« Sur la religion »

Article paru sur le site « la Nef » en février 2018 par Christophe Geffroy

Membre de l’Institut, Rémi Brague est professeur émérite de philosophie à la Sorbonne et à l’université de Munich. Auteur d’une œuvre importante, il vient de publier un nouvel ouvrage, Sur la religion : occasion de le rencontrer et de le faire parler sur ce livre et sur d’autres sujets d’actualité.

La Nef – L’Église et l’État, écrivez-vous, n’ont jamais été ni séparés ni réellement unis : pourriez-vous nous expliquer cela ? Et comment qualifiez-vous la période de la « chrétienté » en termes de relations Église-État ? La notion de « distinction » (employée habituellement par les papes) plutôt que « séparation » n’est-elle pas plus adéquate ?

Rémi Brague – Je voulais dire qu’il n’y a jamais eu une unité initiale qu’il aurait fallu briser. L’Église et l’État ont toujours été distincts. Au début, l’État impérial romain persécutait les communautés chrétiennes. Comment alors les confondre ? Avec le tournant de Constantin, l’État romain chercha à capter à son service l’énergie chrétienne, et bien des dignitaires s’y laissèrent prendre. Mais aussitôt, le droit canonique se constitua comme citadelle de l’indépendance de l’Église, et le mouvement monastique lui fournit ses troupes de choc… La période dite de chrétienté est traversée par un bras de fer constant entre l’Église, avant tout la papauté, et les empereurs, puis les rois.

C’est précisément parce que l’Église et l’État sont séparés, dites-vous, que la question se pose pour nous en ces termes, mais ce n’est pas le cas ailleurs : pouvez-vous vous expliquer ?

Dans le monde antique, les royaumes d’Égypte et de Mésopotamie, la Cité grecque, puis les royaumes hellénistiques, enfin l’Empire romain, constituaient des totalités dans lesquelles le religieux, le social, le politique, etc., ne se distinguaient pas. Le roi était souvent aussi prêtre. Parfois, la religion se confondait avec l’appartenance à un peuple, et à un peuple organisé politiquement, sous un souverain. Ainsi en Perse ancienne, ou dans le Shinto japonais. Il n’existe pas alors un principe de regroupement qu’on pourrait appeler une « Église » et qui serait autre que la nation, la société civile, ou l’État.

Contrairement à une idée largement reçue qui voit dans les Lumières l’origine de la liberté occidentale, vous montrez que notre liberté n’est pas la conséquence d’un éloignement du christianisme mais qu’elle lui est au contraire redevable par une tradition remontant au Moyen Âge : pourriez-vous nous expliquer cela ?

Sur les Lumières, il serait temps de faire un peu la lumière… Il y a de tout dans ce que l’on met sous ce mot, y compris des Lumières catholiques en Autriche, Bohême, Bavière, Toscane, etc. Le libre arbitre de la volonté est une invention d’Augustin. Pendant la Querelle des Investitures, au XIe siècle, Papauté et Empire avaient pour revendication commune libertas. Les franchises accordées aux « villes libres » datent du XIIe siècle. Le droit des gens vient de l’École de Salamanque, au XVIe siècle, etc.

Vous montrez même que cette liberté est déjà implicite dans l’Ancien Testament : de quelle manière ?

Elle ne l’est pas dans la législation, qui accepte l’esclavage, comme toute société antique, et se contente de le réglementer. Mais elle est présente comme principe, et au plus haut niveau, puisqu’il s’agit de la relation de l’homme à Dieu. Les événements fondateurs de l’histoire d’Israël sont racontés comme des libérations, la sortie (exode) de la captivité égyptienne, puis le retour des otages en exil à Babylone. Ayant été étranger, le peuple doit comprendre ce que ressentent les étrangers présents en son sein, et ne pas les asservir. Le sabbat est un jour libre, aussi pour les domestiques et les animaux. Le Dieu biblique accepte d’entrer en relation avec l’homme. Il lui propose des alliances qui lient les deux parties contractantes. Il accepte de négocier avec l’homme. Il ne demande pas qu’on soit ses esclaves, mais qu’on l’aime. Il y a là le germe de toute une dynamique de libération. Elle débouche sur le « je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis » de Jean (15, 15) et sur le « le Christ nous a libérés pour la liberté » de Paul (Galates 5, 1).

