La politique étrangère européenne : quel bilan ?
Voici un bilan inédit de l’action de l’Union européenne en matière de politique étrangère.
A la fois ample et précis, Maxime Lefebvre sait distinguer l’essentiel de l’accessoire. Il brosse un tableau nuancé et dynamique. Voici un document de référence pour qui veut avoir une vue d’ensemble de la politique étrangère de l’UE.
JAVIER SOLANA, Haut Représentant pour la politique étrangère de sécurité commune (1999-2009), a dit un jour que l’Europe de la défense avançait « à la vitesse de la lumière » : c’était après 2003, alors que l’Union européenne venait de se doter d’une « stratégie européenne de sécurité » et de lancer ses premières opérations militaires à l’étranger, dans les Balkans et en Afrique. Il serait plus correct de dire que la politique étrangère et de sécurité avance à la vitesse de la tortue, un animal dont Valéry Giscard d’Estaing avait fait l’emblème de la Convention européenne, aux travaux desquels il présidait en 2002-2003, et qui incarne aussi bien la longévité que la lenteur. Il a fallu en effet 20 ans entre le lancement de la construction européenne (1949-1951, la CECA) et la mise en place d’une coopération européenne dans le domaine diplomatique (1970), puis encore 20 ans pour que cette « coopération politique européenne » se transforme en « politique étrangère et de sécurité commune » (traité de Maastricht, 1992), puis encore 10 à 20 ans pour que soient lancées les premières opérations de la politique européenne de défense et que soit mis en place un service diplomatique européen (2010).
Depuis l’adoption de la stratégie européenne de sécurité en 2003, le contexte a bien évolué. L’Union européenne en est à son troisième Haut Représentant (Federica Mogherini, succédant à Javier Solana et Catherine Ashton) et le traité de Lisbonne renforçant ses pouvoirs est entré en vigueur en 2009. Les Etats-Unis se préparent à entamer une nouvelle présidence après la période G. W. Bush et les deux administrations Obama. La stratégie européenne de sécurité n’a pas été amendée depuis 2003, mais a fait l’objet d’un rapport d’actualisation en 2008, et une nouvelle « stratégie globale » de politique étrangère et de sécurité est en préparation pour lui succéder.
Le temps est donc propice pour tenter un bilan de l’action européenne en termes de politique étrangère. Ce bilan, il est juste de l’établir non pas en fonction d’une obligation de résultat pour répondre aux menaces identifiées en 2003 (terrorisme, prolifération, conflits régionaux, déliquescence des Etats, criminalité organisée) ou à celles ajoutées en 2008 (cybercriminalité, piraterie, sécurité énergétique, changement climatique), mais en fonction d’une obligation de moyens par rapport aux grandes priorités stratégiques que l’UE s’était à l’époque assignées : agir face aux menaces en combinant ses moyens civils et militaires, construire la sécurité dans son voisinage, promouvoir un multilatéralisme efficace. La stratégie de 2003 était d’autant plus remarquable que, tout en se revendiquant de la coopération transatlantique, elle se démarquait en fait de la stratégie américaine qui privilégiait alors l’action militaire, l’échelle planétaire, et l’unilatéralisme.
L’Union européenne : un acteur global, civil et militaire, mais à la puissance limitée
Pendant longtemps, l’Europe n’a eu qu’une politique extérieure, découlant de ses compétences internes, couvrant le commerce, la coopération économique, l’aide au développement, les transports, l’agriculture et la pêche, la recherche, etc. Il s’y est ajouté avec le temps une coopération en matière diplomatique et une politique de sécurité et de défense commune (PSDC) lancée sous une double forme civile et militaire. Depuis une quinzaine d’années, l’Union européenne a musclé son action en la rendant plus cohérente et plus forte, mais reste loin d’être un acteur puissant et intégré comme le sont les Etats-Unis.
