Nicolas Baverez: «Tocqueville nous permet de comprendre la crise que traversent nos démocraties»

Article paru sur le site du journal Le Figaro le 23/01/2020 par Eugénie Bastié

GRAND ENTRETIEN – Pour l’essayiste, l’analyse que faisait Tocqueville des faiblesses françaises au XIXe siècle est d’une étonnante actualité. Il livre son analyse au Figaro.

La pensée de l’auteur de De la démocratie en Amérique, disparu il y a quelque cent soixante ans, n’a jamais été aussi pertinente. Notre époque est puissamment tocquevillienne, argumente l’essayiste Nicolas Baverez, qui publie Le Monde selon Tocqueville (Taillandier), un recueil d’extraits de l’œuvre plurielle d’un aristocrate de cœur et d’un démocrate de raison qui a analysé son temps sans idéologie. Pour le disciple de Raymond Aron et libéral engagé, Tocqueville nous permet de comprendre la crise que traversent nos démocraties occidentales minées par le désengagement de citoyens individualistes et la tentation de dérives autoritaires. Son analyse des faiblesses françaises (centralisation excessive, religion de l’impôt, préférence pour la radicalité politique) est d’une étonnante actualité.

LE FIGARO. – Comment l’œuvre de Tocqueville a-t-elle été reçue au fil du temps en France? Est-il toujours un auteur sous-estimé?

Nicolas BAVEREZ. – Tocqueville dérange par son caractère inclassable. Il a souffert de n’appartenir à aucun parti ni à aucune école, trop libéral pour les monarchistes et les conservateurs, trop aristocrate pour les républicains. Par ailleurs, à partir de la terrible défaite de 1870, la France a été obsédée par l’Allemagne et par la revanche, cherchant à remédier aux causes de sa déroute en tournant son regard et son énergie vers Berlin plutôt que vers Londres ou Washington. Tocqueville a toujours été lu et respecté aux États-Unis, en raison de la puissance de son analyse sociologique et politique. En France, il est oublié dans les périodes de prospérité et redécouvert lors des moments de crise de la démocratie, à la fin du XIXe siècle avec la montée des nationalismes, dans les années 1930 face aux totalitarismes, dans les années 1950 au cœur de la guerre froide, grâce à Raymond Aron.

Depuis les années 2010, qui ont vu le krach du capitalisme mondialisé s’élargir en krach de la démocratie, Tocqueville est à nouveau au cœur de l’actualité. D’abord pour expliquer les blocages de la France, au croisement d’un État autoritaire et centralisé et de citoyens individualistes toujours prompts à basculer dans la violence. Ensuite pour comprendre la crise de la démocratie, minée par la déstabilisation des classes moyennes et la passion pour l’égalité qui nourrissent le populisme, comme le désordre d’un monde dominé par le renouveau du nationalisme et du fanatisme religieux.

Vous faites de Tocqueville le prophète du libéralisme. Mais n’est-il pas aussi à certains égards (et notamment sa critique de l’individualisme) un penseur du conservatisme, le Burke français?

Tocqueville n’est ni un prophète ni un doctrinaire, mais un historien et un sociologue. La démocratie n’est pas à ses yeux une cause à défendre, mais un état de la société qui peut conduire soit à la liberté, soit au despotisme. C’est parce qu’il est un démocrate de raison et non de cœur qu’il perçoit à la fois la force du mouvement vers la démocratie, poussé par la passion de l’égalité, et les risques de dérives tyranniques ou de désengagement des citoyens, prisonniers d’un individualisme qui les détourne de la vie publique.

De même, la Révolution n’est pas pour Tocqueville un objet moral qui doit être encensé ou condamné, mais un fait historique à comprendre et à interpréter. Il est de ce point de vue aux antipodes du conservatisme de Burke, dont l’ambition est de fonder une contre-révolution, assise sur la tradition et l’état naturel de la société qu’il oppose à la volonté de construire un ordre politique sur une table rase ou à la proclamation de droits de l’homme universels et abstraits. Selon Tocqueville, la Révolution était faite quand elle a éclaté car l’État était déjà centralisé et la bourgeoisie exerçait le pouvoir, même s’il ne lui était pas reconnu. Elle a basculé dans la Terreur du fait des erreurs de ses dirigeants et non de ses principes. Tocqueville se reconnaît dans les droits de l’homme et les défend, en dénonçant le destin tragique fait aux Indiens par l’Amérique, en s’engageant pour l’abolition de l’esclavage ou en critiquant le racisme de Gobineau.