Pourquoi des institutions libres ne se sont-elles développées qu’en terre chrétienne ?

Le fait est là, sans exceptions. La démocratie grecque était un club de mâles, de condition libre, parfois propriétaires d’esclaves, et jouissant des droits de citoyenneté. On ne trouve de la démocratie au sens moderne que dans des pays soit de tradition chrétienne, soit colonisés (l’Inde) ou ouverts de force (Japon) par ceux-ci. Dans les faits, la démocratie indienne conserve les castes… Et bien malin qui y démêlera la part de l’hindouisme et celle des mœurs parlementaires importées par le colonisateur britannique. Le Japon doit sa démocratie à la révolution-restauration impériale de l’ère Meiji, elle-même réponse au coup de force du commodore Perry (1842), mais aussi aux Américains du général McArthur. Pourquoi cette coïncidence entre régions christianisées et institutions libres ? Il faudrait tenir compte de toute une série de médiations, mais Bergson avait raison de dire que la démocratie est « d’essence évangélique ». Il est clair que la conception chrétienne de l’homme et de sa dignité intrinsèque est quelque part au fondement.

Vous êtes l’un des douze signataires de la « déclaration de Paris » intitulée « Une Europe en laquelle nous pouvons croire » : pourquoi cette déclaration, qu’est-ce qui vous semble le plus urgent à réformer dans l’actuelle construction européenne ?

Je n’ai participé à l’élaboration de cette déclaration qu’à la toute dernière étape. Le mérite en revient avant tout aux Néerlandais du groupe Vanenburg. Son but n’est pas politique. Elle n’est signée par aucun politique, sauf R. Legutko, qui a été ministre de l’éducation en Pologne, mais qui l’a été parce qu’il était d’abord professeur d’université. Bien sûr, nous souhaiterions qu’elle pousse les politiciens à réfléchir, dans chaque pays comme à Bruxelles, et éventuellement à infléchir leurs décisions. Mais rien d’étonnant à ce que, pour nous qui sommes des intellectuels, nous visions essentiellement, pour parler comme Renan, une « réforme intellectuelle et morale ». Le fonctionnement des institutions européennes prête le flanc à bien des critiques de nature technique, qui ont été élevées par d’autres. Ce dont nous souhaiterions que certains dirigeants européens se guérissent est la vision utopique d’un monde où les individus ne seraient définis que par leurs désirs, leurs « droits » à les satisfaire et leur pouvoir d’achat, ces consommateurs interchangeables dont rêverait le marché, s’il pouvait prendre conscience de sa logique interne…

Vous ne partagez pas l’affirmation commune qui voit dans l’islam à la fois une religion et un système politique : la réalité ne démontre-t-elle pourtant pas cette confusion ?

Le slogan est celui des Frères Musulmans. La réalité est à la fois plus ouverte et plus sombre. Plus ouverte en ce que les sources que les musulmans croient révélées, le Coran et le Hadith, ne disent rien de précis sur la forme de gouvernement voulue par Allah. Si, de fait, tous les pays musulmans sont aujourd’hui des monarchies, royautés ou dictatures plus ou moins avouées, rien ne s’oppose en principe à la forme démocratique de l’État. Plus sombre, aussi, en ce que la revendication islamique ne porte pas seulement sur la vie politique, mais sur la totalité des normes qui régissent la vie humaine, donc aussi la morale personnelle, familiale, sociale, économique, etc. Une démocratie islamique serait gouvernée par des présidents, ministres, députés, etc., qui seraient élus selon le mécanisme du vote majoritaire. Mais ils ne pourraient légiférer en se fondant sur leur conscience. Tous jusqu’au dernier se considéreraient tenus de se régler sur telle ou telle forme de la charia. Ce qui pourrait aboutir à un contrôle par un conseil de docteurs de la Loi, comme dans l’Iran actuel.

