Bertrand Badie: «Il faut en finir avec la géopolitique et penser le monde à l’échelle des sociétés»

Article publié sur le site l’Opinion le 22/11/2020 par Jean-Dominique Merchet

Et si la nouvelle Realpolitik n’était plus de s’en tenir à la froide logique des intérêts nationaux et de la raison d’Etat, mais de prendre en compte les défis globaux, comme la sécurité sanitaire ou la mondialisation des imaginaires ? Cela amènerait à réviser l’idée même de puissance. C’est la thèse défendue par Bertrand Badie, l’une des figures de la réflexion française sur les relations internationales, dans son nouveau livre Inter-socialités – Le monde n’est plus géopolitique (CNRS Editions).

Dans votre dernier livre, vous affirmez que « le monde n’est plus géopolitique ​». A l’heure de l’affrontement entre les Etats-Unis et la Chine, ou, à une autre échelle, de la guerre du Haut-Karabakh, n’est-ce pas un peu provocateur ​?

L’affirmation semble paradoxale, parce que nous avons la fâcheuse habitude de regarder les problèmes nouveaux avec les lunettes d’autrefois ​: cessons de le faire et adoptons une vision plus audacieuse et plus éclairante. Si l’on décrit le conflit du Karabakh en langage classique, il s’agit bien d’une dispute territoriale et d’un conflit entre Etats. Toutefois, on y découvre surtout un problème social nouveau et grave ​: l’impossibilité croissante de territorialiser les identités, contrairement au vieux paradigme selon lequel la territorialité était l’instrument unique de gouvernement des populations. Les frontières sont de plus en plus fragiles et les dominations ne s’expriment plus seulement en fonction d’impératifs étatiques. D’autres formes de construction politique apparaissent, avec une grande variété de référents identitaires. A cet égard, le cas du Sahel est emblématique.

L’intervention militaire française au Mali ​?

Oui. Si l’on en croit le gouvernement français, nous ferions simplement face à des organisations que l’on qualifie de djihadistes et de terroristes, des ennemis qu’il convient de combattre de manière frontale. Or, la réalité est infiniment plus complexe. Ce conflit n’est pas le résultat d’un choc de puissance, comme autrefois, mais de la décomposition de sociétés. Au Sahel, les effets corrosifs de la faiblesse l’emportent sur les chocs de puissance. Pour les apprécier, il faut prendre en compte des paramètres écologiques (la désertification), économiques, institutionnels (le défaut d’Etat) ou intercommunautaires débouchant sur une compétition violente entre différents groupes abandonnés et livrés à eux-mêmes. Les entrepreneurs de violence profitent ainsi d’une situation qu’ils n’ont pas créée et qu’ils manipulent à leur guise, alors qu’autrefois la guerre était inventée par le stratège. Nous sommes donc face à une forme entièrement nouvelle de conflictualité. La faiblesse et ses effets belligènes l’emportent sur la puissance et on ne peut faire de meilleur cadeau à ces entrepreneurs de violence que de leur livrer bataille, construire aux yeux de tous leur statut de combattant local face à des armées étrangères. Chacun de nos succès militaires débouche ainsi sur des nouveaux affrontements armés.

La rivalité entre les Etats-Unis et la Chine n’est-elle pas géopolitique ?

Si on se réfère à la grande tradition des relations internationales, nous sommes en effet dans une banale confrontation de puissances. C’est ce qu’affirme par exemple l’Américain Graham Allison dans son livre Le Piège de Thucydide, évoquant le risque de guerre entre deux puissances, l’une émergente, l’autre déclinante. Je crois que c’est triplement faux. D’abord, rien ne permet de diagnostiquer un déclin de la puissance américaine. Ensuite, la puissance chinoise diffère du modèle classique. Enfin, le moteur de la rivalité n’est pas ce que Hobbes – philosophe anglais du XVIIe siècle, auteur du Léviathan – décrivait comme un « combat de gladiateurs ». La logique de l’affrontement auquel nous assistons concerne la puissance économique et normative, plus que militaire ou diplomatique, comme le suppose le modèle ancien. A l’exception notable de l’espace régional de la Chine, où Pékin est en quelque sorte piégé par le système international traditionnel et la présence de concurrents potentiels.

Dans votre livre vous citez Henry Kissinger : « La pandémie du coronavirus modifiera à jamais l’ordre mondial ». Or, Kissinger passe pour être un parfait représentant de la pensée classique que vous critiquez…

Même lui parle désormais de garantir « la solidarité sociale, les relations avec les sociétés » ! Le virus a mis en lumière le fait que les dimensions sociales et globales sont indissociables. C’est ce que j’appelle « l’inter-socialité ».

Vous privilégiez l’inter-social sur l’inter-national. Mais qu’entendez-vous par « social » ?

Tout ce qui se rapporte aux sociétés, pour faire l’économie de l’affreux néologisme « sociétal » ! Le social, c’est ce qui renvoie à l’humain. Or, aujourd’hui, l’humain repasse devant le citoyen, une notion qui a du mal à s’imposer en dehors du vieux monde. C’est un changement fondamental. Avec la mondialisation, on voit que le social l’emporte sur le politique qui lui court après et s’essouffle à vouloir le rattraper sans d’ailleurs y parvenir.

