Pourquoi les droits de l’homme ne sont plus le pivot de la diplomatie occidentale

Article publié sur le site du journal Le Figaro le 24/09/2019 par Isabelle Lasserre

Confrontée à un paysage géopolitique où les rapports de force et le réalisme priment, la France, considérée comme «patrie» des droits de l’homme, a pris ses distances vis-à-vis des droits humains. Elle n’est pas la seule.

À New York, il a pour la seconde fois en un mois regretté l’«ensauvagement» du monde qui met en péril l’édifice multilatéral, reprenant le diagnostic de la stratège Thérèse Delpech dans un livre lumineux sur «le retour de la barbarie». Lors de la précédente Assemblée générale de l’ONU, en 2018, Jean-Yves Le Drian avait déploré une «régression générale et protéiforme» des droits de l’homme, y compris au sein des sociétés démocratiques. Car même la France, considérée comme leur «patrie», l’inventrice du concept d’«ingérence humanitaire», a pris ses distances vis-à-vis des droits humains. Le secrétariat d’État aux Droits de l’homme avait déjà disparu depuis plusieurs années quand Emmanuel Macron est arrivé à l’Élysée. Mais avec sa vision du monde fondée sur les rapports de force et le réalisme, le président français a chassé les droits de l’homme du cœur de la politique étrangère de l’Hexagone, où ils avaient fait leur nid.

Le président français a opéré un rapprochement décomplexé avec la Russie de Vladimir Poutine, malgré la répression des opposants par le Kremlin. Il a refusé de «donner des leçons» de droits de l’homme au président égyptien al-Sissi. Il a critiqué l’attitude «démagogique» d’Angela Merkel lorsqu’elle a réclamé, après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, un embargo européen sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite. Il ne s’est guère montré enthousiaste à l’idée d’accueillir les djihadistes français ayant combattu en Syrie, dont le retour est réclamé par certaines ONG.

Hubris occidentale

Après le «droit d’ingérence humanitaire» inventé à la fin des années 1980 par Bernard Kouchner, après la grande période «droits-de-l’hommiste» – selon les termes de l’ancien ministre Hubert Védrine -, celle qui projetait la diplomatie et les forces armées au-delà de nos frontières pour y défendre les victimes et y répandre la démocratie, la politique étrangère française redonne la première place au réalisme. Non que les droits de l’homme aient disparu de la diplomatie élyséenne. En octobre 2017, Emmanuel Macron a rendu un vibrant hommage aux libertés à la Cour européenne des droits de l’homme. Dans les réunions bilatérales, le président français n’a de cesse de rappeler les valeurs de la France. Il a chaudement salué la récente libération en Russie du cinéaste ukrainien Oleg Sentsov. Mais les droits de l’homme ne forment plus comme avant l’un des fondements de la politique étrangère française. Emmanuel Macron préfère les replacer dans le cadre plus général du multilatéralisme, dont la défense est l’un de ses principaux objectifs.

 «À la chute de l’URSS, les Occidentaux ont été saisis d’hubris. Ils ont cru que rien ne pouvait plus les empêcher d’imposer leurs valeurs, considérées comme universelles, à l’ensemble du monde» Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères

Les raisons de cette inflexion, qui épouse une tendance mondiale, sont nombreuses. Il y a d’abord l’échec des interventions réalisées, entre autres, au nom de principes humanitaires, celle des néoconservateurs américains de George Bush en Irak ou celle menée par la France en Libye. L’illusion que la guerre en Afghanistan permettrait la libération des femmes a fait long feu bien avant le retour des talibans. Le flou qui entoure le concept a sans doute été un handicap pour les droits de l’homme, dont le déploiement a parfois été exponentiel et illimité. «À la chute de l’URSS, les Occidentaux ont été saisis d’hubris. Ils ont cru que rien ne pouvait plus les empêcher d’imposer leurs valeurs, considérées comme universelles, à l’ensemble du monde», explique l’ancien chef de la diplomatie Hubert Védrine. Le politologue américain Francis Fukuyama annonçait la fin de l’histoire et la victoire finale de la démocratie, tandis que la levée des barrières commerciales avec la création de l’Organisation mondiale du commerce devait dissoudre les archaïsmes politiques.

