« Nous devrions être aussi ambitieux en matière de protection des civils que nous le sommes en matière d’assistance »

Article paru sur le site Alternatives Humanitaires le 15/03/2018 par Antonio Donini

Interview de Jan Egeland, secrétaire général de l’ONG Norwegian Refugee Council

Ancien secrétaire général adjoint des Nations unies chargé des affaires humanitaires (OCHA) et ancien coordinateur des secours d’urgence de l’ONU, Jan Egeland est aujourd’hui secrétaire général de l’ONG Norwegian Refugee Council. En janvier dernier, il a accordé un entretien au magazine Alternatives Humanitaires au cours duquel il revient sur les grands enjeux humanitaires actuels.

Alternatives Humanitaires – L’espace humanitaire est largement défini par le cadre politique qui façonne les situations de crise. Tandis que les acteurs humanitaires ont la capacité de s’organiser et de mettre en place les réponses humanitaires, c’est bien le contexte politique plus large qui limite ou facilite l’action humanitaire qui sauve des vies. Évoquant le contexte actuel, le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) Peter Maurer a fait référence à des situations de conflit « pré-Solferino » quand d’autres mentionnent des « zones hors DIH(1) ». Quelle est votre opinion : ce point de vue est-il trop négatif ? Quels sont, selon vous, les principaux changements qualitatifs intervenus ces dernières années ?

Jan Egeland – J’ai été impliqué dans le travail humanitaire depuis mes 19 ans, il y a 41 ans donc, quand j’ai quitté la Norvège pour aller en Colombie, déjà en pleine guerre civile à cette époque. Durant ces quarante années, j’ai trop de fois été celui qui insistait en disant : « La situation n’a jamais été aussi grave. » Chaque génération d’humanitaires est bouleversée et pleine d’indignation quand elle rencontre ces hommes armés, investis d’un pouvoir qui leur permet de faire ce que bon leur semble, et apparemment en totale impunité. Nous nous sentons impuissants et voulons crier à la face du monde : « La situation n’a jamais été aussi grave. » Et nous avons même observé une régression, surtout depuis 2012, que reflètent bien les déplacements de populations. Au Norwegian Refugee Council (NRC), nous disposons d’un observatoire des situations de déplacement interne et, conjointement avec l’Office du Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR), nous fournissons les chiffres globaux sur ces déplacements. En 2012 environ, les chiffres ont explosé. De 40 à 50 millions de personnes déplacées en raison de violences ou de conflits, nous sommes passés à plus de 65 millions maintenant. Il s’agit du chiffre le plus élevé qui ait été enregistré depuis les années 1940. Il y a eu une régression avec la guerre de Syrie, liée à la guerre d’Irak, au Yémen, au Soudan du Sud ou en Somalie. En revanche, pour avoir travaillé dans les années 1990 pour le ministère des Affaires étrangères norvégien responsable de l’aide humanitaire, je peux affirmer clairement que ces années ont été pires en termes de violence et de morts. C’était l’époque des génocides. Nous n’avons pas vu cette forme de génocides – comme ceux qui ont eu lieu au Rwanda, en Bosnie et dans les Balkans en général – depuis une génération maintenant. La perspective n’est pas réjouissante, mais il y a eu de nombreuses périodes aussi graves pour les civils au cours de ces cent cinquante dernières années et depuis la bataille de Solférino.

A. H. – David Miliband, directeur de l’International Rescue Committee (IRC), a déclaré récemment que nous sommes moins confrontés à la multiplication des crises humanitaires qu’à une crise de la diplomatie et à la plaie de l’impunité. Êtes-vous d’accord avec cette déclaration ?

