Rufin – Girard: quelle diplomatie pour la France?
Dans cet interview publié le 16 février dans le journal Le Figaro (Vincent Tremolet de Villers) Jean-Christophe Rufin et Renaud Girard font l’état des lieux de notre diplomatie.
Renaud Girard est Normalien, énarque, et a couvert de très nombreux conflits. Il a confronté ses connaissances «livresques» aux vérités du terrain. Son indépendance d’esprit en fait un des plus crédibles défenseurs du retour au réalisme géopolitique.
L’académicien Jean-Christophe Rufin est médecin et ancien président d’Action contre la faim, ancien ambassadeur de France au Sénégals’inquiète du décalage entre les ambitions affichées par nos gouvernants et les moyens qui sont les nôtres.
LE FIGARO. Diriez-vous avec François Hollande que «la France est en guerre»?
Renaud GIRARD. Je ne suis pas d’accord avec cette formulation. Nous fêtons le centième anniversaire de la Grande Guerre ; au cours du mois d’août 1914, jusqu’à 20.000 jeunes Français mouraient par jour pour défendre leur patrie ; notre situation actuelle est fort différente et beaucoup moins dramatique.
Depuis que Thucydide l’a décrite, la guerre est le moyen qu’utilise un État ou un groupe humain pour imposer une hégémonie à un autre État ou groupe humain, qu’elle soit culturelle, politique ou économique.
Les guerres totales, telles que la France les a connues au XXe siècle, n’existent plus dans ce début de XXIe siècle. Certes la France affronte des organisations terroristes en opérations extérieures comme au Mali, mais sur son propre territoire elle n’est pas en état de guerre. Le but recherché par les terroristes qui ont commis les massacres de Paris du 13 novembre n’est pas d’imposer sur la France l’hégémonie du califat de Mossoul. C’est une tentative d’intimidation pour que l’armée de l’air française cesse de bombarder l’État islamique, à l’ouest de l’Irak et à l’est de la Syrie.
La France a été touchée par une guerre de religion, qui la dépasse largement. Cette guerre a pour but premier d’installer une hégémonie islamiste sunnite dans tous les pays arabo-musulmans. On n’y retrouve pas les formes de guerre traditionnelle qui jalonnent notre histoire.
Jean-Christophe RUFIN. Le terme de guerre a été utilisé par Hollande bien avant les attentats de Paris. Dès les interventions au Mali et en Centrafrique, il a manié la rhétorique dangereuse de «la guerre contre le terrorisme», à la George Bush. Et depuis les attentats, l’hystérie guerrière du gouvernement est à son comble. Pourtant ni les Espagnols ni les Anglais n’ont utilisé ce terme de «guerre» après les attentats de Madrid et de Londres. Les Russes, non plus, quand un de leurs avions a été abattu à Charm-el-Cheikh au mois de novembre avec 200 personnes à bord.
Cette idée de guerre a été développée de façon prématurée et imprudente. Elle fait de nous la cible principale des terroristes. Et elle induit des réponses militaires inappropriées. Les chasseurs alpins qui font des rondes dans nos gares ne servent à rien. Pire, ce déploiement affecte inutilement le moral des troupes et affaiblit leur esprit de défense.
En fait, nous sommes surtout confrontés à un problème de sécurité intérieure, de police, de renseignement. Il faut être capable de nommer l’adversaire: il s’agit du terrorisme islamiste, à ne pas confondre avec l’islam. Et si des actions militaires sont nécessaires, ce n’est pas sur notre sol mais dans les lieux d’où ce terrorisme est piloté.
LE FIGARO. Daech nous a déclaré la guerre…
J.-C. R. On peut avoir un ennemi sans être en guerre. La Mafia a déclaré la guerre à l’Italie ; pourtant, l’Italie n’était pas en guerre. Pour être en guerre, il faut subir une menace qui soit à l’échelle des États que nous représentons. On fait un cadeau à l’EI en laissant croire que ce groupe est à la dimension de la cible qu’ils se sont choisie. C’est la souris qui déclare la guerre à l’éléphant!
LE FIGARO. Quel bilan pour Laurent Fabius?
R. G. La politique de Laurent Fabius en Syrie s’est révélée contre-productive. La preuve en est qu’aujourd’hui la France, pourtant ancienne puissance mandataire, ne pèse plus du tout dans le dossier syrien. À la conférence de Munich sur la sécurité mondiale des 12 au 13 février, la Syrie était au cœur de toutes les discussions, mais personne n’a cherché à connaître le point de vue de la France. L’erreur vient de loin, quand Nicolas Sarkozy et Alain Juppé ont décidé de fermer notre ambassade à Damas en mars 2012. Ce fut une grave erreur ; la diplomatie ne consiste pas à parler à ses amis, mais plutôt à ses rivaux, à ses adversaires, à ses ennemis potentiels, précisément pour éviter d’aller à la guerre.
