« Il faut se préoccuper des inégalités croissantes sur l’ensemble du continent »
Le 17 novembre 2016, le Cardinal André Vingt-Trois, Archevêque de Paris, Chancelier de l’ICP et Mgr Philippe Bordeyne, Recteur, ont remis le Docteur Honoris Causa de l’nstitut Catholique de Paris à l’Archevêque de Cantorbéry, le Dr Justin Welby.
Plus de 400 personnes réunies pour assister à la séance solennelle de rentrée académique 2016 en l’église universitaire Saint-Joseph-des-Carmes ; le primat de la Communion anglicane s’exprimant en français sur un thème d’actualité : notre vision de l’Europe au XXIè siècle à la lumière du Bien commun.
A l’issue de sa leçon académique, l’Archevêque de Cantorbéry a reçu les insignes de Docteur Honoris Causa de l’ICP, pour sa contribution exceptionnelle à l’éthique de l’entreprise et pour son engagement au service de la paix.
Allocution du Dr Justin Welby, Archevêque de Cantorbéry
C’est un grand honneur d’être parmi vous aujourd’hui, et de recevoir ce très prestigieux doctorat honorifique.
Nous nous trouvons aujourd’hui à un stade complexe dans la vie de l’Europe. De nombreuses questions semblent nous diviser, et nos dirigeants politiques prennent actuellement des décisions difficiles, à savoir, s’il faut bouger avec ces forces et comment le faire, ou s’il faut résister et chercher à renforcer les liens qui nous unissent.
Il y a de fortes incertitudes. Une semaine après la commémoration du Bataclan, nous sommes conscients des graves menaces de troubles, de la réalité de ceux qui sont aliénés, perturbés, radicalisés. Nous sommes conscients du cri de la dépossession et de l’aliénation dans le référendum britannique et les élections américaines. Nous entendons le cri, et nous craignons son écho dans toute l’Europe, en particulier dans les pays où les racines de la démocratie sont peu profondes et où les mauvaises herbes de l’autoritarisme prolifèrent.
À cela s’ajoutent les défis économiques et sociaux majeurs auxquels le continent est confronté, et il pourrait sembler frivole de parler d’une vision de l’Europe au 21e siècle à la lumière du bien commun.
Au milieu de tant d’incertitudes, n’est-il pas tout simplement préférable de donner la priorité à notre bien-être, que ce soit en tant qu’individus, ou en tant qu’États-nations ? C’est ce que beaucoup disent. « L’élite européenne a tort. Nous devons prendre soin de nous. » Il est certain que pour beaucoup, la réponse à Trump a été davantage d’Europe. Ce qu’ils entendent par ça, c’est qu’il faut plus de centralisme, plus de fédérations imposées, moins de flexibilité.
Je soutiens aujourd’hui qu’une telle réponse est totalement inadéquate quand on considère les défis auxquels nous devons faire face en tant que continent. Pour relever ces défis, il nous faut des réponses du 21e siècle, et nous trouverons des réponses satisfaisantes uniquement si nous les basons sur une vision que nous pouvons tous reconnaître, une vision à la recherche du bien commun. Ça ne sert à rien de traiter Dieu comme un instrument pour une Europe du 21e siècle, car le résultat est la création d’une idole, ce n’est pas le service du vrai Dieu dont la révélation en Christ constitue le fondement de nos valeurs. Je m’efforcerai de soutenir que l’avenir de l’Europe réside dans un processus de subsidiarité, de réimagination et d’inclusion, en particulier dans l’élaboration de concepts de toutes sortes de communautés intermédiaires.
C’est une vision théologique qui permet une vision commune, mais qui établit fermement les limites de ce qui est acceptable. Il nous faut une réponse du 21e siècle qui reprend les paroles que Jean Monet prononça lors de la signature du Traité de la communauté européenne sur le charbon et l’acier :
« Ce Traité […] doit ouvrir une brèche dans les souverainetés nationales, en substituant aux barrières du passé qui nous ont jusqu’à présent divisés et appauvris, des règles communes acceptées par tous et applicables à tous pour le bien commun. »
La reconstruction d’après-guerre, basée sur des politiques économiques et commerciales mutuellement avantageuses était la préoccupation immédiate des six nations signataires du Traité de la CECA. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un ensemble de défis différents.