J. E. – Je pense, comme David Miliband, que nous sommes confrontés à une crise profonde de la diplomatie, de la prévention des conflits, de leur résolution ainsi qu’à une impunité généralisée dans nombre d’entre eux. Mais je dirais que les années 1990 étaient pires en termes de prévention… Il y a eu des centaines d’avertissements quant à ce qui risquait de se produire au Rwanda et le monde a collectivement abandonné ce pays. L’Organisation des Nations unies (ONU) était là, mais nous sommes partis. Bill Clinton a admis qu’il s’agissait de son plus grand échec. Kofi Annan a reconnu que l’ONU avait échoué et ainsi de suite. J’étais en Bosnie-Herzégovine, à l’époque où l’ONU était au sommet de son impuissance et nous – les humanitaires – « nourrissions » Srebrenica. Mon organisation était parmi celles qui nourrissaient les habitants de Srebrenica jusqu’à ce qu’ils soient collectivement massacrés. Il est dangereux de dire que nous sommes davantage dans une ère d’impunité qu’auparavant. Quand le Congo a-t-il eu un État de droit ? Avec la Cour pénale internationale, on a vu l’ère où quelques « seigneurs de la guerre » ont été traduits en justice. C’est aussi une période où nous avons fait d’énormes progrès dans l’assistance humanitaire sans trouver d’équivalent pour la protection des civils. Il devrait exister une prévention des violences à venir. Je le vois à travers mon rôle de conseiller spécial de l’Envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, quand nous essayons d’obtenir de l’aide pour les zones de conflit où se trouvent des civils. Nous sommes en train d’échouer dans la Ghouta orientale, nous échouons à Idlib, alors même que nous avions réuni autour de la table toutes les nations concernées, de la Russie aux États-Unis, de l’Iran à l’Arabie saoudite. C’est un échec total de la diplomatie internationale et cela ne devrait pas arriver en 2018. Nous devrions être aussi ambitieux en matière de protection des civils que nous le sommes en matière d’assistance.

A. H. – Il semblerait en effet que la protection des populations passe encore au second plan, il y a des raisons externes évidentes à cela. Mais qu’en est-il des raisons internes ? Rétrospectivement, par exemple dans les phases finales de la guerre au Sri Lanka, non seulement la communauté internationale se désintéressait à la protection des populations, mais aussi les agences des Nations unies ou les dirigeants locaux des Nations unies. Depuis, nous avons de nobles déclarations sur le caractère central de la protection des populations, mais est-ce que cela change quelque chose ? Que pourrions-nous faire d’autre ?

J. E. – Le caractère central de la protection des populations –selon les déclarations des Nations unies et celles de la communauté humanitaire– ne se met pas en place. Ce qui est central reste l’assistance aux personnes. Pourquoi ? La première raison est que la protection est plus difficile à mettre en place et que nous – en tant qu’humanitaires sans armes – savons mettre en place la logistique des opérations de secours. C’est incroyable ce que le Programme alimentaire mondial des Nations unies peut faire pour amener d’énormes quantités de nourriture efficacement et pour peu de frais à des endroits que nous aurions abandonnés avant. On laissait les gens mourir de faim dans les années 1980, ça n’arrive plus aujourd’hui. Quatre famines étaient prévues l’année dernière. Aucune n’a eu lieu même si des millions de personnes sont en danger et que nous devons encore mobiliser un soutien massif pour répondre à ces crises(2). La seconde raison est que nous n’avons pas suffisamment de moyens pour que chacun d’entre nous puisse exercer une veille, observer, témoigner… Imaginez comment les nouvelles technologies pourraient nous aider à mettre les gens face à leurs responsabilités. Je suis critique quant à ce que notre profession fait en matière de protection. J’ai l’impression que certains organismes qui s’occupent de la protection des populations pourraient faire plus pour chercher des partenariats. Je pense aussi que trop d’humanitaires ont peur d’aller à l’encontre des décideurs par crainte de mettre en péril leur accès et leur présence sur place. Eh bien non ! Si on est témoin de massacres, on ne devrait pas rester. C’est toute la leçon du Sri Lanka. L’ONU a dit que nous aurions dû dénoncer malgré le risque d’expulsion parce que nous nous sommes retrouvés témoins passifs de massacres. La protection des populations est le plus grand défi devant nous, nous devons nous mettre autour de la table et discuter entre nous pour changer nos comportements.

A. H. – D’un autre point de vue, une des tristes réalités de notre époque est la difficulté d’intéresser les citoyens aux questions de massacres et d’enjeux de survie. C’est à chaque fois plus difficile : on le voit pour la Syrie ou le drame des demandeurs d’asile qui se noient en Méditerranée. Ces situations sont scandaleuses et la plupart d’entre nous reste là à se morfondre. Alors pourquoi n’y a-t-il pas plus d’indignation ? Que pouvons-nous faire pour informer et mobiliser la société civile et les citoyens sur ces problèmes ?