La religion est-elle intrinsèquement source de violence, comme certains l’affirment ?

Ce qui est vrai, c’est que l’attachement aveugle et inconditionnel à une réalité fomente la tentation de l’imposer par la force. Mais cela ne vaut pas que des religions. Les pires violences du XXe siècle ont été le fait de régimes non seulement anti-religieux, mais désireux d’en finir avec la religion. Lénine a mis tout en place, Staline a appliqué avant de relâcher la pression pendant la guerre – il fallait mobiliser toutes les énergies –, et c’est le débonnaire Monsieur Khrouch­tchev, si populaire en Europe, qui a relancé la persécution contre les chrétiens. Hitler a commencé par les Juifs, et prévoyait d’éliminer les Églises chrétiennes une fois la guerre gagnée. On a tué au nom de la nation en 14, de la classe après 17, du progrès au Mexique, de la race après 33, de la pureté ethnique au Cambodge, en ex-Yougoslavie, au Rwanda, etc. Je dirais volontiers que la source de violence est l’idéologie. La religion peut, mais ne doit pas nécessairement, prendre une forme idéologique ou l’avoir dès le début. Parler de « la religion » ou dire « les religions » est de toute façon bien trop vague. Cela va en première approximation, car on n’a guère d’autre mot ; mais peut-on mettre dans le même panier les dieux de la Grèce et ceux des Aztèques, ou encore l’islam et le bouddhisme ?

Comment analysez-vous le rapport de l’islam à la violence ? La violence des islamistes n’a-t-elle rien à voir avec l’islam comme on nous le répète sans cesse ?

On nous le répète en effet, mais de moins en moins de gens avalent cela. Quand des gens se font sauter en criant « Allah akbar ! », de quel droit leur refuser l’affiliation à l’islam ? Elle est aussi sincère que celle des musulmans qui ne se reconnaissent pas dans les terroristes, voire qui en ont horreur. L’ennui étant que les deux côtés s’excommunient mutuellement, sans qu’aucune instance autorisée puisse les départager. Il faut saluer le courage, intellectuel et pas seulement intellectuel, de ceux des musulmans qui rejettent le bon-garçonnisme de tant de nos politiciens et disent que non, cela n’a pas rien à voir, que le problème est intérieur à l’islam et que celui-ci devrait se réformer.

Assistons-nous aujourd’hui à une dynamique de l’islam ou l’agressivité que cette religion manifeste ne traduit-elle pas en fait une crise profonde ? Quel est pour vous le principal problème de l’islam aujourd’hui ?