En termes de cohérence, le traité de Lisbonne (reprenant les acquis du projet de Constitution européenne rejeté par les peuples français et néerlandais) a bien fait avancer les choses. Les fonctions de Haut Représentant pour la PESC (mis en place en 1999, après le traité d’Amsterdam) et de Commissaire aux relations extérieures (couvrant le volet extérieur des politiques communautaires) ont été fusionnées dans le nouveau poste de Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (HRAEPS), à la fois Haut Représentant pour la PESC (de nature intergouvernementale), vice-président de la Commission (coordonnant toute l’action extérieure de l’Union), et président permanent du Conseil des ministres des affaires étrangères. Un service européen pour l’action extérieure (SEAE) a fusionné la direction des relations extérieures de la Commission et celle du Secrétariat du Conseil, et intégré des diplomates des Etats membres affectés temporairement, pour affirmer une diplomatie européenne plus intégrée, et gérer 140 délégations de l’Union européenne dans des pays tiers.
Il n’y a qu’au niveau suprême que la dyarchie a été maintenue entre le volet communautaire et la PESC. Le président du Conseil européen représente l’Union pour la PESC, et préside le Conseil européen, mais le président de la Commission reste compétent pour les relations extérieures communautaires. Dans les rencontres au sommet avec les pays tiers, les deux têtes de l’Union européenne sont en principe présentes. Mais ils n’agissent pas toujours sans concurrence : on l’a vu dans la crise migratoire à la fin 2015, le président Tusk prenant le lead dans le sommet de La Valette avec les pays africains, et le président Juncker organisant un sommet à Bruxelles avec les pays des Balkans (relevant de la politique d’élargissement, et donc plutôt de la Commission).
L’Union européenne a dans l’ensemble plutôt bien réussi à mettre en place une action extérieure globale et intégrée, comme elle avait commencé à le faire en lançant la politique européenne de sécurité et de défense en 2003 sous la forme d’opérations à la fois civiles et militaires. Les capacités civiles (policiers, gendarmes, experts de l’état de droit, de l’administration civile et de la protection civile) ont été développées en même temps que les capacités militaires (corps de projection, groupements tactiques). Avant même que l’OTAN fasse sien le concept d’ « approche globale » dans la gestion des crises (2010), l’UE se montrait capable, dans les Balkans notamment, de déployer toute la palette de ses instruments : opérations militaires de maintien de la paix (Bosnie, Macédoine), opérations de police (Macédoine, Palestine, Afghanistan), de soutien à la réforme du secteur de sécurité (Afrique), de soutien à l’état de droit (Géorgie, Irak) ; mais aussi aide humanitaire, aide à la reconstruction, soutien économique et technique dans tous les champs de la politique extérieure communautaire (réforme de l’Etat, gestion des frontières, douanes, transports, énergie, etc.). La stratégie de l’UE dans le Sahel est une bonne illustration de la combinaison entre aide au développement, action diplomatique (à travers un « représentant spécial » de l’UE), et opérations de PSDC (actions de formation militaire et de sécurité au Mali et au Niger) pour répondre à la menace du terrorisme et à la pression migratoire. Non seulement le COPS (Comité de politique et de sécurité, composé d’ambassadeurs des Etats membres) institué par le traité de Nice (2000) couvre spécifiquement l’ensemble des opérations de la PSDC, mais l’articulation entre sécurité extérieure et sécurité intérieure a été renforcée par la création d’un coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme en 2007 et d’un comité de sécurité intérieure (COSI, composé de hauts responsables des Etats membres) en 2010. C’est pour tenir compte de cette approche de plus en plus globale de la politique étrangère et de la sécurité, que l’UE s’est lancée depuis l’arrivée de Mme Mogherini dans l’élaboration d’une stratégie globale, qui devrait aboutir cette année (présentation du projet en juin 2016) et dépassera le seul cadre de la PESC.
En même temps, on est encore très loin d’une véritable puissance européenne comparable à la puissance américaine. Ce n’est pas que l’action européenne relève uniquement du « soft power », c’est-à-dire d’une capacité de persuasion et d’influence, pour reprendre la terminologie du professeur américain Joseph Nye, et d’une « grande ONG » (en comptant l’aide des Etats membres, l’Europe assure la moitié de l’aide mondiale au développement). L’Europe est aussi dans le « hard power » quand elle adopte par exemple des sanctions, non seulement des sanctions en application du droit international et des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais aussi des sanctions dites « autonomes » qui répondent à ses propres objectifs et à ses propres critères : embargo sur les armes contre la Chine (toujours en vigueur) après la répression de Tian-An-Men (1989), sanctions contre des régimes violant les droits de l’homme (Biélorussie, Birmanie, Cuba, Syrie, Zimbabwe…) ou constituant une menace en termes de prolifération (Corée du nord, Iran), sanctions contre la Russie avec la crise en Ukraine (2014). Pas moins d’une quarantaine de pays ou d’entités sont sous sanctions de l’Union européenne. C’est une autre forme de sanctions que la Commission européenne peut adopter, dans le cadre de sa politique de la concurrence, pour défendre les règles et les intérêts de l’UE sur le marché unique contre des géants économiques étrangers (Microsoft, Google, Gazprom).
