«Des machines vont avoir le droit de tuer»

Article paru sur le site du journal Bilan le 23/06/2017 par Chantal de Senger

L’arrivée de l’intelligence artificielle va modifier les guerres, affirme Yves Daccord, directeur du CICR. L’organisation fait face à de nouveaux défis diplomatiques et technologiques.

Cela fait maintenant vingt ans qu’Yves Daccord met ses compétences au service du Comité international de la Croix-Rouge. A sa tête depuis sept ans et au minimum encore jusqu’en 2020, le Genevois a pour mission d’accompagner l’organisation dans sa transformation. Le monde changeant constamment, il a dû s’adapter aux nouveaux besoins des populations touchées par les crises, aux nouvelles règles diplomatiques ainsi qu’aux nouvelles technologies qui ont engendré, notamment, une démocratisation des armes de destruction massive.

Né en 1964, Yves Daccord s’est fait les dents sur le terrain, des territoires occupés de Palestine, en passant par la Tchétchénie, le Soudan ou encore le Yémen. En 1997, il est appelé à Genève pour reprendre le département de la communication du CICR. L’année précédente, l’organisation a connu son plus lourd bilan humain avec 9 collaborateurs tués, dont une majorité lors d’une attaque dans un hôpital en Tchétchénie. «C’était la première fois que nos employés étaient directement ciblés, se souvient, ému, l’ancien délégué. Cet événement nous a tous beaucoup affectés et nous a poussés à repenser le fonctionnement du CICR.» Le Genevois deviendra ainsi membre de la direction et patron de la communication avant d’être nommé CEO en 2010.

Depuis, Yves Daccord doit affronter de nombreux défis au quotidien tels que les prises d’otages qui ont fortement augmenté depuis le début des années 2000. «Depuis mon arrivée en tant que directeur général, j’ai passé quatre  mois sans otage.» Les incidents en tant que tels ne se sont pas intensifiés depuis une quinzaine d’années, précise-t-il, mais ils ont surtout changé de nature. Aujourd’hui, la nationalité des collaborateurs est devenue un critère très important.

Il fut impossible, par exemple, d’envoyer des délégués danois dans des pays musulmans après la crise des caricatures de Mahomet. Les Français et Américains sont également des nationalités à risque, alors que dans certaines régions comme le nord du Mali il est préférable de ne pas envoyer des personnes de type européen. «Les prises d’otages sont très lourdes au niveau émotionnel pour les familles, les victimes et pour nos équipes. Chaque prise d’otages occupe, en effet, 25  personnes à temps plein au CICR.»

A l’heure actuelle, l’institution doit gérer deux prises d’otages, l’une en Afghanistan et l’autre en Syrie. «Notre modèle consiste à être à proximité des preneurs d’otages en permanence, d’être tolérés et acceptés afin de trouver des solutions avec eux. En moyenne, une prise d’otages dure entre trois à six  mois. Celle qui nous affecte actuellement en Syrie perdure depuis plus de trois ans.»

Plus que jamais, la cause défendue par le CICR mobilise les citoyens du monde entier. Près de 50  000 candidats postulent chaque année – pour 600 ouvertures de postes internationaux et au siège à Genève – afin de vivre une expérience unique au sein de cette institution plus que centenaire. Cette dernière connaît actuellement un changement générationnel avec une moyenne d’âge de ses collaborateurs qui se situe autour de 40  ans.

«Les postulants sont plus âgés qu’il y a une vingtaine d’années. Ils sont aussi beaucoup plus pointus dans leur secteur – médical, ingénierie, droit, etc.» L’organisation multidisciplinaire, avec plus de 40 métiers différents, peut ainsi se targuer de recevoir des dossiers de personnes ayant à leurs actifs de nombreuses compétences et expériences à travers le monde. Alors que les employés internationaux restent en moyenne de cinq à sept ans sur le terrain, le personnel résident se maintient en moyenne dix ans. L’organisation emploie environ un tiers de femmes et deux tiers d’hommes et atteint la parité au niveau de sa direction.