Cependant, notre réponse à ces défis — le Brexit, la crise des migrants, la violence et le terrorisme à caractère religieux, et bien d’autres questions — doit être d’atteindre le bien commun, les institutions intermédiaires (les écoles, les organismes de bienfaisance, les entreprises, les églises, la société civile, et, pardessus tout, les familles) et la subsidiarité, plutôt que les barrières du passé.
Nous devons supprimer les barrières, les renverser, mais nous ne devons pas en ériger d’autres encore plus dangereuses.
Un ecclésiastique britannique qui parle du bien commun et d’une vision commune pour le siècle prochain vous rend peut-être sceptique. Aucun d’entre nous ne peut se permettre d’interpréter la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne comme si on relevait le pont-levis devant toutes nos relations avec le continent européen. Une vision pour l’Europe doit transcender les frontières de l’Union européenne.
Lorsque les tensions politiques montent, comme je suis sûr qu’elles le feront au cours des deux années et demi prochaines avant que le Royaume-Uni quitte l’Union européenne, il est encore plus nécessaire que l’église parle en une seule voix et qu’elle témoigne en un seul corps d’une vision commune pour une vie bien vécue ensemble. C’est dans cet esprit que je veux formuler les paroles que je vous adresse ce soir. Le chemin qui s’ouvre devant l’Europe doit être, en fin de compte, celui d’une Europe catholique. Je ne veux pas dire catholique romaine – bien que, plus tard, dans mon discours, je parlerai du besoin de puiser dans les profondeurs de l’Enseignement social de l’Église catholique, pour élaborer une vision pour l’Europe au 21e siècle.
Avant de m’étendre sur les caractéristiques éventuelles d’une Europe catholique avec un petit « c », je veux parler de l’état de l’Europe actuelle tel que je le vois. Il serait très facile de dédier la totalité de cette allocution aux questions économiques, sociales ou politiques auxquelles nous faisons face en Europe aujourd’hui. Alors, permettez-moi d’offrir un bref aperçu sur les questions que j’estime être essentielles dans chacun de ces aspects, et sur la façon dont elles peuvent aider et entraver la poursuite du bien commun.
L’état de l’Europe : l’économie
Depuis la création de la CECA, puis du Traité de Rome, la prospérité — énumérée plus visiblement dans la prospérité matérielle et économique — a constitué un pilier central de la coopération européenne. Les traités de Rome et de Paris font tous deux références à « l’amélioration constante des conditions de vie et de travail de leurs peuples [ceux des États membres] ». Lorsque nous étudions le progrès réalisé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on peut difficilement soutenir que la coopération européenne n’a pas été un grand succès sur le plan économique.
Bien sûr, depuis 2008, l’histoire est plus compliquée que ça. Dans le sud de l’Europe en particulier, des discours sur la réussite économique susciteraient la confusion et la colère.
La Grèce en est l’exemple le plus évident. On avait exhorté ce pays à intégrer la zone euro en se basant essentiellement sur un faux prospectus et une déclaration de créances bien au-dessous de la réalité, et donc en dehors des critères d’intégration à l’euro. Les personnes concernées, désirant voir un plus grand nombre de pays intégrer la zone euro, exercèrent un certain degré de collusion. En adoptant ce qui est en substance une devise étrangère, un pays perd la capacité d’assurer le service de ses créances en imprimant de l’argent pour résoudre ses problèmes au moyen d’une inflation. Il dépend donc des balances commerciales et de l’activité économique pour générer un revenu suffisant pour subvenir à tous ses besoins, y compris au service de ses créances.
Nous ne sommes pas trop surpris maintenant que la Grèce n’ait pas pu acquitter la facture lorsque la Grande récession est survenue en 2008. Qui plus est, les pauvres de toute une nation ont effectivement été déclarés en faillite involontaire à cause d’une mauvaise gestion passée et même d’une élite corrompue. Le poids est tombé sur ceux qui étaient le moins à même de survivre, et lorsque leur souffrance personnelle a été aggravée par la détresse désespérée de centaines de milliers de réfugiés, qui sont maintenant devenus des millions, ils ont reçu très peu d’aide. Ce que nous avons vu, c’est que le système de marché mondial, et en particulier l’Union européenne, prête de l’argent aux gens pour acheter des choses, puis étrangle leurs espoirs et leurs avenirs lorsqu’ils ne peuvent pas payer. Ce que nous avons maintenant, c’est la plus grande prison pour débiteurs de l’histoire européenne.