Là où l’Europe n’a pas beaucoup progressé en termes de « hard power », c’est dans son action militaire. Sur une trentaine d’opérations de PSDC lancées depuis 2003 (dont une quinzaine toujours en cours), la plupart sont des opérations civiles ou de formation et de conseil et il n’y a eu que 8 véritables interventions militaires (3 toujours en cours), de portée relativement limitée (maintien de la paix dans des conflits à l’intensité déclinante en ex-Yougoslavie – Macédoine, Bosnie ; opérations ponctuelles de sécurisation en Afrique – RDC et RCA ; opérations navales de lutte contre la piraterie maritime au large de la Somalie, et contre les passeurs de migrants au large de la Libye depuis 2015). En Afrique, l’UE s’implique avec prudence, préférant laisser l’ONU et l’Union africaine, ou la France, en première ligne. Bien que l’objectif d’ « opérations de forces de combat pour la gestion des crises » figure à l’agenda européen depuis 1992 (« missions de Petersberg »), l’UE ne veut pas faire la guerre. Les opérations militaires robustes sont menées soit par les Etats-Unis (Afghanistan, Irak), soit par l’OTAN (Balkans, Libye), soit par des Etats membres (France en Côte d’Ivoire, au Mali et en République centrafricaine dans la période récente). Du fait de ce défaut de robustesse, ce n’est pas l’Europe de la défense qui assure la défense de l’Europe, mais les Etats-Unis et l’OTAN, comme on le voit clairement depuis 2014 dans la question des « réassurances » données aux membres orientaux de l’Alliance contre de possibles actions russes.
L’UE reste à la merci de ses divisions quand les dossiers deviennent sensibles.
La PSDC souffre aussi d’un manque de mutualisation, malgré la création d’une Agence européenne de défense, le développement de certains projets communs (comme l’avion A400M et le programme de navigation satellitaire Galileo, qui pourra avoir des applications militaires), la volonté récente d’avancer dans le financement commun de la recherche militaire et dans la mise en concurrence des marchés de la défense. Il n’y a toujours pas de capacité européenne à planifier des opérations militaires (du fait d’un blocage de principe britannique, pour ne pas dupliquer l’OTAN) ni de financement en commun des opérations.
Plus largement, l’Union européenne, dont la politique étrangère continue de reposer sur le principe de l’unanimité, peine à se mettre toujours d’accord dans la politique internationale. C’est plus facile quand il s’agit de défendre de grands principes consensuels comme le désarmement (à condition qu’on ne touche pas au désarmement nucléaire), la lutte contre le terrorisme, les droits de l’homme, l’abolition de la peine de mort, la justice pénale internationale, l’aide au développement, la lutte contre la corruption, etc. D’une certaine manière, la PSDC telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent s’ancre dans ces principes consensuels en prolongeant l’aide au développement par un soutien à l’état de droit, par des activités de conseil et de formation militaires, par l’aide à la réforme du secteur de la sécurité et à la reconstruction des Etats (« nation building »).
Mais l’Europe reste à la merci de ses divisions quand les dossiers deviennent sensibles. Face à l’action américaine en Irak en 2003, elle s’est totalement scindée entre « vieille Europe » (France, Allemagne, Belgique, Luxembourg), critiquant les Etats-Unis, et « nouvelle Europe » (celle des élargissements), se rangeant derrière Washington. Certains pays, à cause de l’Histoire (Allemagne) ou d’un attachement transatlantique particulier (Pays-Bas, certains pays d’Europe centrale et orientale), sont réticents à critiquer Israël malgré sa politique dans les territoires occupés palestiniens. Dans l’affaire du Kosovo, 5 pays de l’Union européenne ont refusé et continuent de refuser de reconnaître le nouvel Etat. Face à la Russie, les Etats de l’UE ont réussi à se mettre d’accord sur des sanctions en réaction à l’action russe en Ukraine, mais une ligne de fracture continue de séparer les tenants d’une ligne réaliste (majoritaires) et les partisans d’une ligne très ferme.