Le primat et la valeur universelle de la liberté politique distinguent ainsi le libéralisme de Tocqueville du conservatisme de Burke. C’est la liberté qui conduit Tocqueville à la démocratie ; c’est la tradition qui conduit Burke au libéralisme. Ceci ne les empêche pas de se rejoindre dans le lien fondamental entre la liberté et la justice, l’attachement aux contre-pouvoirs et la dénonciation de la tyrannie, le constat qu’un État qui ne parvient pas à se réformer ne dispose pas des moyens de se maintenir. Le paradoxe historique veut que l’Angleterre conservatrice du XIXe siècle ait acclimaté la liberté politique tout en restant une société de classes, alors que la France révolutionnaire a liquidé la société aristocratique sans parvenir à fonder une démocratie stable, oscillant sans cesse entre le chaos et le césarisme.

Tocqueville considère que la marche vers la démocratie est inéluctable et que l’égalité est le moteur de l’histoire. N’y a-t-il pas chez lui une forme, sinon de philosophie de l’histoire, du moins de providentialisme?

Il n’existe ni déterminisme ni providentialisme chez Tocqueville ; contrairement à Marx, il refuse l’idée d’un sens de l’histoire. La démocratie n’est pas un avenir radieux. Le mouvement vers l’égalité des conditions est irrésistible mais il ne dicte ni les institutions ni le destin des hommes. L’état de la société ou la forme du capitalisme ne conditionnent pas la politique qui reste autonome et régie par la volonté des hommes. Chez Tocqueville, la liberté est donc à la fois la valeur suprême, un mode d’organisation du pouvoir et un principe d’action. Ainsi qu’il l’écrit dans De la démocratie en Amérique, «dans ses vastes limites, l’homme est puissant et libre ; ainsi des peuples.»

Si Tocqueville pouvait être utile lorsque, comme Aron, on luttait contre le communisme, n’est-il pas dépassé à l’heure du capitalisme mondialisé et de l’affaiblissement des États dans la mondialisation? À l’heure du Brexit et des «gilets jaunes», l’auteur de notre époque n’est-il pas plutôt Marx que Tocqueville?

Raymond Aron a éclairé dans Essai sur les libertés les rapports entre la liberté et le développement de la société industrielle à la lumière des conceptions de la démocratie de Tocqueville et de Marx ainsi que de l’opposition entre libertés formelles et réelles. Il montre la supériorité du premier, pour qui la liberté politique, loin d’être formelle, est la question centrale, sur le second qui voit dans l’exploitation la loi d’airain du capitalisme et dans la révolution la condition de l’établissement d’une démocratie authentique. L’histoire du XXe siècle a pleinement confirmé ce jugement: le capitalisme a su se réformer et les sociétés occidentales conjuguer la protection des libertés individuelles avec un haut degré de prospérité et de solidarité ; le soviétisme a cumulé la suppression de toute forme de liberté, la paupérisation des masses et des inégalités maximales.

Il est bien vrai que l’universalisation du capitalisme au XXIe siècle ressuscite une forme de lutte des classes entre les élites mondialisées et des pans entiers de la population et des territoires, déclassés et relégués à la périphérie. Cette tension explique pour partie l’onde de choc populiste qui atteint les démocraties. Mais elle est très loin de décrire et d’expliquer à elle seule notre époque. Celle-ci reste tocquevillienne. Par la primauté du politique sur l’économique. Par le rôle de la déstabilisation des classes moyennes dans la vague populiste. Par l’enjeu déterminant de la liberté politique qui se trouve au cœur de la confrontation entre la démocratie et la démocrature – incarné par la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine -, entre la démocratie et le djihadisme, entre démocraties libérale et illibérale. Enfin par le caractère ouvert de l’avenir et de l’issue de ce siècle, où la démocratie n’a pas encore perdu mais où elle est très loin d’avoir gagné.

Tocqueville avait bien perçu les dérives de l’individualisme et la tyrannie de la majorité… mais avait-il prévu le retour de la question identitaire et la tyrannie des minorités?

