La valeur sacrée de l’engagement
Nous évoluons dans des environnements qui oscillent entre le culte virtuel de l’héroïsme et la complainte médiatique de la victimisation permanente. Désormais il n’est plus de bon ton de prendre des risques et encore moins de reconnaître la valeur suprême de l’engagement alors que tout est subordonné au principe de précaution et soumis à l’omnipotence bureaucratique. Pourquoi aller au-delà pour soi-même et vis-à-vis des autres quand on vous garantit en permanence que vos actes quotidiens sont assurés en termes de bien-être et réassurés en termes de sécurité … Il faut reconnaître que nos sociétés se recroquevillent de plus en plus sur des postures matérialistes, individualistes, hédonistes, indolentes avec des formes de communications qui sont devenues quasi tribales autour des réseaux sociaux. Alors pourquoi s’engager et avoir besoin de donner du sens à ce que l’on vit quand il suffit de se laisser porter par le bruit ambiant, l’argent facile et l’agitation du moment pour se considérer comme heureux…
S’engager signifie « choisir ». C’est l’acte qui permet d’affirmer sa responsabilité mais aussi sa liberté face à soi-même et aux autres. C’est la décision suprême d’une vie lorsque nous sommes confrontés à des rendez-vous majeurs. Souvent c’est la seule qui a compté lorsque l’on fait le bilan de son propre cheminement. Cette notion d’engagement peut prendre de multiples formes au cours d’une existence. C’est l’enfant qui rejoint les scouts et qui ne le devient vraiment que lorsqu’il fait sa « promesse ». Il en est de même pour le combattant, résistant ou soldat de l’armée dite régulière, qui décide de défendre les valeurs de son pays contre l’adversité en « s’engageant volontairement au feu » alors qu’il n’est pas contraint de le faire. C’est la même démarche pour le médecin qui va « prêter serment » pour protéger la vie humaine. Il en est de même pour l’hospitalier qui va consacrer ses nuits à soigner les malades voire à les accompagner jusqu’à leur dernier souffle, pour l’humanitaire qui va œuvrer pour le « respect de la dignité humaine », pour le prêtre qui va « porter l’espérance » au travers de son sacerdoce. Nous pourrions ainsi multiplier les exemples en termes de formes d’engagement au sein de nos sociétés. Heureusement ils sont encore là, multiples, discrets et intemporels dans leurs expressions quotidiennes. Ils sont l’expression de notre humanité dans ce qu’elle a de plus louable.
Pour autant il nous faut nous battre plus que jamais pour resacraliser cette notion d’engagement à tous les niveaux. Nous assistons en effet depuis quelques décennies à un glissement des sémantiques du fait de l’emprise bureaucratique qui prévaut dans le fonctionnement de nos sociétés et dans la subordination de nos cerveaux. Il faut admettre que nos décideurs ont progressivement abandonné toute autorité face à leurs légistes et que nos populations, qui ont beaucoup perdu en discernement et en esprit critique, sont de plus en plus soumises à une multiplicité de processus juridiques et administratifs… Lorsque nous parlons « d’engagement » il nous est opposé désormais et quasiment systématiquement la notion de « professionnalisation » et de « contractualisation ». L’engagement est réduit à un acte juridique entre des parties prenantes, à un ensemble d’obligations envers des tiers en contrepartie d’un paiement ou d’un salaire … Il n’y a plus sur la forme que des règles d’engagement et l’engagement ne fait plus sens sur le fond.
