«La politisation de l’humanitaire, c’est le pire qui pouvait arriver»

Article paru sur le site de La Tribune de Genève le 16/12/2016

Le directeur du CICR, Yves Daccord, estime que ce n’est pas au Conseil de sécurité d’organiser la logistique de l’aide d’urgence.

A Genève, au siège du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), on suit de très près l’évolution de la situation à Alep. Les équipes déployées sur le terrain essaient d’accéder aux poches restées jusque-là hors d’atteinte. Pour le directeur du CICR, Yves Daccord, la complexité du conflit syrien a porté encore plus haut l’exigence d’impartialité.

Quelle est la situation à Alep aujourd’hui?

Nous essayons de trouver une solution pour que les derniers civils, dont des blessés, puissent sortir. Un premier contingent de trois mille civils a pu être évacué jeudi matin. Avec le Croissant-Rouge syrien, nous continuons sans relâche de tenter de faciliter le départ d’autres habitants. Mais cela va nous prendre encore deux ou trois jours minimum avec le risque que l’accord pour l’évacuation capote à tout moment.

Qui a intérêt à faire faire voler en éclats cet accord?

Chacune des parties reste convaincue, encore aujourd’hui, que ce conflit ne peut se régler ou se gagner que militairement. Ensuite, les uns comme les autres savent que l’issue de cette guerre pèsera lourd sur l’organisation politique du pays dans les deux prochaines années. Cela n’encourage pas à déposer les armes. En outre, la communauté internationale ne semble pas en position de pouvoir proposer de solutions convergentes.

Qu’est-ce qui rend votre travail plus difficile?

L’absence de chaînes de commandement claires et le grand nombre de protagonistes impliqués dans le conflit. Nous devons composer avec cette nouvelle réalité qui est l’explosion du nombre d’acteurs non étatiques, sept à huit fois plus nombreux qu’auparavant. C’est extrêmement compliqué et cela rend la diplomatie humanitaire beaucoup plus intense. Sur le terrain, nous devons également faire face à l’engagement direct ou indirect de puissances régionales comme l’Arabie saoudite ou l’Iran. A ce contexte régional s’ajoute le contexte global avec l’implication des Etats-Unis, de la Russie, de la France et de la Grande-Bretagne.

D’où le blocage du Conseil de sécurité…

Du fait de son impuissance, il en est réduit à négocier le passage des convois d’aide, alors qu’il devrait travailler à une solution politique. Son rôle n’est pas de s’occuper de l’humanitaire et de la logistique. C’est le pire qui pouvait arriver. Nous avons vu le résultat. Des convois qui faisaient partie de ce grand deal politico-humanitaire ont été attaqués.

Comment arrivez-vous à déployer vos équipes dans un tel contexte?

En démontrant au quotidien que nous sommes un acteur impartial et neutre. A Alep, nous parlons avec les généraux russes et syriens, mais aussi avec les représentants des groupes d’opposition armée. Cela produit des résultats, sauf avec le groupe Etat islamique. Tous nos efforts visent à nous approcher au plus près des plus vulnérables. C’est notre vocation, notre histoire depuis toujours. Nous veillons à ce que l’aide humanitaire soit distribuée à toutes les victimes, où qu’elles se trouvent. C’est très important.

Quel est le changement le plus important que vous avez observé dans ce conflit?

Aujourd’hui, la première chose que les gens nous réclament, c’est un accès au wi-fi et de l’électricité. C’est totalement nouveau. Nous voyons que le téléphone portable est devenu un outil de résilience central dans les stratégies de survie. Il permet de savoir où ont lieu les combats. C’est une demande qui arrive avant l’eau et les soins.

Quelles seront vos priorités lorsque l’accès à Alep sera totalement dégagé?

D’abord, nous allons nous concentrer sur les habitants dans les poches les plus dures à atteindre. Ensuite, l’une des priorités consistera à stabiliser le réseau d’eau et d’assainissement qui a été énormément endommagé par les combats. Nous devons également rebâtir en urgence un véritable système de santé. Pour cela, il faut trouver des médecins. C’est un énorme enjeu.

Comment faites-vous pour assurer la sécurité de votre personnel?

Pour les questions de sécurité, nous nous appuyons sur l’expertise de nos responsables sur le terrain. Nous leur déléguons notre autorité. A l’ONU, l’ordre vient d’en haut. Chez nous c’est l’inverse. A Alep, c’est le représentant de notre bureau local qui décide si une opération peut être lancée, à quel moment et comment. Nous avons aussi appris à ne plus raisonner seulement en termes de compétences, mais aussi en termes de nationalité. En Syrie, il y a une trentaine de nationalités qui sont interdites ou restreintes de séjour. Nous avons dû adapter notre recrutement en conséquence. Mais la règle reste la même, nous continuons à mêler personnel international et personnel local dans une proportion de 20 et 80% environ.

L’arrivée d’António Guterres à la tête de l’ONU ouvre-t-elle de nouvelles perspectives?

António Guterres ambitionne de se positionner en médiateur du Conseil de sécurité et nous le soutiendrons dans cette démarche. Il ne veut pas se borner à dresser des constats. Le diagnostic, il l’a déjà dressé lorsqu’il était à la tête du Haut-Commissariat aux réfugiés. Son approche sera plus engagée. Sa fonction de secrétaire général de l’ONU lui en donne la possibilité. Ce ne sera pas facile mais cette posture nous paraît prometteuse.


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