Pour l’ONG Acted, « l’humanitaire ne doit plus seulement panser le monde, il doit le penser et se repenser »
Article paru sur le site du journal Le Monde le 16/07/2020 par Marie-Pierre Caley, Bertrand Gallet et Frédéric Roussel, respectivement Directrice générale, Président et Directeur du développement d’Acted.
Il faut protéger mais surtout étendre l’espace humanitaire, afin de permettre, sur le terrain, d’apporter les aides nécessaires aux populations, estiment, dans une tribune au « Monde », Marie-Pierre Caley, Bertrand Gallet et Frédéric Roussel, les dirigeants et fondateurs de l’ONG Acted.
Il est au sein du patrimoine mondial de l’humanité un édifice fragile, méconnu, mais précieux entre tous : l’espace humanitaire. Cet édifice s’est bâti pierre à pierre, la première, visible, probablement posée lors de la bataille de Solférino en 1859 par Henry Dunant, médecin suisse et fondateur de la Croix-Rouge. Le bureau de coordination humanitaire des Nations unies (Unocha) le définit comme « un environnement opérationnel qui permet aux acteurs humanitaires d’apporter de l’aide et des services en accord avec les principes humanitaires et sur la base du droit humanitaire international ».
En fait, de quoi l’espace humanitaire est-il le nom ? Ce n’est pas un édifice pur et parfait, comme toute entreprise humaine. Ce n’est pas non plus le paradis. Mais plutôt une oasis fragile et précieuse.
Bien sûr, les humanitaires sont faillibles. Ils peuvent commettre erreurs et fautes, et parfois, en tant qu’individus, délits, voire crimes. Bien sûr, ils sont porteurs de valeurs, encore perçues par beaucoup comme étant davantage occidentales qu’universelles. Bien sûr, ils se jouent des frontières, ces terribles créations humaines, mais qui peuvent aussi être protectrices pour les peuples. Bien sûr, dans les pays où ils interviennent, le désir croissant des Etats et des opinions publiques d’affirmer leur souveraineté les questionne. Bien sûr, en soignant les plaies, ils ne s’attaquent pas aux racines du mal. Et il y a tant d’autres bien sûr…
Un espace à sauvegarder
Pourtant les crises s’aggravent, le nombre de victimes croît. L’espace humanitaire doit être sauvegardé à tout prix : l’oasis ne doit pas devenir un mirage. C’est un impératif catégorique.
Comme le souligne très justement la tribune « Comment les Etats peuvent contribuer à la protection de l’action humanitaire » de Médecins sans frontières (MSF) (Le Monde du 9 septembre), une organisation que nous avons toujours respectée, il existe une tentation croissante pour les Etats, face au terrorisme, de créer « une ambiguïté entre secours humanitaire et soutien au terrorisme ». Nous notons aussi le terme « criminalisation de l’aide humanitaire ». A chacun ses mots…Camus disait « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde. Ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité ». Quels que soient les mots, tous les humanitaires ont une ligne rouge. Toutes les victimes doivent être soutenues pour leur éviter la double peine : ce qu’elles subissent déjà, et l’absence de secours.
Cibles prioritaires
Pour autant, à ce risque juridique s’ajoute une autre réalité, tragique. Depuis la création d’une Journée mondiale de l’aide humanitaire commémorant un autre massacre [l’attentat du 19 août 2003 contre le siège des Nations unies à Bagdad, en Irak, qui a fait 22 morts], 5 000 travailleurs humanitaires ont été victimes d’attaques, 1 800 ont été assassinés. 2019 a été l’année la plus meurtrière, avec 482 victimes dont 124 morts, 234 blessés, 124 kidnappés. Ces chiffres traduisent un changement de nature. Les humanitaires étaient et sont encore des victimes collatérales. Ils sont désormais aussi des cibles prioritaires.
Ces deux enjeux sont en fait les deux faces d’une même pièce et doivent unir tous les humanitaires. Ils doivent continuer à servir d’aiguillon, comme en 2017 avec le « Humanitarian Call for Action » [appel international lancé en 2017 par des centaines d’ONG] pour pousser la communauté internationale à prendre des mesures concrètes.
Il n’y a pas de hiérarchie entre les victimes civiles d’attaques et d’assassinats, qu’ils soient perpétrés par des criminels, des terroristes ou bien, parfois, des Etats. Pourtant, les crimes contre les humanitaires n’ont pas la même signification ni les mêmes conséquences. Au-delà du fait qu’ils touchent des êtres humains, ils s’attaquent aussi aux valeurs qu’ils portent. Ils ont aussi une autre conséquence : le rétrécissement de fait de l’espace humanitaire. Atteindre le dernier kilomètre qui nous sépare des personnes les plus vulnérables, afin de les protéger, devient de plus en plus difficile, et une action conforme aux principes humanitaires se voit ainsi entravée. C’est déjà une demi-victoire pour ceux qui nous considèrent comme des obstacles et des témoins gênants.
Dans sa tribune, MSF nous dit que « le personnel humanitaire participant aux secours est passible du crime de séjour dans des zones désignées comme terroristes ». En Syrie, à Idlib, une zone contrôlée de fait par un groupe très virulent, 400 employés d’Acted fournissent tous les jours eau et nourriture à des centaines de milliers de personnes massées dans des camps de fortune. En Afghanistan, le millier d’employés d’Acted intervient partout, y compris dans les zones les plus dangereuses d’un pays où guerre civile, ingérence, terrorisme et criminalité s’entremêlent depuis plus de quarante ans, alors que beaucoup se sont résignés à retirer leurs employés de tout ou partie du pays. Tous sont moins préoccupés par un éventuel « crime de séjour » que par la peur, tous les jours, pour leur vie. Avec raison. En quinze ans, huit d’entre eux ont perdu la vie.
C’est pourquoi nous pensons qu’une décision forte de la communauté internationale doit intervenir pour établir des mécanismes concrets visant à mettre un terme à l’impunité des auteurs. Les déclarations existent, ainsi les résolutions 1502 (2003), 2175 (2014) et 2286 (2016). Cela n’a manifestement pas suffi.
L’appel à l’action pour sauvegarder l’espace humanitaire et en finir avec l’impunité des attaques contre les humanitaires, lancé après le drame de Kouré [Au Niger, où huit membres d’Acted ont été tués le 9 août], doit mobiliser tous les humanitaires. Cet appel demande aux Nations unies de créer – enfin – un mécanisme de signalement, de surveillance et d’enquête qui permette que chaque attaque déclenche automatiquement une série d’actions visant, in fine, à traduire les auteurs en justice. Une résolution du Conseil de sécurité serait une étape importante vers la fin de l’impunité. Une étape seulement…
L’humanitaire ne doit plus seulement panser le monde. Il doit le penser. Et se repenser. L’espace humanitaire, il ne faut pas seulement le sauvegarder, il faut l’étendre. Il faut même qu’il irrigue de ses valeurs, de solidarité et d’humanité, la conscience universelle que le monde va mal, et que tous les efforts doivent converger vers un monde zéro carbone, zéro exclusion, zéro pauvreté.
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