Dans sa conduite des affaires, Laurent Fabius a négligé le concept d’«ennemi principal», que je juge pour ma part fondamental. Tout brutal qu’il soit, Bachar el-Assad ne s’est pas comporté en ennemi de la France. Notre ennemi principal, c’est l’État islamique. C’est lui qui tue nos enfants, sur notre sol. Il a pour terreau idéologique le wahhabisme, dont le foyer est en Arabie saoudite, pas en Syrie. Laurent Fabius aurait dû concevoir sa politique étrangère en fonction de ce concept d’ennemi principal. Hélas, il ne l’a pas fait.
J.-C. R. Laurent Fabius a péché par outrecuidance. Il s’est pris pour «le ministre des Affaires étrangères du monde» en exigeant de façon ridicule le départ d’Assad sans en avoir les moyens, en se montrant d’une intransigeance totale à l’endroit de l’Iran, ou en adoptant une attitude autiste envers la Russie. Cette diplomatie morale, dont Sarkozy était aussi l’adepte, souffre de mégalomanie. Un exemple: dans la réforme Kouchner du Quai d’Orsay, on avait créé une «direction des biens publics mondiaux»!
« De véritables autoroutes de migration se mettent en place au Sahel, pour déboucher sur la partie des côtes libyennes tenue par Daech », Jean-Christophe Rufin
La France porte une responsabilité lourde dans la guerre civile syrienne. On a fait croire à l’opposition qu’on la soutiendrait, alors que l’on n’avait ni les moyens ni l’intention d’intervenir pour elle. C’était un mensonge et nous le savions. Nous les avons rendus intransigeants, jusqu’au-boutistes, hermétiques à toute négociation. Ce pays, naguère l’un des plus développés du Moyen-Orient, a sombré dans le chaos. Les djihadistes internationaux ont fait leur nid dans ce désordre. Au lieu de la conduire à négocier pour aboutir à un compromis comme en Tunisie ou en Égypte, nous avons galvanisé l’opposition, nous lui avons livré des armes sans un contrôle. Ces armes livrées par la DGSE se sont retrouvées en dix jours aux mains de groupes islamistes qui n’ont rien de «modérés».
Assad est un dictateur violent, mais il n’est pas seul responsable des 250 000 morts de la guerre. Si un peuple est menacé de disparition en Syrie, c’est bien les alaouites.
Tout ce gâchis va finalement se terminer par une reprise en main totale d’Assad. J’espère que l’arrivée de Jean-Marc Ayrault va être l’occasion de rééquilibrer (bien tard) notre position.
R. G. Il y aura toujours des opérations d’ingérence. Mais il faudrait les encadrer par trois grands principes.
Quand on chasse un dictateur, il faut se demander qui mettre à la place et si l’on a une solution de remplacement.
Deuxièmement, pour obtenir l’aval de l’ONU, nous invoquons le devoir de protection des populations civiles. Est-il possible de garantir à ces populations, que l’on vient «défendre» avec nos armées qu’elles se retrouveront dans une meilleure situation que celle qu’elles subissaient avant notre intervention militaire? George W. Bush avait promis en 2003 de faire un grand Moyen-Orient démocratique. Nous avons vu ce qu’il en a été… Aujourd’hui, en Libye, la plupart des habitants regrettent Kadhafi. Ils reconnaissaient que les libertés politiques étaient inexistantes sous son régime mais qu’au moins les rues étaient sûres, l’éducation assurée, les droits des femmes bien mieux respectés qu’à présent.
Le troisième principe est l’intérêt à moyen et long termes de la puissance qui engage l’intervention. L’ego de nos dirigeants – Blair se comparait à Churchill lors du déclenchement de la guerre d’Irak – n’est pas une raison suffisante pour intervenir! Que cherchait Sarkozy lorsqu’il intervint contre Kadhafi? Le chaos actuel en Libye ne ménage pas nos intérêts au Sahel et en Méditerranée. Quand vous dirigez un pays, vous ne faites pas la guerre avec votre argent et votre sang mais avec celui de vos contribuables et de vos soldats. Ces trois grands principes devraient être gravés dans le marbre du ministère des Affaires étrangères.
« Madame Merkel a oublié que les hommes ne sont pas que des êtres économiques. Ils sont d’abord des êtres culturels » Renaud Girard
LE FIGARO. La diplomatie exige du temps et de la discrétion, elle a contre elle le règne de l’émotion et de la surinformation…
J.-C. R. Pour résister à la pression des médias et à l’émotion, les gouvernants doivent avoir une politique, sinon ils ne sont que bouchons à la surface de l’actualité. La liste des erreurs le prouve…
Pourquoi donc avons-nous éparpillé nos moyens dans une troisième guerre en septembre 2014, en intervenant en Irak puis en Syrie? C’était une réaction à chaud, liée à l’odieuse exécution d’otages anglais (alors que l’Angleterre elle-même n’est intervenue que plus tard).