La sécurité dans le voisinage : l’UE ne peut pas tout
En lançant sa politique de voisinage en 2002-2003, l’Union européenne anticipait la nouvelle réalité géostratégique issue de son grand élargissement vers l’Est. Elle cherchait à créer un « anneau de sécurité et de prospérité » autour d’elle, en évitant de promettre de nouvelles adhésions (auxquelles beaucoup d’anciens Etats membres, notamment la France et l’Allemagne, étaient et demeurent réticents) au-delà des perspectives d’adhésion déjà décidées (Balkans occidentaux et Turquie). Elle promettait aux pays voisins une très large coopération dans tous les domaines, selon le mot d’ordre de Romano Prodi : « tout sauf les institutions ». Il n’est donc pas surprenant que la politique de voisinage ait été une des grandes priorités stratégiques de la stratégie de sécurité de 2003, et il serait logique qu’elle le demeure dans la stratégie globale en préparation pour 2016. D’autant que l’Union européenne est loin d’avoir réussi à stabiliser, ni son flanc oriental, ni sa périphérie méditerranéenne.
A l’Est, l’UE a cherché à concilier le renforcement des liens avec les « nouveaux voisins » de l’Est (Moldavie, Ukraine, Biélorussie, rejoints en 2005 par les trois Etats du Caucase) et le renforcement du partenariat avec la Russie. C’est ainsi qu’en 2006 l’UE a décidé de lancer la négociation de deux nouveaux accords pour renforcer ses relations avec la Russie et l’Ukraine. Cette politique a cependant deux fois dérapé : une première fois avec la crise géorgienne (2008), une seconde fois avec la crise ukrainienne (2014-2015). Dans l’affaire géorgienne, l’intervention militaire russe (préparée) a répondu à un coup de force géorgien (visant à récupérer l’Ossétie du sud sécessionniste) ; l’UE, par le leadership de la présidence française de l’époque, a été une force de médiation, obtenant un retrait militaire russe partiel de Géorgie (surveillé par des observateurs déployés par l’UE au titre de la PSDC, toujours présents aujourd’hui), mais n’évitant pas une consolidation de l’emprise stratégique de la Russie dans les régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du sud. Dans l’affaire ukrainienne, le point de départ de la crise a été la négociation de l’accord d’association UE-Ukraine et l’opposition russe, provoquant en chaîne des divisions internes dans le pays, la dérobade du président Ianoukovitch cédant à la surenchère de Vladimir Poutine (offre financière, réduction du prix du gaz), la révolte du Maïdan puis la chute de Ianoukovitch et l’arrivée au pouvoir d’une coalition pro-occidentale ; la Russie a réagi brutalement, annexant la Crimée et soutenant une rébellion militaire dans le Donbass. Dans ce dernier conflit, l’UE, étant partie, n’a pu être médiatrice ; elle a adopté des sanctions contre la Russie (largement calées sur les sanctions américaines) et a soutenu le nouveau régime ukrainien (avec lequel l’accord d’association a été confirmé). Il a fallu en passer par l’OSCE pour désescalader le conflit (déploiement d’une mission d’observateurs, lancement de négociations) et par une médiation franco-allemande (dans le « format Normandie ») pour pousser le processus de négociation (qui a abouti à restaurer une relative accalmie, mais pas à ramener le Donbass dans le giron ukrainien). L’UE (et plus précisément la Commission) est cependant restée une force de médiation dans le domaine énergétique, symbole par excellence de l’interdépendance UE-Russie (un quart du pétrole et du gaz consommés dans l’UE sont de provenance russe), en aidant à régler les différends russo-ukrainiens sur le prix du gaz.