Parmi les risques de corruption intérieure de la démocratie, Tocqueville pointe l’enfermement des citoyens dans un égoïsme à courte vue, la tyrannie de la majorité ou l’irruption d’hommes forts jouant sur les passions collectives. Ces phénomènes sont à l’œuvre dans nos sociétés où le culte des identités et le communautarisme sont exacerbés par la décomposition de la cohésion sociale et par les réseaux sociaux, qui permettent à des minorités de prendre le contrôle de l’opinion. Le premier, il a souligné l’importance des intellectuels dans les moments de basculement de l’histoire, en exposant le rôle et la responsabilité des philosophes des Lumières dans la diffusion des principes révolutionnaires au sein de la société d’Ancien Régime. «Il n’y a au monde que le patriotisme et la religion qui puissent faire marcher pendent longtemps vers un même but l’universalité des citoyens», écrit-il. La fin des idéologies du XXe siècle a libéré ces sentiments identitaires. Les démocraties paient aujourd’hui très cher d’avoir cédé à l’illusion de la fin de l’histoire après la chute de l’Union soviétique comme au mythe de l’écrasement des identités et des nations par la mondialisation.

Tocqueville lisait dans l’Amérique du XIXe siècle le futur de l’Europe. Doit-on lire dans les États-Unis d’aujourd’hui notre avenir?

Tocqueville, je le répète, ne croit pas que l’histoire des hommes est écrite par avance. Sous l’Amérique, il a vu la société démocratique portée par l’inéluctable égalisation des conditions – avec la contradiction majeure de l’esclavage qui faillit emporter les États-Unis lors de la guerre de Sécession. Il a perçu également l’essor de la société industrielle et l’émergence d’une grande puissance qui entrerait en compétition avec la Russie. Le XXe siècle fut ainsi américain parce que les États-Unis ont pris le leadership de l’Occident et ont été par trois fois décisifs dans les grandes guerres qui ont opposé les démocraties aux empires et aux totalitarismes.

La situation est aujourd’hui radicalement différente. Le monde est multipolaire et l’Occident a perdu le contrôle du capitalisme et de l’histoire universels. Les États-Unis liquident à la fois leur leadership et l’ordre international qu’ils avaient créé après 1945. La présidence de Donald Trump a marqué leur basculement dans le populisme. Elle se traduit par l’érosion des contre-pouvoirs du Congrès, la remise en question de l’indépendance de la justice et de la banque centrale, l’abandon de toute stratégie de long terme en matière de diplomatie et de défense, la prise de distance avec les valeurs de la liberté, au premier rang desquelles la protection des droits de l’homme. Le tournant nationaliste, protectionniste et isolationniste qu’a opéré Donald Trump laissera des traces très profondes, mais il n’est pas sans précédent dans l’histoire des États-Unis. Il illustre les risques de la dérive populiste qui constitue l’un des avenirs possibles pour les démocraties du XXIe siècle mais certainement pas le seul. Ce sont les citoyens qui en décideront dans chacune de nos nations, selon leur attachement à la liberté et à l’État de droit.

Tocqueville est aussi un formidable analyste du «génie» et du «malheur» français. En quoi consiste selon lui l’exception française? Est-ce toujours pertinent aujourd’hui?

Tocqueville a deux passions: la liberté et la France. Elle est à ses yeux une nation exceptionnelle par sa grandeur comme par ses faiblesses, ce qui explique qu’elle alterne des moments de développement brillants et des phases d’effondrement. Elle est aujourd’hui enfermée dans un cycle de Quarante Piteuses dont elle ne parvient pas à s’extraire. Et ce pour les mêmes raisons que Tocqueville a mises en évidence pour expliquer la chute de l’Ancien Régime: un État autoritaire et centralisé coupé de la société, la religion de l’impôt et de la dépense publique, l’individualisme des citoyens, la fascination pour la radicalité et la violence. À la tribune de la Chambre des députés, le 27 janvier 1848, Tocqueville avait pressé la monarchie de Juillet de se réformer en concluant par ces mots : «Nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan.» Son avertissement fut salué par des rires et des moqueries. Moins d’un mois plus tard, Louis-Philippe était renversé. La France de 2020, qui cumule quatre décennies de décrochage et le choc populiste qui frappe toutes les démocraties, s’endort de même sur un volcan, occultant la montée de la violence, la désintégration de la nation et la possibilité d’une révolution qui a basculé à l’extrême droite. Mais Tocqueville ne se contente pas de nous éclairer sur les risques, il nous propose aussi des solutions: l’association des citoyens aux décisions – notamment par la décentralisation -, le renforcement de l’État de droit, l’importance de l’éducation, la redéfinition de la politique étrangère et de la stratégie de sécurité. Il nous rappelle enfin que le seul remède efficace aux maux de la France, c’est la liberté. C’est précisément celui que tous nos dirigeants ont exclu au cours des dernières décennies.


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