L’humain, celui qui est touché par le virus, donc…

Cette pandémie marque une phase très particulière : la sécurité nationale a cédé devant la sécurité globale. Or, la primauté de la sécurité nationale était le fondement de la création des Etats et c’est donc, pour eux, un moment très difficile à gérer. Ils manifestent d’ailleurs une incroyable résistance à accepter la globalité sécuritaire.

Comment définir cette sécurité globale ?

Il s’agit notamment des sécurités alimentaires, sanitaires, économiques ou environnementales, les vraies sources présentes des peurs humaines. Avec la mondialisation, ces questions l’emportent sur la géostratégie, en importance et en létalité. L’insécurité alimentaire tue plus que les missiles iraniens ou nord-coréens !

On vous rétorquera que vous manquez de réalisme !

Dans les relations internationales, ce que l’on appelle le réalisme a éclaté en deux. Comme instrument analytique, il se doit de prendre en compte la portée des paramètres sociaux, décisifs plus que jamais. Comme héritage de la vieille théorie des relations internationales, il garde sa facture classique et son utilité, car il permet de comprendre aujourd’hui la rationalité des choix gouvernementaux qui s’entêtent à prolonger un monde « westphalien » pourtant dépassé.

Vous décrivez un monde dans lequel « les imaginaires sont mondialisés ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Contrairement au modèle hérité de Carl Schmitt, le monde ne se construit plus dans la confrontation entre les nations, décrites comme « ennemies héréditaires », mais s’inscrit désormais dans des conflictualités mondialisées. C’est ainsi qu’on voit des jeunes Bretons partir faire le jihad en Syrie, des Tchétchènes se retrouver au Sahel ou des Algériens en Afghanistan. La mondialisation des imaginaires, avec l’abolition des distances due au numérique et la perte d’efficacité des frontières, a modifié les comportements sociaux.

Vous critiquez l’idée même de « puissance ». Qu’en est-il ?

Je critique l’idée classique de la puissance, celle de la longue aventure du monde issu du traité de Westphalie en 1648, qui régissait les relations entre Etats. Cette puissance ne gagne plus ! Hors des coalitions internationales, les Etats-Unis n’ont pas gagné une guerre depuis 1945 ! Et l’URSS pas plus, comme on l’a vu en Afghanistan. C’est aussi le cas de la France. Il faut donc aller au bout du raisonnement : la puissance ne peut fonctionner que contre la puissance, pas contre la faiblesse. Les canons ne peuvent rien contre des sociétés en lambeaux… Cela ne veut pas dire que la puissance ne peut pas se doter d’instruments nouveaux. On les voit émerger en pointillé, particulièrement en Asie.

Et en France ? On voit des initiatives comme le Paris Peace Forum ou diverses initiatives sur le climat. Le président Macron semble percevoir ce nouveau multilatéralisme. Qu’en pensez-vous ?

Emmanuel Macron énonce, mais ne concrétise pas ! Il y a des contradictions entre ce qu’il dit, ou disait durant la campagne présidentielle, et la politique actuelle de la France. Ces contradictions sont significatives d’une vision qui s’impose et dont il a la prescience et le pressentiment, comme Barack Obama ou Angela Merkel. Mais cette vision est annulée par la peur de perdre des avantages liés au bon classement de la France dans le schéma classique. Par exemple, le siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. Aux Etats-Unis, Obama et Trump ont voulu se désengager militairement du reste du monde : ils l’ont désiré, sans pouvoir l’accomplir, car face à ces idées nouvelles, tout un mécanisme se met en marche, dont les princes n’osent pas se défaire. Se séparer du vieux modèle fait peur, car c’est perçu comme aller vers l’inconnu.

Qu’est ce qui, selon vous, devrait changer dans la politique étrangère de la France ?

Il faut tout changer ! Faire l’effort de redéfinir ce qu’est la France dans un monde globalisé et ne pas s’en tenir à l’atlantisme qui a cours depuis fort longtemps. La France doit devenir une puissance mondialisée. Cela exige à la fois de la modestie et de l’ambition. De la modestie, parce que le temps de la diplomatie où l’on pouvait agir seul, en Afrique ou au Liban, est révolu… De l’ambition, en fondant une politique sur les interactions, sur l’interdépendance qui vient se substituer à la logique de souveraineté. L’affirmation de la puissance st devenue à la fois ringarde et inaudible. Nous sommes dans un monde où les rapports interétatiques sont devenus fluides, comme semble, par exemple, l’avoir compris Vladimir Poutine dans ses relations avec la Turquie. Aux notions d’ennemis ou d’alliés, nous devons privilégier celle de « partenaires ».

Professeur et auteur

Professeur à Sciences Po, auteur de très nombreux ouvrages, Bertrand Badie, 70 ans, est l’une des grandes figures de la réflexion française sur les relations internationales. Il vient de publier Inter-socialités – Le monde n’est plus géopolitique (CNRS Editions), un ouvrage dans lequel il synthétise sa pensée : pour lui, les « relations internationales ​» sont devenues des relations entre les sociétés, et non plus seulement les Etats.


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