À Mossoul, les cloches recommencent à sonner

Article paru dans le Figaro le 10/03/2023 par Claire Bommelaer

Accompagnée du père Olivier Poquillon, la directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, a visité, mardi dernier, le couvent Notre-Dame-de-l’Heure, dans la vieillle ville de Mossoul. ABDULLAH RASHID/REUTERS

Accompagnée du père Olivier Poquillon, la directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, a visité, mardi dernier, le couvent Notre-Dame-de-l’Heure, dans la vieillle ville de Mossoul. ABDULLAH RASHID/REUTERS

REPORTAGE – Depuis 2021, grâce au financement de l’Unesco, la vieille ville se reconstruit pierre à pierre. Les bâtiments religieux, chrétiens et musulmans, meurtris par Daech, reprennent vie.

Envoyée spéciale à Mossoul.

Les cloches du couvent mossouliote Notre-Dame-de-l’Heure résonnèrent à midi pile, et tout le quartier leva soudain la tête pour mieux entendre les douze coups. Quel symbole!

Afin de ne pas attiser les tensions avec al-Qaida, les dominicains avaient jugé prudent de les faire taire il y a une vingtaine d’années, avant de se les faire dérober dans le chaos de l’occupation de la vieille ville par Daech. Refondues l’année dernière dans une fonderie française, Cornille Havard, les trois cloches peuvent à nouveau scander le temps.

Le 7 mars, jour de leur remise en fonction, l’émotion des chrétiens – et pas seulement d’eux – était palpable, certains étant au bord des larmes. Au moment même, le vent se mit à souffler doucement sur ce coin de terre, berceau du christianisme et ancien martyr de la barbarie des fous de Dieu.

Ces trois carillons, «c’est la vie qui revient», estime le frère, sous les «Mabrouk!» («béni de Dieu», en arabe) des ouvriers ayant travaillé sur la restauration du couvent. La vie, la chance: le retour des cloches et la remise en état du cadran, offert par l’impératrice Eugénie en 1870 en guise de soutien aux chrétiens d’Orient, incarnent plus que cela.

Les trois carillons du couvent mossouliote Notre-Dame-de-l’Heure ont été remis en fonction, mardi dernier. ZAID AL- OBEIDI/AFP

Les trois carillons du couvent mossouliote Notre-Dame-de-l’Heure ont été remis en fonction, mardi dernier. ZAID AL- OBEIDI/AFP

Comme tout patrimoine redressé après des années de guerre, le couvent a un goût de victoire et de résilience. Lui qui fut transformé en centre de torture par l’État islamique, porte encore les stigmates de la bataille de Mossoul, qui fit rage entre octobre 2016 et juillet 2017.

«Nous allons conserver ces traces pour que chacun se souvienne», explique Omar al-Tawil, jeune musulman ayant été déplacé de guerre sous Daech et qui dirige désormais le chantier de réhabilitation. Le frère Olivier approuve cette stratégie, tout en voulant se projeter dans l’avenir: «Il y a quatre ou cinq ans, il n’y avait plus aucune famille chrétienne dans la ville, aujourd’hui il y en a entre 50 et 100, et ce n’est pas fini», affirme-t-il.

À peine ces mots d’espoir prononcés, devant une nuée de caméras irakiennes, l’appel à la prière venu de mosquées environnantes monta, puissant. «Ici, nous avons une origine commune et une responsabilité partagée pour faire revivre l’esprit de Mossoul», tranche le frère Olivier.

Cet «esprit», sorte de mythe pour les Irakiens et pour les Occidentaux, est un mélange indéfinissable de tolérance religieuse (les chrétiens ayant cohabité des siècles avec les musulmans), et de vie culturelle et intellectuelle.

Qu’importent les guerres, l’invasion américaine, puis les exactions de l’État islamique, il continue de nourrir les pensées comme les discours. Au-delà des divisions politiques persistantes entre les communautés, chacun à Mossoul appelle de ses vœux sa renaissance.

«Dès que les drapeaux noirs de l’État islamique ont été mis en berne, en 2018, j’ai proposé, lors de la conférence internationale pour la reconstruction de l’Irak, que l’aide internationale serve aussi à la culture, à l’éducation et au patrimoine», rappelle la directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, venue pour la première fois en Irak, du 6 au 8 mars.

Savoir-faire patromoniaux

105,5 millions de dollars, dont 50,4 versés par les Émirats arabes unis, 38,5 par l’Union européenne et 16,6 par des pays et des fonds, ont été mobilisés par l’Unesco. Outre le couvent Notre-Dame-de-l’Heure, deux autres chantiers emblématiques pour les habitants, celui de la mosquée al-Nouri et du minaret al-Hadba, et celui de l’église syriaque catholique al-Tahira, battent actuellement leur plein.