Mais la mission «civilisatrice» de l’Occident s’est vite épuisée. L’enlisement en Irak et en Afghanistan a convaincu Barack Obama de retirer les troupes américaines et de renoncer à intervenir en Syrie, après un massacre chimique commis par Bachar el-Assad dans la banlieue de Damas. «Les avancées des droits de l’homme progressent peut-être grâce à nos idées philosophiques, jamais grâce à nos interventions directes, qui sont contre-productives», ajoute Hubert Védrine. La notion d’irréversibilité, selon laquelle les droits de l’homme ne pouvaient, dès lors qu’étaient écartées les grandes idéologies destructrices du XXe siècle, que progresser dans le monde, est remise en cause. En France, le philosophe libéral Pierre Manent a dénoncé le «fléau de la philosophie des droits de l’homme».

Il y a ensuite la montée des régimes autoritaires, le retour de la nation et l’émergence, en Europe, des régimes dits «illibéraux», qui maltraitent parfois les droits de l’homme, comme en Hongrie et en Pologne. Puis le rétrécissement de l’influence occidentale, l’affaiblissement de ses valeurs, face à la montée de nouvelles puissances qui pensent de manière différente: la Russie, la Chine, la Turquie… Le philosophe Michel Eltchaninoff évoque une «critique postoccidentale» des droits de l’homme. «Nous assistons à la montée d’un récit civilisationnel. Les droits de l’homme sont considérés par certains pays comme une idéologie occidentale, coloniale et dominatrice. Nous subissons le retour de balancier des années 1990. La mort du marxisme avait permis à la politique des droits de l’homme de se déployer. Cela n’a pas plu à tout le monde. Dès la crise du Kosovo, Vladimir Poutine a critiqué l’idéologie des droits de l’homme qui permettait à l’Occident de bombarder la Serbie.»

Contrairement à l’Europe, la plupart des pays émergents accordent davantage d’importance à leur souveraineté et à leur développement qu’au respect des droits de l’homme. «La Russie et la Chine tentent de devenir des pôles d’attraction alternatifs de développement politique. Elles montrent que le développement est compatible avec l’autoritarisme et que leur modèle peut inspirer de nombreux pays comme la Hongrie d’Orban», écrivait déjà en 2015, dans la revue Études, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem). Leur discours séduit d’autant plus que l’Occident vit depuis plusieurs années une phase de désenchantement à l’égard de la démocratie, qui peut même parfois prendre la forme d’une nostalgie de l’autoritarisme.

Nostalgie de l’autoritarisme

Dans certains pays d’Europe, cette désillusion s’accompagne d’un retour du conservatisme, notamment sur les questions de société. En France, la montée de l’islamisme fait peser une menace nouvelle sur le droit à l’expression, comme en ont témoigné les attentats contre Charlie Hebdo en 2015 et les réactions d’hostilité aux caricatures de Mahomet dix ans plus tôt. «La vulnérabilité de l’Occident ouvre un boulevard aux grandes puissances qui invoquent le relativisme culturel pour contester l’universalité des droits de l’homme, une “invention occidentale”, et ériger de modèles alternatifs», poursuit le directeur de l’Irsem.

«Les normes défendues par l’Occident pèsent moins dans un monde désormais partagé et la justice pénale internationale comme les valeurs démocratiques et libérales sont plus vulnérables aux attaques du relativisme culturel» Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire

L’éparpillement des acteurs dans un monde devenu multipolaire a en outre contribué à la paralysie des mécanismes de sécurité collective. «Les normes défendues par l’Occident pèsent moins dans un monde désormais partagé et la justice pénale internationale comme les valeurs démocratiques et libérales sont plus vulnérables aux attaques du relativisme culturel», ajoute Jeangène Vilmer. Paralysé par les veto russes et chinois, le Conseil de sécurité de l’ONU connaît une crise de légitimité. D’autres États frappent de plus en plus fort à la porte verrouillée du club des cinq. L’évolution des rapports de puissance sur la planète force à repenser le fonctionnement de la société internationale.

Les droits de l’homme pâtissent des divisions au sein des démocraties occidentales. «Ils sont victimes de la bonne conscience planétaire sur les droits de la terre», ajoute Nicole Gnesotto, professeur du Conservatoire des arts et métiers (Cnam). Ils souffrent également de la crise économique et sociale, qui pousse souvent les gouvernements à préférer l’argent des contrats aux principes des droits de l’homme. C’est vrai aussi pour les populations des pays occidentaux. On les croyait naturellement mariées aux droits de l’homme, mais quand elles sont consultées, elles font passer l’amélioration de leur qualité de vie avant la démocratie. Contrairement à une idée reçue, les classes moyennes privilégient en général la stabilité à la démocratie.

