«Seul le réalisme peut sauver Alep»
Une Chronique de Renaud Girard parue dans le Journal Le Figaro
Il est temps de prendre les réalités telles qu’elles sont et de comprendre qu’on ne fera pas taire les armes à Alep sans parler à Assad.
Appuyée par l’aviation russe, l’armée syrienne a lancé, le 22 septembre 2016, une grande offensive de reconquête des quartiers est d’Alep, aux mains de la rébellion anti-Assad depuis l’été 2012. Pour progresser, les forces gouvernementales ont profité du fait que 5000 rebelles arabes sunnites ont quitté Alep au début du mois de septembre, afin de participer à l’opération «Bouclier de l’Euphrate» engagée par l’armée turque contre les djihadistes de l’État islamique et, surtout, contre les pechmergas kurdes du PKK. Ces deux groupes, ennemis entre eux, tiennent le nord de la Syrie, et ses frontières avec la Turquie. Ankara veut les en chasser, afin que le territoire turc ne puisse plus leur servir de sanctuaire. Pour reprendre le contrôle de la deuxième ville du pays, la stratégie de l’état-major syrien est simple: encercler chaque zone tenue par les rebelles, afin d’annihiler toute forme de résistance. Grâce aux pilonnages quotidiens des chasseurs-bombardiers russes, l’armée syrienne a réussi à reprendre le contrôle de la route du Castello, qui était,en provenance de la frontière turque, la dernière voie d’approvisionnement en hommes et en nourriture des rebelles installés à Alep. Ces derniers ont refusé la proposition – sincère? – que leur a faite l’armée syrienne de sortir librement de la ville assiégée après avoir abandonné le combat.
Si Assad parvient à reprendre Alep – naguère la capitale économique du pays -, ce sera pour lui une victoire symbolique importante. Cela ne lui redonnera pas le contrôle de l’ensemble du territoire de la Syrie, mais cela lui donnera de l’assurance pour les prochaines négociations internationales – qui risquent fort de chercher un compromis de paix autour d’une fédéralisation, comprenant trois entités: la Syrie utile (le littoral, Damas et la frontière libanaise), une zone kurde, une vaste région exclusivement sunnite s’étendant jusqu’à la frontière irakienne. L’importance de l’enjeu politique et médiatique d’une reprise d’Alep par les forces alliées russes et syriennes a entraîné, de leur part, un usage sans limite de l’aviation et de l’artillerie lourde, sans la moindre considération pour les populations civiles. En intensité du feu et des destructions, cela rappelle la reprise de Grozny par l’armée russe en décembre 1999.
En tant qu’Occidentaux, que pouvons-nous faire pour Alep ?
En tant qu’Occidentaux, que pouvons-nous faire pour Alep? Cela ne sert à rien de regretter notre non-intervention militaire de l’été 2013. Pour refuser de faire la guerre en Syrie, la Chambre des communes du Royaume-Uni et le président des États-Unis avaient de solides raisons: dix ans auparavant, les deux puissances avaient abattu, dans le pays voisin, une terrible dictature, sans parvenir ensuite à gouverner le pays.
Au début de l’année 2012, les gouvernements occidentaux ont cessé de parler au régime Assad, estimant que sa chute n’était plus qu’une question de semaines. Il est temps de prendre les réalités telles qu’elles sont et de comprendre qu’on ne fera pas taire les armes à Alep sans parler à Assad. Il faut aussi parler aux rebelles, même si on n’aime pas leur affiliation idéologique – plus ou moins cachée – à al-Qaida.
Il existe deux Syrie: une Syrie baasiste, laïque, hostile à la charia, qui regroupe les minorités (alaouites, chrétiens, druzes, kurdes) et la bourgeoisie sunnite (à laquelle appartient la propre épouse de Bachar, ainsi que son chef des services de sécurité, Ali Mamelouk) ; et une Syrie islamiste sunnite, très représentée à Alep, ville qui connut en 1973 des émeutes pour exiger que la Constitution interdise à un non-musulman de devenir président. Pour régler la crise, il faut donc à la fois continuer de parler à la rébellion (majoritairement islamiste) et recommencer à parler au régime de Damas, car les deux représentent des pans importants de la société syrienne. Bachar appartient à un clan qui est au pouvoir depuis quarante-six ans. Il est soutenu par la Russie et l’Iran ; il représente l’appareil d’État ; il est puissant militairement ; il a le soutien d’une partie importante de la population: c’est donc un acteur incontournable.
En refusant de lui parler, à partir de mars 2012, nous avons adopté une diplomatie moralisatrice. Cela n’a servi à rien. Cela a abouti à des résultats immoraux, à savoir des souffrances terribles pour les populations. On refusede se salir les mains en parlant à Bachar, mais ce sont les populations qui endurent les conséquences terribles de notre position. «La vraie morale se moque de la morale», disait Pascal.
Que faire? Les rebelles d’Alep ne rendront les armes que s’ils ont un sauf-conduit de l’armée syrienne, qui soit garanti à la fois par les Turcs, les Américains et les Russes. Ces trois puissances détiennent ensemble suffisamment de leviers pour imposer un cessez-le-feu à Alep. En diplomatie, il faut parfois délaisser la morale pour nourrir l’efficacité.
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