Le secret humanitaire

Article paru sur le site du journal Le Temps le 11/12/2018 par Joëlle Kuntz 

La diplomatie du CICR a toujours été secrète et le reste, écrit la chroniqueuse Joëlle Kuntz à propos des liens de l’organisation avec le WEF. La conduite terre à terre de l’idéal humanitaire appartient aux «insiders»

Le livre d’Irène Herrmann sur l’histoire de l’«humanitaire»* éclaire utilement la polémique actuelle déclenchée par la participation du président du CICR aux instances du Forum de Davos. L’historienne replace l’«humanitaire» dans le contexte politique et moral des époques que la notion a traversées. Le piédestal moral intouchable sur lequel elle est posée aujourd’hui résulte selon elle d’une lente et patiente construction par des acteurs habiles à placer le Bien au carrefour de leurs intérêts et des besoins d’assistance.

Le CICR prend ainsi son essor dans le cadre de la formation et de la consolidation de l’Etat national. «L’assistance aux victimes vient donner une touche émotionnelle et morale majeure à la construction d’un sentiment d’appartenance helvétique qui, faute de langue ou religion commune, s’est essentiellement focalisé sur le politique.» Helvétisée, la Croix-Rouge justifie l’utilité de l’Etat neutre sur la scène internationale. Une convergence d’intérêts permet ainsi à l’œuvre genevoise et à la Confédération naissante de marcher de conserve.

Ambiguïté originaire du CICR

Le succès international d’un «humanitaire» précédemment mal vu hors de Suisse doit aux intérêts coloniaux des Puissances. A Solférino (1859), comme à Gettysburg (1863), le monde «civilisé» s’est livré à de telles boucheries qu’il a pris peur de lui-même et de l’image qu’il projetait sur le monde barbare dont il était en train de s’approprier les territoires. Cinq des douze Etats signataires de la première Convention de Genève, en 1864, sont des puissances coloniales qui recherchent non seulement les richesses mais aussi le prestige.

Sacrifier une parcelle de leur souveraineté au nom de l’humanitaire leur paraît un bon rapport coûts-bénéfices: cela permet de présenter les guerres européennes comme menées humainement, «dédouane leurs protagonistes et les légitime dans leur volonté de policer le monde sauvage». Les liens du fondateur Henri Dunant avec la colonisation de l’Algérie, ou ceux du bâtisseur Gustave Moynier avec le Congo belge, montrent bien l’ambiguïté originaire de la Croix-Rouge, à la fois missionnaire et intéressée aux affaires, vues comme civilisatrices.

Un tabou farouche

La suite de l’histoire est tout aussi politique. C’est celle de la diplomatie acharnée du CICR pour maintenir son monopole sur le droit humanitaire international, de l’apparition de la concurrence et des crises qui s’ensuivent. La plus notable est celle que lui infligent les Etats-Unis avec la création en 1919 de la Ligue des Sociétés de Croix-Rouge. La paix étant alors perçue comme définitive, le CICR, organisme pour temps de guerre, doit être remplacé par des sociétés nationales de secours aux nécessiteux du temps de paix. Le comité genevois est déchiré.

Une minorité estime qu’en effet la Ligue est l’avenir du CICR. Une majorité, soutenue par Gustave Ador, pense qu’au contraire c’est sa mort. Entre le CICR, à peine soutenu par Berne, et la Ligue, soutenue par la Société des Nations, la lutte est implacable jusque vers 1922, quand il apparaît que la guerre ne s’éteint pas. Berne réaffirme alors son soutien au comité genevois, qui reprend la main. Irène Herrmann décrit l’épisode pour ébranler «le tabou farouche qui veut ignorer que même la générosité la plus sincère et la plus bénéfique peut être intéressée».

Manque d’informations

L’humanitaire, dit-elle, est un concept «magnétique» parce qu’il «subjugue» et qu’il est «inconcevable de lui résister ou de s’y opposer». Il n’échappe pourtant pas à la gestion prosaïque des rapports de force et donc des conditions politiques et morales de chaque époque. Dans les circonstances présentes, le CICR a pris un tournant vers le monde des affaires, prometteur d’efficacité selon lui. On aimerait pouvoir penser ce changement et l’apprécier politiquement sur la base d’informations qui manquent hélas cruellement. La diplomatie du CICR a toujours été secrète et le reste. La conduite terre à terre de l’idéal humanitaire appartient aux insiders. Les autres n’ont qu’à croire.

*Irène Herrmann, L’humanitaire en questions, Editions du Cerf, 2018.


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