Pourtant dans ces zones complexes, nos moyens sont très insuffisants par rapport à ceux des acteurs majeurs comme les États-Unis et la Russie.
Si nous avons fait cette erreur qui nous affaiblit aujourd’hui et nous désigne comme l’ennemi principal du djihadisme, c’est parce que nous n’avons pas tenu compte de l’Histoire. Nous avons perdu de vue la notion de zone d’influence. La nôtre, depuis des décennies, c’est l’Afrique et la rive sud de la Méditerranée. Hier, nous sommes intervenus au Mali et en Centrafrique et nous avons eu raison. Aujourd’hui, c’est en Libye que se trouve la véritable urgence. Il faut savoir que se mettent en place de véritables autoroutes de migration à travers le Sahel, qui débouchent sur les territoires tenus par Daech sur les côtes libyennes. Dès le printemps prochain, des masses de réfugiés débarqueront ainsi dans des proportions inégalées sur les côtes européennes,
Malheureusement, dispersés dans une guerre aléatoire et coûteuse au Moyen-Orient, nos moyens ne nous permettent plus d’agir en Libye, sauf à opérer (et je l’espère) une révision déchirante.
R. G. Il est indispensable de dissocier le moment d’assumer une émotion et le moment de prendre une décision stratégique. Sur l’affaire de la noyade du petit Aylan, Mme Merkel était en droit de dire son émotion. Elle pouvait même ajouter qu’elle allait organiser une réunion des puissances méditerranéennes pour éviter ce type de drame.
La faute de Mme Merkel est de ne pas avoir consulté ses partenaires étrangers et, chez elle, ses démographes et sociologues, avant de prononcer sa déclaration stratégique des 800 000 places offertes aux migrants en Allemagne, avec l’enseignement, la santé et le logement gratuits. Elle a ainsi mis en mouvement des dizaines de millions de miséreux à travers la planète ; pas seulement en Syrie, mais aussi en Afghanistan, en Érythrée, au Maghreb et en Afrique noire.
Si elle avait dissocié l’émotion de la décision géopolitique, elle n’aurait pas prononcé cette phrase. Elle se serait interrogée sur la réussite de l’intégration de la communauté turque en Allemagne, sur le succès du multiculturalisme, sur la bonne réception de la religion musulmane. Elle aurait mieux réfléchi à l’impact de l’arrivée d’un million de musulmans en Allemagne. Elle se serait souvenue que les hommes ne sont pas que des êtres économiques, et qu’ils sont avant tout des êtres culturels.
LE FIGARO. La crise des migrants est insoluble…
R. G. Sur la question des migrants, il faudra faire preuve de pragmatisme et de fermeté. En Libye, une tutelle occidentale paraît indispensable.
En ce qui concerne le Levant, les Occidentaux devront se montrer fermes à l’égard de la Turquie. M. Erdogan est en partie responsable du grand nombre de réfugiés syriens qui sont sur son territoire. Il a aidé l’opposition à passer à la guerre armée contre le régime de Damas. Si Ankara était resté neutre dans cet affrontement syrien entre baasistes et islamistes, la Turquie pourrait aujourd’hui jouer le rôle utile de conciliateur. Sur la crise des migrants, la Turquie a une police et une marine contrôlant parfaitement les côtes d’Asie mineure. Erdogan a les moyens de contenir cet afflux de migrants, mais il préfère exercer un chantage intolérable sur l’Europe.
Il n’est pas anormal que la Turquie demande une aide financière à la communauté internationale pour les réfugiés qu’elle accueille chez elle. Mais les États-Unis devraient être les principaux contributeurs, car ce sont eux les principaux responsables de ce chaos, avec leur invasion militaire de l’Irak en 2003.
J.-C. R. Notre attitude doit être double:
-> Sauver le droit d’asile, en continuant à accueillir avec humanité ceux qui sont véritablement l’objet de persécution. Pour les autres, il faut faire en sorte qu’ils puissent trouver assistance et protection à proximité de chez eux pour pouvoir y rentrer dès que la guerre va se terminer.
-> Restaurer une autorité en Libye et aider ce pays, par une action massive, sous tutelle internationale à retrouver la souveraineté de son territoire et de ses côtes. C’est dans toute l’Afrique que se mettent en place aujourd’hui de nouvelles traites négrières dont le débouché sera la côte libyenne et dont les organisateurs sont les djihadistes internationaux. Lutter contre ce drame humain est un combat prioritaire et si l’on veut vraiment lancer la France dans une guerre, c’est celle-là qu’il faut déclarer.
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