«Diplomaties européennes: l’heure des choix» – la chronique de Frédéric Charillon

Article paru sur le site L’Opinion le 20/10/2020 par Frédéric Charillon

«L’absence de discours lisible de la part des Européens contribue au désordre puisqu’à Ankara, Pékin, Moscou ou ailleurs, on sait pouvoir tabler sur l’indécision, le silence ou la cacophonie du Vieux continent»

La diplomatie est l’art d’expliquer ses postures à ceux qui ne les partagent pas. Et non de renoncer à toute posture claire pour ne froisser personne. Compte tenu des défis qui s’accumulent, les politiques étrangères européennes ne pourront plus se dérober longtemps à un certain nombre de clarifications. Exercice que beaucoup d’entre elles détestent, mais l’Amérique s’éloigne, la Russie se rapproche, la Chine s’immisce, la Turquie intimide. Il faudra bien trancher, ou sortir du monde. Russie ou Turquie : que choisir en Libye, en Syrie ou au Karabakh, sauf à faire entendre sa voix propre ? La Chine après la Covid-19 : partenaire commercial ou danger politique ? Navalny, sécurité européenne, Biélorussie : faut-il isoler, courtiser ou tester Vladimir Poutine ? Faut-il soutenir Taïwan ? Comment dialoguer avec l’islam, lequel et représenté par qui ? Et les chrétiens d’Orient ?

Ces urgences ne sont pas le seul fruit d’un alignement conjoncturel de planètes : l’absence de discours lisible de la part des Européens contribue au désordre puisqu’à Ankara, Pékin, Moscou ou ailleurs, on sait pouvoir tabler sur l’indécision, le silence ou la cacophonie du Vieux continent. Il faut donc y remédier. Quelle architecture de sécurité européenne veut-on, et comment aborder le sujet avec l’Amérique post-électorale ? Quels intérêts défendre au-delà du club occidental, et avec quels partenaires dans le monde ? Entre choc des civilisations et angélisme béat, entre incantation démocratique et complaisance envers les autoritarismes, peut-on formuler une ligne diplomatique européenne réaliste et efficace ?

Inventaire européen et transatlantique

L’OTAN est en proie au doute – sinon à la « mort cérébrale », dixit Emmanuel Macron dans The Economist (7 novembre 2019) – avec en particulier trois éléments perturbateurs : l’approche transactionnelle de Donald Trump (qui exige des contreparties à la garantie de sécurité américaine et reste évasif sur l’effectivité de l’article 5 de l’Alliance), le jeu déstabilisant de la Turquie d’Erdogan, et l’incapacité de beaucoup d’Européens à assumer et financer une volonté de défense. Une triple explication de texte s’impose donc.

La tonalité américaine ne date pas de Trump, même s’il l’a accélérée. Robert Gates, secrétaire à la Défense sous Bush Junior et Obama, ne mâchait pas ses mots contre ces alliés européens « qui viennent de Vénus », pour citer Robert Kagan (Of Paradis and Power, 2003), et se complaisent dans l’impuissance. Les Européens ont trois options pour sortir de ce malaise : bâtir une autonomie stratégique sans l’Amérique, ce qui n’est guère crédible dans un avenir prévisible ; se soumettre à tous les desiderata de Washington, ce qui reviendrait à abandonner le projet entamé en 1957 ; bâtir une « Europe Plus », plus sérieuse sur l’engagement de défense, plus engagée financièrement et politiquement, pour proposer un nouveau partenariat que l’Amérique, après Trump, sera heureuse d’accepter, car elle en aura besoin face aux défis qui viennent.

L’Europe devra aussi trouver les mots avec Ankara. Antagoniser la Turquie n’est pas souhaitable, mais comment accepter l’attitude d’Erdogan ? Resserrer la cohésion des 27, s’y adjoindre Londres sur les questions de sécurité, et se concerter avec les Etats-Unis, seront des démarches nécessaires pour expliquer au voisin turc ce qui est acceptable ou pas, et quelles sont les règles du jeu.

L’Europe avait un credo géopolitique : répandre la norme d’un multilatéralisme libéral dans le respect du droit international, plutôt qu’employer la force. Mais la force est indispensable à la survie, les adversaires de la démocratie libérale sont déterminés, et ont désormais leurs entrées en Europe

Des co-équipiers régionaux ?

Si l’Europe veut peser au Sud, en Asie, en Afrique, en Méditerranée, au Proche-Orient, il lui faudra choisir minutieusement ses relais et partenaires de confiance. Une coopération avec le Brésil pour une nouvelle vision du Sud, comme Jacques Chirac l’avait esquissée avec Lula, est-elle à nouveau possible après Bolsonaro ? Face aux clivages du monde arabe (Qatar contre Emirats et Arabie, Frères musulmans contre salafistes…), faut-il choisir un camp, faire semblant de ne rien voir, ou formuler ses propres conditions sous la forme de propositions fortes ? Faut-il encourager les rapprochements en cours entre Israël et le Golfe, avec ou sans un Netanyahou trop clivant ?

Plus loin, en Asie, se déroule un bras de fer pour l’avenir de la démocratie et de l’économie mondiale. Une politique pertinente entre le géant chinois et les démocrates régionaux est-elle encore possible ? Oui, si la parole de l’Europe est claire et forte. Or elle ne l’est pas. Nous en sommes donc réduits à conforter les démocraties par quelques partenariats stratégiques (Japon, Inde…), ou paroles aimables (Taïwan), mais sans franchir les lignes rouges tracées par la Chine. Cet exercice devient impossible. Il va donc falloir se résoudre à déplaire : déplaire à qui, et avec le renfort fiable de quels autres ? Le parler vrai a un prix, il nécessite une anticipation par des politiques d’influence adéquates, et un minimum de coalition building pour s’y lancer. Tout est à faire.

Une « grande stratégie » européenne ?

Malgré quelques documents de stratégie européenne publiés notamment en 2003 et 2011, l’UE reste un acteur mou. Parmi ses Etats membres, peu entretiennent une réflexion globale au-delà de la question « faut-il ou non suivre les Etats-Unis ? », comme le montrait un ouvrage sur la question en 2013 (H. Biehl et al., Strategic Cultures in Europe). Pire, entre sirènes américaines, russes et chinoises (le groupe « 17+1 » lancé en 2012 autour de Pékin), certains semblent se vendre individuellement au plus offrant, parfois en proie à de vieux réseaux habilement réactivés (notamment en Europe centrale). Cela interdit la définition d’une « grande stratégie » : définition claire des intérêts communs non négociables, formulation des objectifs et budgétisation des actions à mettre en œuvre à long terme.

L’Europe avait un credo géopolitique : répandre la norme d’un multilatéralisme libéral dans le respect du droit international, plutôt qu’employer la force.

Mais la force est indispensable à la survie, les adversaires de la démocratie libérale sont déterminés, et ont désormais leurs entrées en Europe. Tout ne se met certes pas en doctrine, et un peu de pragmatisme n’est jamais mauvais. Mais le monde ne sait plus ce que pense l’Europe (de l’état de droit, des questions religieuses, des alliances existantes…) ni jusqu’où elle est prête à se défendre. Un Livre Blanc européen, mais surtout des actions fortes de certains Etats membres soutenus sans ambiguïté par d’autres – même sans participation active – deviennent indispensable.


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