Donc, d’une part, nous considérons le progrès depuis la guerre et nous observons une énorme augmentation du bien-être matériel pour la grande majorité des Européens. Cependant, d’autre part, nous voyons des politiques qui poussent de larges sections de pays entiers vers des situations de plus en plus désespérées, sans aucune vision apparente sur la façon de surmonter les circonstances, et qui les maintiennent dans ces conditions.
Les problèmes sont exacerbés par des aspects de la pratique de l’Union européenne concernant la centralisation, la corruption et la bureaucratie, qui ont fourni des munitions faciles et bon marché aux adversaires de l’idéal européen, et qui ont fini par créer une mythologie que l’imaginaire collectif en Europe du Nord et aux marges de l’Europe du Nord a absorbée. En même temps, l’Europe semble s’être composée de trois couches : Bruxelles, les nations et les individus, ou les consommateurs. Les lobbies existent pour les agriculteurs, ou la pisciculture, ou pour un bon nombre d’autres secteurs. Cependant, les villes et des communautés, les familles et les groupes informels ne semblent pas être autant appréciés, valorisés et libérés. Pourtant, la société humaine que Dieu a créée va bien au-delà de l’individu ou de la bureaucratie. Elle est relationnelle, et pour cela, chaque forme d’institution relationnelle humaine quelle qu’elle soit – de la communauté de base qu’est la famille jusqu’aux petites et moyennes entreprises, ou l’église, ou autre, doit être traitée comme ayant une légitimité et une valeur dans le mélange riche et luxuriant de la société humaine européenne. Après tout, ces groupes intermédiaires sont véritablement le socle de la réussite de nos pays et de nos sociétés.
Négliger ainsi l’intermédiaire me semble également contredire la vision des dirigeants politiques qui ont initialement développé la coopération européenne d’après-guerre – Monnet et Schumann, Adenauer et de Gaulle. C’était une vision profondément morale, profondément chrétienne et pleine d’espoir.
Une vision pour « l’amélioration constante des conditions de vie et de travail » exige naturellement l’économie comme instrument de livraison, mais nous semblons avoir perdu de vue la façon dont l’économie avait été exploitée pour permettre l’épanouissement humain, plutôt que les structures économiques qui asservissent les êtres humains.
À quoi sert la coopération économique ? Quelle est notre vision à son égard ? S’agit-il simplement d’une courbe de croissance économique en hausse sur un graphique ? Ou le moteur de l’élaboration de politiques est-il quelque chose de plus grand, de plus prometteur ? Je veux faire une distinction ici entre ce que nous pouvons appeler l’intérêt général et le bien commun. Comme j’y ai déjà fait allusion, l’intérêt général se préoccupe de l’augmentation générale de la marée économique et présume qu’elle profitera à tout le monde. Le bien commun se préoccupe d’une marée montante qui soulève véritablement tous les bateaux.
Par conséquent, la politique économique nationale et régionale doit être réinventée — réalignée — pour libérer l’épanouissement humain. Cela veut dire qu’il faut se préoccuper de l’inégalité croissante sur l’ensemble du continent, non seulement par rapport aux revenus, mais également pour ce qui concerne la richesse, la santé, l’éducation et bien d’autres domaines. Ceci reflète une réalité changeante où « bien que l’on trouve encore les niveaux absolus de pauvreté et de désavantage économique les plus élevés dans l’ancien bloc de l’Est, [on trouve] maintenant les contrastes les plus frappants au sein des pays plutôt qu’entre eux. »
C’est au travers d’une telle préoccupation que nous commencerons à raviver une vision de l’objet de l’économie qui offre plus d’espoir et qui est davantage axée sur l’humain que les politiques les plus mercantiles que nous avons observées ces dernières années.
L’état de l’Europe : le social
La composition sociale de l’Europe en 2016 est radicalement différente de celle de l’Europe de Monnet et des autres pères fondateurs. Depuis la réunification de l’Allemagne et la chute de l’Union soviétique, nous avons constaté un changement radical dans la façon dont nous comprenons « l’Europe », observé particulièrement clairement dans l’adhésion (désirée or obtenue) à l’Union européenne. De nouveaux États indépendants ont émergé, des populations se sont retrouvées capables de se déplacer plus librement sur l’ensemble du continent. Et, effectivement, malgré une plus grande intégration au niveau politique, depuis la fin de la guerre froide, l’Union européenne a grandi et est passée de 12 à 28 (bientôt 27) États membres. L’absence notable d’un processus clair pour l’intégration au sein de l’Europe a été préjudiciable, outre tous les changements que nous avons observés pour ce qui concerne ceux qui viennent de l’extérieur des frontières européennes …
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