«S’agissant des droits de l’homme, les vents soufflent contre nous dans une large mesure – on peut douter par exemple que nous pourrions adopter aujourd’hui la ­Déclaration universelle des droits de l’homme» Le diplomate François Delattre

Plusieurs élections l’ont rappelé en Europe, en Hongrie par exemple. «S’agissant des droits de l’homme, les vents soufflent contre nous dans une large mesure – on peut douter par exemple que nous pourrions adopter aujourd’hui la Déclaration universelle des droits de l’homme -, mais la France est en première ligne pour les défendre, à un moment où certains de nos partenaires traditionnels sont moins engagés qu’ils ne l’étaient. Et l’universalité des droits de l’homme est bien au cœur de notre combat», affirme le diplomate François Delattre, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères et ancien représentant de la France aux Nations unies.

Mais la France les défend avec plus de discrétion qu’avant, préférant souvent les coulisses et l’arrière du rideau, jugés plus propices pour évoquer les sujets qui dérangent. Certains pays en effet sont trop isolés pour prêter l’oreille aux critiques des droits de l’homme. C’est le cas de l’Iran, de la Syrie, de la Corée du Nord. D’autres sont devenus trop puissants pour y être sensibles, comme la Chine et la Russie. «Il faut plus de pragmatisme et moins de dogmatisme. C’est comme avec l’immigration. La seule question à se poser est celle de l’efficacité. Humilier publiquement des chefs d’État qui ne respectent pas les droits de l’homme est contre-productif. Le politiquement correct nuit à l’efficacité. Mieux vaut agir loin des caméras», plaide un diplomate.

«La fin de l’illusion»

Certains regrettent cet effacement. «Le rôle des droits de l’homme comme facteur déterminant de la politique internationale est en chute libre. Les exceptions sont rares. Nous regrettons cette évolution parce que, ayant découvert l’importance des valeurs démocratiques assez récemment, nous sommes conscients de la nécessité urgente de les promouvoir», commente un diplomate ukrainien. D’autres se félicitent au contraire de ce qu’ils considèrent comme «la fin de l’illusion droit-de-l’hommiste», cette «escroquerie morale qui consistait à faire croire à des victimes que nous allions les sauver, comme si c’était notre mission. Souvent pour mieux les lâcher à la fin», selon les mots d’un haut diplomate français.

«Aujourd’hui, la critique antioccidentale, très répandue, dénonce les droits de l’homme comme étant un rêve de domi­nation occidentale» Le philosophe Michel Eltchaninoff

D’autres encore considèrent que ce glissement n’est sans doute que temporaire. «Depuis leur création en 1789, les droits de l’homme ont toujours été attaqués. La critique marxiste critiquait les droits bourgeois de l’individu au XXe siècle. La critique réactionnaire considérait qu’il n’y avait pas d’homme abstrait et rappelait l’importance de la nation. Aujourd’hui, la critique antioccidentale, très répandue, dénonce les droits de l’homme comme étant un rêve de domination occidentale», explique Michel Eltchaninoff. Pour leur permettre de survivre au discrédit dont sont victimes les droits de l’homme, le philosophe propose d’en parler autrement. Lui préfère défendre ceux qu’il appelle «les nouveaux dissidents».

Si l’illusion de croire qu’ils peuvent déterminer à eux seuls l’orientation d’une politique étrangère semble être définitivement partie en fumée, les droits de l’homme ne vont pas disparaître des diplomaties occidentales. «La fin de droits de l’homme n’est pas plus réelle que celle de l’histoire, que Fukuyama annonçait à la fin de la guerre froide», estime Jean-Baptiste Jeangène Vilmer.

En France, ils évoluent pour s’adapter à un monde qui change, sous l’impulsion de la nouvelle «realpolitik» élyséenne. «Certains appellent l’Occident comme si c’était la cavalerie. Ce n’est pas réaliste. Mais il ne s’agit pas de faire l’impasse complète sur les droits de l’homme, simplement de cesser de les opposer aux intérêts. Car un pays qui ne défend pas sérieusement ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il défend ses valeurs», commente Hubert Védrine. Il défend une démarche «au cas par cas», une politique des droits de l’homme «sur mesure», en fonction des interlocuteurs et du contexte général. Ce retour à un juste milieu fait finalement écho à Raymond Aron. «On ne peut pas faire une politique étrangère à partir de l’idée du respect des droits de l’homme, disait-il. Mais il faut non seulement reconnaître mais aussi prouver que la politique des droits de l’homme joue un rôle essentiel dans une politique étrangère responsable.»


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