Secourir sans Périr : la sécurité humanitaire à l’ère de la gestion des risques
Le dernier livre du Crash sort le 31 mars. « Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l’ère de la gestion des risques » a été co-dirigé par Michaël Neuman et Fabrice Weissman, et est édité chez CNRS Editions.
Le déploiement d’équipes humanitaires au cœur des zones de conflit, de catastrophes naturelles ou de crises sanitaires a toujours constitué une entreprise périlleuse. Longtemps vécue comme inhérente à l’aventure humanitaire, l’exposition au danger tend aujourd’hui à être encadrée par des normes, des procédures, des indicateurs développés par des professionnels de la gestion des risques.
Cette évolution est jugée inéluctable par une grande majorité des organisations humanitaires et des experts en sécurité. Elle suscite pourtant de nombreuses interrogations, y compris à MSF. En effet, l’insécurité est-elle réellement en augmentation comme le prétendent les spécialistes ? Peut-on analyser et prévenir les risques de manière scientifique, grâce au calcul, à la planification et à la standardisation des procédures ? Quel est l’impact de la gestion des risques sur l’équilibre des pouvoirs entre le terrain et le siège, les volontaires et l’institution qui les emploient ? Existe-il des alternatives aux modèles dominants inspirés du monde de l’entreprise ?
Telles sont les interrogations à l’origine de cet ouvrage, qui réunit chercheurs et praticiens. Retraçant l’histoire des débats sur la sécurité au sein du secteur de l’aide, il analyse le diagnostic et les recommandations des experts avant de les confronter à l’expérience de MSF dans les situations particulièrement dangereuses en Syrie, en République centrafricaine et dans le Caucase. Cette réflexion souligne la valeur de l’engagement et de la sagesse pratique des travailleurs humanitaires et des formes d’organisations qui favorisent leur épanouissement.
« Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l’ère de la gestion des risques » est disponible dans toutes les librairies, sur commande ainsi que sur le site de l’éditeur, et en texte intégral sur le site du Crash.
ENTRETIEN
Pouvez-vous expliquer la genèse de ce livre ?
Michaël Neuman : Au tournant des années 2010, l’assassinat de nos collègues en Somalie (2008 et 2011) et de nombreux incidents sérieux de sécurité dont des enlèvements de longue durée raniment les débats sur la sécurité à MSF. Ces événements résonnent dans un climat plus global où acteurs de l’aide et spécialistes nous expliquent que le monde serait plus dangereux, et que nous n’aurions d’autre choix que de « professionnaliser la gestion de la sécurité humanitaire » en faisant appel aux savoirs des experts. C’est d’ailleurs à l’occasion de la création d’un poste de « référent sécurité » à MSF France en 2013 que les dirigeants nous ont sollicités pour réfléchir à cette question : en quoi la spécialisation de la gestion de la sécurité est-elle une réponse adaptée aux menaces ?
Fabrice Weissman : A cette époque, le Président et la direction des opérations sont dans une situation paradoxale. D’un côté ils nous disent qu’ils ne croient pas trop aux recommandations et aux formations faites par des gens qui se présentent comme des experts en sécurité (souvent d’anciens militaires ou policiers). De l’autre, ils disent qu’ils sont obligés de créer un poste de « référent sécurité » et d’avoir recours aux savoirs des experts, au risque de passer sinon pour des incompétents. De fait, ils subissent une grosse pression d’une partie des Conseils d’administration et des membres de MSF qui leur demandent des outils, des formations, des procédures, des indicateurs pour gérer la sécurité de manière « professionnelle ». L’un des enjeux du livre était de tester la solidité de la culture de sécurité dominante à laquelle il semblait impossible de résister et de voir s’il existait des alternatives.
Dans ce livre, vous réfutez justement l’idée d’un monde plus dangereux pour les humanitaires. Sur quelle base se fondent vos objections ?
FW : Les indicateurs et les données chiffrées avancées par les experts et les acteurs de l’aide ne permettent pas de dire si le monde d’aujourd’hui est plus ou moins dangereux pour les humanitaires. Ce qui est sûr en revanche, c’est que l’exposition au danger a augmenté. Avec la fin de la guerre froide, on a assisté au basculement des interventions de secours de la périphérie des conflits à l’intérieur des zones de guerre. Tandis que les fonds alloués à l’aide humanitaire par les gouvernements occidentaux augmentaient, le nombre d’organisations comme leurs effectifs faisaient de même et se déployaient de plus en plus à l’intérieur des zones dangereuses. Le nombre de victimes augmente ainsi mécaniquement, sans que le monde soit nécessairement plus violent aujourd’hui qu’hier.
MSF vient pourtant de connaître une série de bombardements tragiques d’hôpitaux gérés ou soutenus par ses équipes en Afghanistan, au Yémen ou encore en Syrie. N’est-ce pas en contradiction avec la thèse soutenue dans votre livre ?
FW : Les guerres sont toujours ponctuées de périodes de violence extrême, où civils et humanitaires sont frappés par des politiques de terreur comme aujourd’hui en Syrie. A ce risque s’ajoute la menace particulière du salafisme transnational, qui confère une valeur marchande et politique aux occidentaux sur le marché des otages, dans la région du Sahel, au Moyen Orient ou encore en Asie centrale. Le caractère le plus saillant reste toutefois l’augmentation de notre surface d’exposition. Prenons le cas de la Syrie. Comment peut-on compter plus de 60 structures de santé bombardées en Syrie si ce n’est parce qu’on en soutient 150 ? Dans son histoire, MSF a-t-elle déjà soutenu autant d’hôpitaux en même temps ?
