Syrie : après la guerre, comment gagner la paix ?

Article paru sur le site du journal Le Figaro le 13/09/2017 par Caroline Galactéros

Alors que la fin de l’EI approche, ses territoires reconquis inexorablement par Damas, la Syrie sera-t-elle libérée des jeux d’influence des grandes et moyennes puissances qui cherchent à sécuriser leurs intérêts économiques et politiques au Moyen-Orient? Analyse de Caroline Galactéros.

Alep, Palmyre, Mossoul, Deir Ez-Zor, bientôt Raqqa: l’Etat islamique et ses affidés sont en déroute, la dimension territoriale du Califat réduite à peau de chagrin. Chacun revendiquera bientôt la victoire sur l’hydre qui déjà est en reconstitution ailleurs et autrement.

La Syrie a donc résisté, au prix d’innombrables souffrances, à sa destruction programmée. Elle a su trouver des alliés de conviction mais surtout de circonstance, qui entendent désormais maîtriser le volet politique de sa renaissance au mieux de leurs intérêts régionaux et globaux. Et maintenant la paix?

Pas si simple et encore moins sûr. Car le théâtre syro-irakien est celui d’une confrontation politico-stratégique de fond entre USA, Russie et Chine et leurs alliés, concurrents et proxys respectifs, tous conduits à monnayer leur allégeance. Car l’instrumentalisation tous azimuts de la querelle confessionnelle sunnite-chiite montée en épingle, masque simplificateur de convoitises plus prosaïques et de rivalités dynastiques ou simplement politiques – a atteint des sommets et entraîné puissances régionales et globales dans une course à l’influence que nul ne maîtrise vraiment.

Russie, Iran, Turquie, monarchies sunnites du Golfe mais aussi Chine, Etats-Unis, Israël, Grande-Bretagne – en retrait mais depuis toujours à la manœuvre – et même nous Français, naïvement englués dans des allégeances indéfendables et dangereuses, tous se liguent et/ou se déchirent au gré des gains espérés et des rapports de force exprimés.

C’est là que le bât blesse. Car si l’on feint aujourd’hui la convergence radieuse des volontés au service de la paix et de l’éradication de «Daech», la réalité est bien moins claire, et encore moins «morale». Il s’agit surtout pour le camp occidentalo-sunnite et en urgence désormais, d’effacer l’affront de cette impensable victoire du régime syrien décrit comme moribond depuis presque le premier jour de la «révolte populaire» de 2011, qui est toujours bel et bien là et fait spectaculairement mentir toutes les incantations occidentales appelant à son effacement.

L’homme «qui ne méritait pas d’être sur Terre» selon un ancien ministre des affaires étrangères? Toujours au pouvoir, auréolé de sa résistance victorieuse à une pression extrême impuissante à le faire tomber.

L’armée syrienne exsangue, incapable, composée uniquement de milices étrangères? Une force incroyablement résiliente et désormais très aguerrie en contre-guérilla.

La Syrie, Etat promis au dépècement et réduit à sa portion «utile»? Un pays qui recouvre à grands pas sa souveraineté territoriale.

«Le peuple syrien massacré par son tyran Assad»? Une population martyrisée, exilée pour une grande part, mais dont le gros est demeuré sous la protection du «tyran» contre la terreur djihadiste depuis des années.
Bachar el Assad, qui, avec la Russie, ne combat pas l’EI et en est même carrément le créateur?

Un homme dont l’armée et ses alliés, après avoir réduit à ses portes ses avatars -al Nosra et consorts- cherche sans équivoque à en finir avec le Califat à Deir ez-Zor.

C’est toute une rhétorique, un matraquage ahurissant qui en cet automne 2017 font… Pshitt!

La méthode Coué a des limites et les faits sont plus têtus encore que les sinistres calculs d’un «Occident» qui a cru pouvoir régner encore en divisant à l’infini. Le verdict est sans appel. Mossoul est tombée, puis Palmyre, demain Raqqa, les islamistes stipendiés par Washington, Tel-Aviv, Londres, Ankara, Doha et Riyad sont pour certains lâchés par leurs mécènes et réduits à monnayer leur reddition à Idlib, pour d’autres, en train d’échafauder leur prochaine réincarnation maléfique. Avec les mêmes parrains? Il faut souhaiter que non.

Dès lors, l’équation est malheureusement assez claire: Comment pour Washington, Tel Aviv et les puissances qui leur ont emboîté le pas et déchantent cruellement désormais, supporter cette triple humiliation militaire, politique et stratégique sans chercher désormais à miner la paix? Comment sauver la face … et sa mise?

Comment, pour Israël, entrer dans les bonnes grâces de Moscou et faire pièce à l’émergence du Hezbollah comme acteur régional puissant? La récente violation de l’espace aérien libanais par l’Etat Hébreu pour frapper la Syrie en échappant à la bulle de surveillance russe témoigne que ce n’est pas gagné… Surtout, comment entraver désormais l’avance du projet iranien d’un «corridor chiite» terrestre reliant Téhéran au Sud-Liban (grâce au Hezbollah) et passant par l’Irak chiite et la Syrie d’Assad?