J. E. – Il nous faut plus d’indignation et de mobilisation. Cela fait partie de notre échec. Cependant, une partie de la mobilisation se fait différemment aujourd’hui. Elle passe par les réseaux sociaux, par l’Internet, par des biais différents. Je pense que la plupart d’entre, si nous étions encore dans notre jeunesse, auraient beaucoup protesté devant les ambassades. Ce n’est plus comme ça que les jeunes procèdent. Quand j’étais jeune, il n’y avait, dans le monde de l’humanitaire, qu’une centaine d’organisations humanitaires qui pouvaient aller n’importe où dans le monde pour apporter de l’aide humanitaire dans des conflits. Maintenant, il y a peut-être mille organisations ! La NRC a plus de 14 000(3)  agents sur le terrain, soit dix fois plus qu’il y a 20 ans. C’est donc différent maintenant. Y a-t-il moins d’engagement ? Je ne sais pas. Il est différent.

A. H. – La Norvège ne fait pas partie de l’Union européenne (UE), mais semble s’aligner sur le manque général de volonté en Europe à s’occuper de la soi-disant « crise des réfugiés ». Pendant ce temps, le Liban, la Turquie et la Jordanie ont donné refuge à des millions de réfugiés syriens. Plus largement, 85% des réfugiés ne se trouvent pas dans nos pays, mais dans ces pays. Y a-t-il des points de pression qui pourraient faire changer les choses ?

J. E. – Je suis d’accord avec vous, la Norvège et la Suisse s’inscrivent dans le même mouvement. Ce n’est pas Bruxelles, c’est l’Europe en tant que telle. Je voudrais, cependant, préciser qu’il n’y a pas d’uniformité sur notre continent. L’Allemagne et la Suède sont héroïques comparées aux pays du Centre et de l’Est de l’Europe comme la Slovaquie, la République tchèque, la Pologne ou la Hongrie dont les ressortissants étaient prompts à demander l’asile, notamment dans les pays scandinaves, à l’époque du communisme, mais dont les dirigeants actuels préfèrent dire qu’ils n’ont « pas la responsabilité d’accueillir qui que ce soit aujourd’hui ». La Suède et l’Allemagne en ont accueilli plus que les 35 autres nations combinées ! Ce qui se passe maintenant, c’est que nous sommes, tous autant que nous sommes, en tant que nations, prêts à donner de l’argent pour que des pays pauvres assument toute la responsabilité des réfugiés par eux-mêmes. Nous payons le Liban pour qu’il accueille plus de Syriens que l’Europe toute entière. Je pense que c’est injuste, vraiment. Le partage des responsabilités qui a été accepté pendant le sommet d’Obama à New York(4) ne s’est pas réalisé. Cependant, je dirais que nous – en tant qu’humanitaires – devons nous accorder sur la solution durable principale qui est celle du retour. À un moment donné, la meilleure chose pour la plupart des Syriens sera de retourner en Syrie et non d’aller au Liban. Nous devons faciliter cela. Je pense que, dans le cadre de mon mandat, je ne parviendrai pas à obtenir des Européens – mais aussi des pays arabes riches en pétrole, ou des pays d’Asie, ou même maintenant de l’Amérique du Nord – qu’ils fassent ce qu’il faut, c’est-à-dire accueillir un nombre équitable de réfugiés. Et il en va de même de la Russie ou de la Chine ! Aucun des cinq membres permanents du Conseil de sécurité(5) ne fait ce que la Suède est en train de faire.Ce sera cela le défi, celui de partager les responsabilités et de trouver des solutions durables : le retour, l’intégration locale, la relocalisation dans des pays tiers et un réel partage des responsabilités. J’attends avec impatience le moment où les dirigeants européens et du Nord diront : « Pouvons-nous aujourd’hui être aussi actifs pour sauver des millions de vies humaines que nous l’avons été pour sauver les banques il y a quelques années ? »

Propos recueillis par Antonio Donini, chercheur invité au Centre international Feinstein de l’Université Tufts, et chercheur associé à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, et Jean-Baptiste Richardier, cofondateur de la revue Alternatives Humanitaires.

1.Droit international humanitaire (DIH).
2.Cette précision a été ajoutée après l’entretien.
3.Selon les chiffres les plus récents de NRC.
4.Référence à la réunion des chefs d’État et de gouvernement sur les déplacements massifs des réfugiés et des migrants organisée par Barack Obama en marge de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2016.
5.Chine, France, Russie, Royaume-Uni, États-Unis.


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