MN : La Syrie est un exemple de crise majeure, Assad s’attaquant systématiquement aux structures de santé des zones rebelles. Ce conflit a toutefois peu à voir avec la forme de guerre totale qui se joue au Yémen, où les hôpitaux sont également bombardés. Aussi terrible soit-il, le bombardement de l’hôpital de Kunduz en Afghanistan par les Américains et les Afghans relève encore d’un autre registre. Renvoyer dos-à-dos l’ensemble des belligérants et établir une équivalence de tous ces incidents pourrait nous conduire à tirer des conclusions erronées de la façon dont les guerres sont menées. C’est aussi le danger que nous font courir les campagnes publiques de sensibilisation au sort des travailleurs humanitaires, qui risquent d’en faire les victimes d’une violence globale, moralement inqualifiable mais dont la dimension politique s’efface.
Vous manifestez votre inquiétude face à l’évolution des guides de sécurité destinés aux travailleurs humanitaires. Pourquoi ?
FW : Les premiers guides parus dans les années 1990 ressemblaient ni plus ni moins au Petit manuel des trucs et astuces pour survivre en zone de guerre : ils s’orientaient clairement vers la protection du personnel de terrain. Mais au tournant des années 2000, on assiste à la naissance d’une nouvelle génération de manuels, qui prône une approche managériale de la sécurité dont l’ambition affichée est de protéger les organisations de secours des risques légaux et réputationnels.
MN : La question de la protection des individus et de la mise en œuvre de la mission sociale cède ainsi du terrain à celle de la protection de l’institution. On assiste à une judiciarisation de la société qui n’épargne pas MSF : par exemple, ses contrats d’embauche passent d’une à une dizaine de pages en seulement quelques années. Les responsables des agences de secours veulent ainsi se couvrir. La parade, sous couvert d’accroître la sécurité du personnel, vise à mettre en place un certain nombre de cadres qui empêchent l’employé de se retourner contre son employeur en cas d’incident.
Cette tendance n’est-elle pas inévitable dans un contexte de professionnalisation du secteur de l’aide ?
FW : Le problème réside moins dans la professionnalisation que dans l’approche apolitique, scientiste et autoritaire prônée par les spécialistes. Leur hypothèse est que le maillon faible de la sécurité c’est l’homme. Selon ce modèle, la gestion de la sécurité doit être organisée pour neutraliser le facteur humain, par le calcul, la planification ou la standardisation des comportements.
MN : On assiste ainsi à deux mouvements parallèles. D’un côté une héroïsation des travailleurs humanitaires qui fait désormais de l’humanitaire la victime, s’appuyant notamment sur des statistiques qui démontrent justement l’augmentation des dangers, fut-elle invérifiable. De l’autre la montée d’une bureaucratie qui permet sans doute, à travers le respect des normes, de ces normes dont on nous impose le respect, une forme de justification rationnelle du sacrifice, les choses ayant été faites dans les règles, les procédures ayant été respectées.
Votre livre propose une autre démarche, que vous appelez la sagesse pratique. Qu’entendez-vous par là ?
MN : Pour un certain nombre de professions confrontées à l’incertitude et aux pratiques à risque, l’approche normative et systémique est très largement dépassée aujourd’hui, au profit d’expériences visant à valoriser la réflexion, le questionnement des praticiens. Le but est de leur apprendre à faire la part des choses entre ce qui appartient au domaine de la norme et ce qui relève de leur propre capacité à émettre des jugements dans des situations particulières.
FW : De la même manière, les organismes d’aide doivent d’abord faire confiance aux hommes et à leur sens pratique. Plutôt que d’aborder une situation à partir de règles générales, affirmant par exemple en Afghanistan que « les dangers sont en augmentation à cause de la confusion des genres entre le militaire et l’humanitaire », il nous faut aborder chaque situation dans sa dimension concrète. En l’espèce, le bombardement de l’hôpital de Kunduz a mis en évidence des problèmes avec certaines factions des autorités afghanes, qui jugent intolérable que nous soignions des combattants Talibans. La sagesse pratique, c’est substituer à des règles générales une analyse concrète de la situation. D’autre part, au lieu d’appliquer de façon mécanique des procédures standardisées et des routines, il s’agit plutôt de faire appel à l’expérience et au jugement des pairs.
MN : Ce dont nous avaient fait part nos collègues des opérations quand nous avons entamé ce projet, c’est avant tout d’une frustration liée à ce que MSF avait à leur offrir : des guides, des outils et des formations quand ils réclamaient surtout des espaces d’échange et l’enclenchement d’une dynamique collective de discussion et d’apprentissage. En l’occurrence, ce livre s’oppose moins à ce que nos collègues ont dans la tête qu’à certaines pratiques en expansion et à des risques de dérives technocratiques.
LES AUTEURS
- Monique J. Beerli est doctorante en Sciences Politiques à l’université de Genève (Global Studies Institute, GSI) et à l’Institut d’études politiques de Paris (Centre d’études et de recherches internationales, Ceri).
- Delphine Chedorge est ancienne coordinatrice d’urgence pour Médecins Sans Frontières France.
- Jonathan Edwards est chargé des affaires humanitaires à Médecins Sans Frontières Australie.
- Duncan McLean est ancien responsable de programmes à Médecins Sans Frontières France. Il est chargé d’enseignement à l’université anglo américaine de Prague.
- Michaël Neuman est directeur d’études au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires, Fondation Médecins Sans Frontières.
- Judith Soussan est directrice d’études au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires, Fondation Médecins Sans Frontières.
- Bertrand Taithe est directeur de l’Institut de recherche sur les conflits et l’humanitaire (Humanitarian and Conflict Research Institute, HCRI) à l’université de Manchester.
- Dr Mego Terzian est président de Médecins Sans Frontières France.
- Fabrice Weissman est coordinateur du Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires, Fondation Médecins sans Frontières.
Article paru sur le site de Médecins Sans Frontières
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