquoi le CICR a rejoint Digitalswitzerland (lancé par Ringier, co-actionnaire du Temps, nldr). C’est la seule organisation humanitaire à faire partie de cette initiative qui vise à réfléchir sur les enjeux numériques pour la Suisse. Malgré son âge, le CICR est précurseur.


En dates


1956: Naissance à Thoune.

1987: Entrée dans la diplomatie suisse.

2004: Ambassadeur auprès de l’ONU à New York.

2010: Secrétaire d’Etat au Département fédéral des affaires étrangères à Berne.

2012: Il succède à son compatriote Jakob Kellenberger à la tête du CICR.


Questionnaire de Proust


La première fois que vous avez entendu parler du CICR? A l’école primaire.

Un lieu qui a marqué votre jeunesse? Le port de Gênes.

L’homme ou la femme d’Etat qui vous a le plus impressionné? Charles Pictet de Rochemont.

La plus grande qualité pour un dirigeant? Savoir où aller.

Une raison d’espérer, dans ce monde troublé? La résilience des femmes et des hommes.

La Suisse en trois adjectifs? Démocratique, innovatrice, pratique.

Votre moment de ressource? Courir dans la forêt à cinq heures du matin.

Un livre qui a changé votre vie? «Critique de la raison cynique», de Peter Sloterdijk.


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