Signature du quartier ancien, avec son minaret penché, le complexe musulman al- Nouri fut lui aussi au cœur du drame. C’est depuis sa mosquée, aujourd’hui en train de se relever, qu’Abou Bakr al-Baghdadi proclama, en 2014, le califat de l’État islamique. Difficile de faire surgir aujourd’hui des images de ce prêche de haine: la chaire a disparu, et a été remplacée par des barres de soutènement.

En partant, Daech tenta de faire table rase de la mosquée, en la faisant exploser, et une chaîne humaine empêcha sa destruction totale. Comme au couvent dominicain, des cicatrices – sous forme de cavités qui contenait des explosifs – perdurent.

Au printemps 2024, la mosquée et le minaret auront repris forme, après avoir été restaurés de manière traditionnelle. «Nous avons récupéré 45.000 briques, et fabriquons les autres à la main.À la demande des habitants du quartier, la tour va même être reconstruite penchée, alors qu’elle ne l’était pas à l’origine», explique Omar Taqa, ingénieur et chef du chantier. Avec l’aide de l’Unesco, des formations et une transmission de savoir-faire patrimoniaux s’organise, et près de 5000 emplois locaux ont été créés.

Lors de la visite du chantier, outre des officiels et une longue ligne de représentants des communautés religieuses irakiennes (musulmanes, chrétiennes et yazidies), de nombreux jeunes – hommes et femmes -, nantis de casques de chantier, incarnaient cette relève.

Un peu plus loin dans la vieille ville, l’église al-Tahira redresse la tête, ce qui donne des ailes à l’archevêque Younan Hano. Lui aussi se trouve à la tête d’une communauté éparpillée, au Kurdistan, dans d’autres villes irakiennes, ou même à l’étranger. Au pied des échafaudages, lui aussi espère que son église rénovée fera revenir des chrétiens.

Difficile de savoir quand et combien choisiront de revenir sur les lieux. Si la ville moderne fonctionne, le vieux Mossoul est encore à moitié un cimetière. À côté, deux petites épiceries qui ont rouvert, des ruines de maisons, d’où émergent des fragments d’anciennes pièces d’habitation, montrent que le passé n’est pas encore rattrapé.

La renaissance

Devant les amoncellements de débris bouleversants, des bornes rouges indiquent que les décombres n’ont pas été déminés. Toute la visite d’Audrey Azoulay avait d’ailleurs été organisée sous haute sécurité, des bans de militaires austères et de policiers armés jusqu’aux dents ouvrant la difficile progression à travers les ruelles étroites.

Mais la force des travaux en cours est telle que l’impression de désolation recule. «Désormais, je vois la beauté», constate le ministre irakien de la Culture et des Antiquités, Ahmed Fakak al-Badrani, aux pieds des nouveaux pilastres. Tout en ajoutant: «Ce sont les habitants et les communautés qui referont l’esprit de Mossoul, des bâtiments patrimoniaux ou cultuels refaits à neuf mais vides ne serviraient à rien.»

Raisonnement imparable qui a conduit l’Unesco à consacrer une partie de son aide à la réhabilitation de 124 maisons anciennes. Une quarantaine sont achevées et habitées. Des fraîches cours intérieures et des murs blancs bordés d’albâtre vert, matériau typique de Mossoul, remplacent aujourd’hui les ruines.

Audrey Azoulay a remis une clé à une famille, puis a pris un café à la cardamome avec une autre. Moments que l’on aurait pu croire dictés par l’émotion. Mais qui sait ce que les uns et les autres, souriants devant les photographes, vécurent ces dernières années? Massacre des minorités, femmes lapidées, marché aux esclaves, Mossoul et ses habitants reviennent de l’enfer.

La visite officielle mossouliote s’est achevée à l’université, où se trouvait la fabuleuse bibliothèque contenant des manuscrits anciens du VIIIe siècle.

Entourée de jeunes étudiants, Audrey Azoulay passa un moment penchée sur des livres à moitié brûlés en 2017, puis récupérés dans les décombres. En marge des meurtres et de la terreur, Daech n’oublia pas de détruire des œuvres d’art – on se souvient des images chocs diffusées sur les réseaux sociaux – et, bien sûr, de s’attaquer à la connaissance livresque. «Un million de documents sont partis en fumée», explique Sayf al-Ashqar, directeur de la bibliothèque.

Ayant lancé des appels à l’aide, il a depuis fait rentrer 40.000 ouvrages, qui s’étalent dans les rayons. Une goutte d’eau dans la mer? Avec eux, «la connaissance et donc la renaissance des habitants» est en marche, affirme au contraire le directeur.


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