Un soldat qui s’engage volontairement pour défendre son pays et qui vit l’épreuve du feu sur des terres lointaines en opérations extérieures ne le fait désormais que parce qu’il « a signé un contrat pour servir en tout temps, en tout lieu et en toutes circonstances ». Il n’est plus un valeureux « combattant volontaire » qui s’est engagé pour défendre de nobles causes mais juste un « professionnel » qui ne fait qu’exécuter un contrat en bonne et due forme. S’il meurt au combat ce ne sera que contractuellement et conformément aux « contraintes inhérentes à l’état militaire » mais désormais dans l’indifférence collective, excepté si le politique décide, pour alimenter une opportunité médiatique, d’en faire un héros pour quelques heures. Il en est de même si la société est touchée par un désastre naturel ou par un acte qualifié de terroriste, les victimes seront sublimées avec des milliers de bougies pendant 48h. Personne ne se pose honnêtement la question de savoir quel est vraiment le prix à payer et quels sont les véritables niveaux d’engagements individuels et collectifs qu’il serait nécessaire de mettre en œuvre pour assurer normalement la sécurité de nos sociétés… D’autres pays le font ! Mais il est plus aisé pour toutes les parties de s’enfermer dans une sorte de schizophrénie collective en instrumentalisant l’émotion, en glorifiant la victimisation et en neutralisant ainsi toute capacité de résistance et de résilience des populations face aux aléas de la vie ou aux turbulences de l’histoire. Après tout nous payons suffisamment d’impôts afin que nos « professionnels » assurent 24h sur 24h le « risque zéro » pour nos sociétés … Nous sommes dans la tragédie grecque par excellence !
Cette notion de « professionnalisation » et de contractualisation de la mission qui s’exprime d’abord sous un angle juridique avant de l’être en termes de sens et de valeur prévaut dans tous les domaines. Elle efface la notion de responsabilité, réduit les champs de liberté et détruit toute la sacralité inhérente à l’acte suprême qu’est fondamentalement l’engagement. L’humanitaire qui part dans un pays en guerre ou détruit par un désastre naturel doit d’abord être certifié et devra désormais respecter des process vérifiables et durables avant de penser à sa mission vis-à-vis des populations. Le médecin, et encore plus le chirurgien, devront avant d’envisager de sauver une vie humaine, s’assurer qu’ils sont bien protégés sur le plan juridique afin de pouvoir faire face à tout contentieux des patients. Même l’ecclésiastique aujourd’hui doit veiller à ce que son engagement spirituel soit d’abord conforme aux chartes édictées par ses autorités et imposées par les débats d’opinion avant de pouvoir prétendre porter un message d’espérance pour toute une communauté.
Nous marchons sur la tête et n’avons plus le sens de l’essentiel. Nous confondons de plus en plus le fait d’être professionnel quels que soient nos domaines de compétence et la notion d’engagement qui est ce supplément d’être et cette force d’âme qui s’incarnent au travers des actions que nous pouvons porter au profit des autres. Pourtant l’histoire nous montre que la vie des sociétés, des peuples, des pays n’est au bout du compte qu’une somme d’engagements d’hommes et de femmes qui sont allés au-delà de ce que l’on pouvait attendre d’eux sur le plan juridique parce qu’ils avaient des convictions, des intuitions et la volonté de défendre des valeurs suprêmes. Ces valeurs sont la plupart du temps toujours les mêmes : celles de la dignité humaine, de la vie et de la liberté. S’engager c’est d’abord « promettre » que notre humanité sera toujours supérieure à la barbarie et à l’infamie et « porter cette espérance » sans laquelle notre vie n’aurait pas de sens. Cela vaut pour un couple qui s’engage pour fonder une famille jusqu’au soldat qui va jusqu’à donner sa vie pour défendre son pays et nos valeurs civilisationnelles.
Pour retrouver cette humanité qui fait la force et la singularité de notre histoire occidentale, il faut resacraliser sans attendre la notion d’engagement et arrêter de l’enfermer dans ces réductionnismes juridiques et administratifs qui tirent vers le bas tout ce qu’il y a de plus noble et de plus beau dans l’expression d’une vie humaine et dans le fonctionnement de nos sociétés. C’est le message de Saint Exupéry dans Pilote de guerre, message que nous devrions méditer sans cesse : « Nous nous sommes trompés trop longtemps sur le rôle de l’intelligence. Nous avons négligé la substance de l’homme. Nous avons cru que la virtuosité des âmes basses pouvait aider au triomphe des causes nobles, que l’égoïsme habile pouvait exalter l’esprit de sacrifice, que la sécheresse du cœur pouvait par le vent des discours fonder la fraternité ou l’amour… Seul l’esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’homme ».
27 août 2019
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