«Prévoir le pire: difficulté de la prospective stratégique».

Article paru sur le site de l’Opinion le 21/07/2020 par Frédéric Charillon

« La résistance à l’anticipation, qui dérive de l’aversion au risque, est un phénomène connu de la sociologie des organisations. En ces temps d’incertitudes, elle peut coûter cher »

La crise sanitaire – qui n’est pas terminée – a montré que le monde, tous régimes politiques confondus, avait été pris de court sur un scénario (celui d’une pandémie) pourtant maintes fois évoqué aussi bien par les documents officiels de multiples ministères que par des acteurs privés plus qu’audibles (comme Bill Gates). L’épisode a montré le fossé entre d’une part le fait d’évoquer volontiers une configuration déplaisante de façon purement théorique, et d’autre part l’incapacité d’agir en conséquence. Un fossé, pour tout dire, entre le confort autolégitimant qui consiste pour certains services à discourir sur le pire dans un exercice in abstracto, et la difficulté à alerter au plus haut niveau de la décision sur la crédibilité de telles conjectures.

Qu’il s’agisse d’imaginer une guerre, un effondrement financier mondial ou une autre hypothèse douloureuse, les freins sont les mêmes : il est plus rassurant de discréditer le lanceur d’alerte que d’imaginer les ajustements coûteux qu’impliquerait la prise en compte de ses avertissements. La résistance à l’anticipation, qui dérive de l’aversion au risque, est un phénomène connu de la sociologie des organisations. En ces temps d’incertitudes, elle peut coûter cher. Quelle posture adopter et quels outils mobiliser pour savoir anticiper le pire sans tomber dans la paranoïa ?

Résistances à l’anticipation

A la fin de la Guerre Froide, la plupart des universitaires occidentaux et des gouvernants prévoyaient une confrontation durable qui se terminerait par un conflit, sans doute à l’avantage de l’URSS, stratégiquement supérieure car dotée d’une population disciplinée par un régime totalitaire, lequel, pensait-on, ne pouvait se réformer de l’intérieur. Erreur sur toute la ligne. L’invasion du Koweït, l’explosion des Balkans, les attentats du 11 septembre 2001 ou les soulèvements arabes avaient été au mieux envisagés comme cas d’école, au pire ignorés dans leurs signaux précurseurs. Aujourd’hui, une initiative brutale de la Russie ou de la Chine, une déflagration en Méditerranée, une vague de soulèvements sociaux résultant de la crise économique induite par la pandémie, une catastrophe environnementale, sont dans les têtes mais peut-être pas dans les budgets. Nous avons pourtant appris que tout arrivait, même un président américain qui n’est pas sûr d’accepter les résultats de l’élection en cas de défaite (« je verrai », dit-il…).

Malgré l’expérience britannique aux Falklands en 1982, proposer aujourd’hui, en France, d’étudier un scénario d’invasion d’un territoire français d’outre-mer par une puissance voisine (Venezuela, Brésil…) serait probablement voué à l’échec et tourné au ridicule

La première résistance à la prospective est bureaucratique : valider un scénario sombre, c’est quitter le rôle de l’agent rassurant, risquer d’être perçu comme impressionnable et dispendieux. Il est certes plus facile de disserter sur un cauchemar théorique que de calculer le coût des mesures nécessaires pour l’éviter. Le cas de Roselyne Bachelot souhaitant un achat massif de masques en 2010 et accusée d’en faire trop est un exemple désormais célèbre.

L’autre résistance est intellectuelle et culturelle, que les sciences sociales résument par l’expression de « dépendance au sentier » ou difficulté à sortir des chemins balisés : on n’envisage que ce qui est déjà dans les cartons. Malgré l’expérience britannique aux Falklands en 1982, proposer aujourd’hui, en France, d’étudier un scénario d’invasion d’un territoire français d’outre-mer par une puissance voisine (Venezuela, Brésil…) serait probablement voué à l’échec et tourné au ridicule.

Quelle posture ?

Faut-il d’ailleurs vraiment tenter d’anticiper tous les scénarios ? Lorsqu’il proposait, après les attentats de 2001, de réfléchir aux « unknown unknowns » (ces inconnues que l’on ne sait même pas ne pas connaître), Donald Rumfeld risquait de mener le pays tout droit à la paranoïa générale. Doit-on alors concentrer la réflexion, l’anticipation et les budgets sur les risques les plus vraisemblablement imminents ? Mais c’est précisément ce qu’attend l’adversaire, et ce qui risque de repousser aux calendes grecques la préparation de scénarios moins géopolitiques (comme une crise sanitaire).

Faut-il plutôt cultiver la résilience à la fois de l’Etat et des sociétés, pour faire face matériellement et psychologiquement à n’importe quel type de menace, du terrorisme à la catastrophe naturelle, de l’attaque surprise à l’agression peu conventionnelle ? C’est bien sûr l’idéal, mais le comportement estival actuel des sociétés (le fameux « relâchement »), pourtant prévenues face à un risque sanitaire expérimenté fraîchement dans son caractère dramatique, montre la difficulté de la tâche sur des configurations plus diffuses.

Quels outils ?

Comment inciter l’exécutif à sortir de la « dépendance au sentier » sans se ruiner en préparatifs tous azimuts, ce que le contexte ne permet d’ailleurs pas ? La multiplication des bureaux d’études, de prospective, de réflexion stratégique, de planification ou autres appellations rassurantes lorsqu’il s’agit uniquement de les créer, n’apporte rien si ces organismes ne sont pas en prise directe avec ceux qui décident in fine. On a longtemps spéculé sur ce que pourrait apporter un « Conseil national de sécurité à la française » relié à l’Elysée (ce qui n’est pas du goût d’autres départements).

Le problème réside toujours dans la courroie de transmission : les meilleures analyses prospectives ne valent que si elles aboutissent à des décisions exécutables

Ailleurs, on expérimente des cellules chargées de se faire « l’avocat du diable », c’est-à-dire de remettre en cause systématiquement (et confidentiellement), avec des éléments précis et sérieux, les décisions, orientations, préparatifs officiels (fonction que les « shadow cabinets » à la britannique peuvent également tenir). D’autres en appellent à des « bureaux des affaires non classées » (pour reprendre la formule popularisée par la série X-Files), c’est-à-dire chargés d’étudier des pistes peu orthodoxes. Mais le problème réside toujours dans la courroie de transmission : les meilleures analyses prospectives ne valent que si elles aboutissent à des décisions exécutables.

Deux impératifs apparaissent : 1- prévoir les effectifs pour rendre lisibles en haut lieu les travaux précurseurs mais que personne n’écoute (la révolution égyptienne de 2011 n’a certes pas été anticipée en tant que telle, mais tout conduisait à la voir inéluctable dans un ouvrage réalisé par le centre de recherche français au Caire – L’Egypte au présent¸ 2011. Un ouvrage de… 1179 pages). 2- Rattacher ces effectifs aux décideurs ultimes, et donc les faire diriger par une personne ayant sa confiance et son écoute. Mais tout le monde n’a pas son Henry Kissinger (quels que soient ses défauts par ailleurs), ou n’a pas envie de l’avoir.


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