16 000 collaborateurs

En 2017, l’organisation compte 16  000 collaborateurs professionnels répartis dans 84 pays dont une soixantaine sont confrontés à des conflits. Au QG genevois, l’institution emploie 950  personnes. C’est dans la Cité de Calvin qu’est coordonné tout le travail de recherche de fonds, de diplomatie, de sécurité, de formation et de développement du droit. «Nous avons la particularité d’être une association suisse avec un mandat international, notamment de développer le droit humanitaire.»

Le budget opérationnel du CICR se monte à 1,75 milliard (environ 200 millions pour son fonctionnement à Genève et plus de 1,5 milliard pour ses actions sur le terrain), soit 45% d’augmentation depuis cinq ans. Les contributeurs sont pour 92% les pays de l’OCDE mais aussi des pays comme le Koweït et les Emirats arabes unis, le reste étant financé par le fundraising privé, les héritages et les Croix-Rouge nationales. La Suisse contribue, à elle seule, à 8% du budget total.

Un des rôles d’Yves Daccord? Négocier pour que les fonds soient libérés rapidement sur le terrain et faire en sorte que les Etats n’imposent pas leurs objectifs à l’institution. «En étant présent sur place, nous savons exactement qui a besoin de quoi. Nous ne voulons pas uniquement nous consacrer aux conflits qui ont le plus de visibilité médiatique comme la Syrie, par exemple. C’est aussi important de s’occuper d’autres contextes comme le Yémen ou la République centrafricaine, deux pays où très peu d’autres organisations humanitaires sont présentes et où les besoins sont énormes. Actuellement, nous sommes confrontés à des graves crises de diabète (notamment en Syrie) qui est d’ordinaire une maladie des pays aisés. Nous travaillons avec des partenaires locaux afin de pouvoir faire des diagnostics et fournir de l’insuline rapidement. Nous essayons de répondre aux besoins de santé, sanitaires, d’habitats, psychologiques mais aussi d’accès digital à l’information. Quoi qu’il en soit, l’élément clé reste la relation humaine. Ça ne se remplace pas.»

Et l’avenir alors? «L’un de nos enjeux est de maintenir la confiance dans l’institution. Puis être pertinents. Il faut comprendre les besoins et savoir y répondre. Ensuite, le troisième défi est de générer du soutien à la fois financier et diplomatique. Nous avons besoin que de grands pays comme la Chine, la Russie, l’Iran et évidemment les Etats-Unis se sentent propriétaires et défenseurs du droit international et des Conventions de Genève. Nous cherchons aussi à obtenir le soutien d’autres acteurs comme les villes par exemple, qui sont des entités politiques prêtes à mobiliser leurs forces pour trouver des solutions sur le plan international, mais aussi des grands acteurs des nouvelles technologies. En effet, l’arrivée de l’intelligence artificielle va modifier les guerres. De petits robots pourront décider d’abattre un ennemi sans qu’aucun être humain ne soit derrière. On va déléguer le droit de tuer à des machines. Notre travail consiste ainsi à mobiliser les Etats autour de ces évolutions majeures et leurs conséquences en vérifiant toujours que le droit international humanitaire soit bien appliqué et intégré au sein des armées du monde entier.»

Au départ du Bol d’Or

Pour la première fois cette année, l’organisation a participé au Bol d’Or Mirabaud à bord de deux Surprise menés par des équipages du CICR. «Il y a des liens logiques, l’idée du travail d’équipe, de la collaboration entre amateurs volontaires et professionnels, sans compter que la voile est l’un des rares sports où personnes handicapées et valides peuvent concourir ensemble. Etant donné que le CICR est très attaché à Genève, son nom fait d’ailleurs partie intégrante du logo, nous trouvions intéressant de nous associer à un événement sportif local mais qui résonne également à l’international.»

Quant à Yves Daccord, que projette-t-il après sa longue carrière au sein de l’institution? «J’adore l’art, je me verrais bien directeur d’un festival, d’un ballet ou pourquoi pas de la Biennale de Venise. Mais le monde politique m’intéresse aussi.» L’avenir nous le dira.


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