L’heure n’est donc pas à la reconnaissance des erreurs d’interprétation et des torts ou au compromis pragmatique visant à libérer la région de l’engeance islamiste. La fin de partie n’est pas sonnée et le jeu demeure assez «tordu». Les peuples syrien, irakien, libyen et yéménite n’ont pas fini de souffrir pour permettre aux ambitions des puissances de se mesurer encore sur leur dos et comble du cynisme, au nom de leur bien-être ….

A la veille d’un nouveau round de négociations à Astana sur l’avenir politique de la Syrie, sous maîtrise russe (et iranienne) les 14 et 15 septembre, qui manifestera plus encore la marginalisation de Washington et de ses alliés, cette urgence s’exprime désormais clairement sur le terrain. Car, sans l’Est syrien et l’accès des forces du régime à la frontière syro-irakienne, le corridor chiite est mis à mal (d’où la volonté farouche des Iraniens de gagner la bataille de Deir ez-Zor).

Les Etats-Unis, pour contrer cette offensive iranienne, ont d’abord lancé contre l’Armée syrienne et les milices chiites, les «rebelles modérés» du Front Sud, venus de Jordanie et appuyés par la base américaine d’Al-Tanf. Cette stratégie a échoué, les rebelles ont été encerclés et les check-points à la frontière jordanienne au Sud de la Syrie progressivement repris par les troupes loyalistes. Désormais, Washington s’appuie sur l’alliance arabo-kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS), commandées par les YPG kurdes mais dont la majeure partie des combattants sont au Sud des Arabes, suite au ralliement de tribus locales. Ce sont ces forces qui sont engagées dans la bataille de Raqqa.

De son côté, l’armée syrienne, depuis la reprise de Palmyre fin mars dernier, a réalisé la semaine dernière une percée sans précédent sur la route Damas – Deir ez-Zor, brisant le siège qui touchait l’ouest de la ville encerclé par l’EI depuis 2014. L’armée syrienne rejoint ainsi la rive occidentale de l’Euphrate.

Et voilà que, comme par hasard, elle s’y trouve confrontée aux FDS, qui elles ont effectué une percée au Sud vers Deir ez-Zor et sont désormais aux portes de la ville, mais à l’Est de l’Euphrate cette fois-ci, pour empêcher les forces loyalistes de franchir le fleuve.

Parallèlement, il se dit qu’une «armée nationale» (confusion sémantique intentionnelle) financée par Doha, Ankara et Ryad, émanant de la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (CNFOR) et composée d’une quarantaine de groupes djihadistes liés de près ou de loin à l’ex Front al Nosra (al Qaeda) serait en train de naître avec pour objectif de «combattre Assad» et les terroristes (sic)…

Si l’alliance arabo-kurde s’emparait de l’Est de Deir ez-Zor, la ville serait alors coupée en deux, des deux côtés de l’Euphrate, Elle deviendrait un petit Berlin version 1945, divisé en zones d’influence où les chiens de faïence se toisent …

Pour l’heure, Damas a dépêché des barges de débarquement et des ponts flottants. L’Armée syrienne n’acceptera pas d’être cantonnée sur la rive occidentale de l’Euphrate. Ce serait un coup d’arrêt insupportable porté à la reconquête. Un conflit ouvert entre les deux protagonistes est néanmoins peu probable, Washington et Moscou n’ayant rien à gagner d’une confrontation directe et cherchent plutôt à ouvrir des zones de déconfliction. Trump, toujours pragmatique, a même récemment déclaré que l’objectif américain principal en Syrie était de «tuer ISIS», non de renverser Assad…

Mais chaque jour qui passe le voit plus isolé et contrôlé par le tentaculaire système qui décide de facto à Washington, fossilisé sur les vieilles logiques néoconservatrices toujours à l’œuvre au sein des armées, des Services et des lobbys économiques. Le front diplomatique enfin n’est pas plus rassurant. Que ce soit à Astana, à Genève ou au sein d’un quelconque «Groupe de contact», l’enjeu demeurera pour Moscou comme pour Washington, de sélectionner et de promouvoir des interlocuteurs sunnites présentables, anciens islamistes pouvant apparaître représentatifs mais surtout contrôlables pour peser sur la négociation politique lorsque le statu quo militaire optimal sera atteint.

Ce «casting» largement artificiel n’est pas une mince affaire, on en conviendra, mais aussi un grand classique de la scène internationale. Quels qu’ils soient, ces interlocuteurs n’auront de poids politique qu’en fonction de l’évolution du rapport de force sur le terrain.

Quant aux Kurdes enfin, cessons là aussi de feindre de croire que leur rêve étatique, légitime ou non, prendra corps. Le soutien américain à leur «cause» disparaîtra lorsque Daech sera défait. Les pays rivaux qui abritent des minorités kurdes sont tous d’accord sur une chose: pas question d’entamer leur intégrité territoriale à leur profit. Téhéran et Damas, qui se rapprochent à grands pas, en témoignent.

Peut-être ce réalisme opportuniste ira-t-il demain jusqu’à permettre une réconciliation entre Damas et Ankara, parrainée par la Russie et l’Iran.

Caroline Galactéros est Docteur en Science politique et colonel au sein de la réserve opérationnelle des Armées, Caroline Galactéros dirige le cabinet d’intelligence stratégique «Planeting». Auteur du blog Bouger Les Lignes, elle a publié Manières du monde. Manières de guerre (Nuvis, 2013) et Guerre, Technologie et société (Nuvis, 2014).


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