Distinguons pour commencer deux sens du mot « islam ». Il désigne d’une part les « populations islamisées », d’autre part un système de croyances et de pratiques, une « religion » si l’on veut. Les musulmans de chair et d’os affrontent des problèmes économiques, politiques, sociaux, pour lesquels je n’ai aucune compétence particulière. Ils ont beaucoup de points communs avec ceux que connaissent d’autres régions du Tiers-Monde : sous-développement, corruption des élites, oppression du petit peuple et surtout des femmes, surpeuplement relatif, etc.
Avec peut-être cette différence que les musulmans croient détenir la religion définitive, la plus parfaite, celle qui surclasse les autres et doit les faire oublier. Vers les IXe-XIe siècles, l’avance scientifique et technique du monde musulman semblait corroborer cette idée. Mais aujourd’hui, le contraste criant entre cette prétention de supériorité qu’on leur serine et la conscience, chez les plus lucides, que leurs pays sont en réalité la lanterne rouge du monde produit un déchirement très pénible qui devrait susciter chez nous un effort pour comprendre, et même compatir… À l’intérieur des peuples musulmans, on trouve à peu près tous les phénomènes psychologiques possibles : de l’agressivité, nourrie d’un sentiment d’humiliation dont les régimes occidentaux sont souvent responsables ; un malaise devant les horreurs commises par l’État Islamique, et qui pousse certains à se dire que, si l’islam, c’est cela, autant l’abandonner. Il y a ensuite l’islam comme ensemble de croyances regroupées en un système qu’on peut appeler, sans intention péjorative, une dogmatique. Aujourd’hui, le principal problème de celle-ci me semble être son rapport à sa propre histoire. Sa légitimité dépend, en effet, d’un récit officiel sur ses débuts avec la mission de Mahomet, la « descente » du Coran d’auprès d’Allah et la notation par écrit des sourates, les déclarations attribuées au Prophète, « bel exemple » (Coran, XXXIII, 21), les conquêtes des premiers califes, etc. Ce récit a longtemps passé pour solide. Les philologues occidentaux se bornaient à en éliminer le merveilleux et les exagérations, mais gardaient intacte l’intrigue principale. Or, depuis une quarantaine d’années, de plus en plus de savants remettent en question l’authenticité du récit fondateur, rédigé plus d’un siècle et demi après les faits, et qui s’avère comporter des contradictions, des anachronismes, etc. Certes, nous n’avons pas encore de récit alternatif sur lequel se ferait un consensus, mais une chose est sûre : l’ancienne légende ne peut plus tenir telle quelle. Maintenant, ce qui est un problème de l’islam deviendra-t-il un problème pour les musulmans ? Le verrou d’ignorance voulue, tenu par les barbus de toutes longueurs, parfois renforcé par l’accusation tous azimuts d’« islamophobie », cédera-t-il un jour ? Quant à savoir ce qui résulterait d’une prise en vue honnête des acquis de la critique historique, qui peut le dire ?

Judaïsme et islam sont des religions de la loi, alors que le christianisme est une religion de la foi : pourriez-vous nous expliquer ce que cela signifie et ce que cela change concrètement ?

Négativement, le christianisme n’apporte aucune règle morale nouvelle par rapport à la morale commune, « naturelle » si l’on veut de l’humanité, celle que l’on trouve partout et toujours – non pas comme respectée, mais comme proclamée. Il se contente de deux suppléments. D’une part, il approfondit ces règles en direction de l’intériorité : il faut non seulement ne pas commettre de faute, mais en pourchasser même l’intention. Ne pas seulement épargner celui qui vous hait, mais éliminer jusqu’au désir de le tuer en « aimant son ennemi ». D’autre part, il élargit leur domaine d’application à tout l’humain, sans distinguer le statut social (maître ou esclave), le sexe, ou l’élection (juif ou païen). Ainsi, « aime ton prochain comme toi-même » peut vouloir dire, et voulait probablement dire dans le Lévitique (19, 18) : aime ton compatriote, sois solidaire avec le membre de la même tribu. Depuis la parabole du « bon samaritain », il signifie : aime tout être humain, quel qu’il soit, qui se trouve sur ton chemin. Ceci ne fournit qu’un cadre très vague pour l’action concrète. Pour le remplir, le christianisme fait confiance à la raison et à la liberté humaines. Il n’a donc pas besoin de donner des indications sur des questions sur lesquelles l’homme a reçu du Créateur la compétence nécessaire. Il ne dit rien sur la manière de se nourrir, de s’habiller, de se laver, de se peigner, de partager son héritage ; il laisse cela au diététicien et au cuisinier, au tailleur, au coiffeur, au juriste, etc., tous gens qui n’ont d’ailleurs pas besoin d’être chrétiens pour dire des choses valables en ces matières.

 

Rémi Brague, Sur la religion, Flammarion, 2018, 250 pages, 19 €. L’auteur montre combien le mot de religion est trompeur en ce sens que nous concevons toute religion sur le modèle du christianisme, ce qui est très loin de la réalité, notamment pour l’islam. Très éclairant.


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