La politique de voisinage à l’Est, qui a pris le nom en 2009 de « partenariat oriental », s’est progressivement transformée en politique de soutien aux nouveaux voisins de l’Est et de « containment » face à une Russie de plus en plus antagonique sur le plan de la géopolitique et des valeurs, comme l’a illustré le discours du président Poutine à la Wehrkunde de Munich en 2007. L’UE s’est heurtée à la fois aux fragilités internes des pays voisins (corruption endémique, mauvaise gouvernance, faiblesse économique, insuffisances sur le plan démocratique et des droits de l’homme) et à la puissance russe désireuse de réaffirmer une sphère d’influence. L’UE a pu conclure des accords d’association (assortis d’engagements de libre-échange très poussés, comprenant un alignement réglementaire sur le marché unique) avec la Géorgie et la Moldavie au sommet de Vilnius (2013), puis avec l’Ukraine (2014), mais l’Arménie (particulièrement dépendante de la Russie), la Biélorussie et l’Azerbaïdjan sont loin d’avoir fait le choix européen sur le plan économique, politique et des valeurs. On ne peut pas dire au total que la stabilité et la sécurité de l’est de l’Europe, même dans la petite Moldavie, soient acquises à ce jour, et l’UE risque même d’être de plus en plus reléguée dans l’ombre de l’OTAN si les tensions russo-occidentales continuent à se développer.
Au sud de la Méditerranée, la politique de voisinage s’est inscrite dans la continuité du « processus de Barcelone » (Euromed) lancé en 1995, avec ses trois volets politique, économique, culturel et social. L’Union pour la Méditerranée, voulue par le président Sarkozy, a pris le relais d’Euromed en 2008 autour de projets concrets : elle englobe 44 pays, en comprenant l’UE (plus Monaco), les dix pays du voisinage méditerranéen (plus la Mauritanie), et les pays de l’élargissement riverains de la Méditerranée (Turquie, Albanie, Bosnie, Monténégro). Par rapport au partenariat oriental à l’est, la politique de voisinage au sud s’inscrit dans une logique à la fois inclusive, paritaire Nord-Sud, et centrée autour des problématiques méditerranéennes (environnement, transports, développement économique).
L’UE a conclu avec ses voisins du sud des accords d’associations (antérieurs à la politique de voisinage) et mène vis-à-vis de ces pays une politique d’aide au développement. Mais elle se heurte à plusieurs défis : la question de la démocratie et des droits de l’homme, les conflits tels que le conflit israélo-palestinien, la réforme des économies méditerranéennes, la montée du terrorisme islamiste, la pression migratoire. On ne peut pas dire que l’UE n’ait pas agi face à tous ces défis, mais on ne peut pas dire non plus qu’elle ait fait beaucoup avancer leur solution. Dans le conflit israélo-palestinien, l’UE est membre, avec les Etats-Unis, la Russie et l’ONU, du « quartet » établi en 2002, mais rien n’a avancé dans le règlement du conflit, malgré les bonnes dispositions de l’Administration Obama, et les pays européens se sont à chaque fois divisés lorsqu’il s’est agi de répondre à l’offensive israélienne à Gaza (2008-2009), de faire entrer la Palestine à l’UNESCO (2011), ou de la reconnaître comme Etat observateur à l’ONU (2012). Le dialogue politique entre Israël et les pays arabes reste bloqué, ce qui hypothèque aussi le développement de la coopération méditerranéenne. Au-delà du conflit israélo-arabe, l’UE se heurte à d’autres conflits tels que le conflit algéro-marocain sur le Sahara occidental ou l’opposition de plus en plus structurée entre l’axe sunnite (Arabie Saoudite – Turquie – sunnites d’Irak et de Syrie) et l’axe chiite (Iran – régime irakien – régime alaouite de Syrie – Hezbollah).
Sur le front des droits de l’homme, l’UE a réagi avec enthousiasme aux « printemps arabes » de 2011, promettant d’aider les pays qui se réforment (principe « more for more »), mais si certains pays ont connu une évolution relativement positive (Tunisie, Maroc, Jordanie), il a fallu s’accommoder du retour d’un régime autoritaire en Egypte (maréchal Sissi) et la situation intérieure en Algérie, au Liban et en Palestine est préoccupante. L’UE n’a pas eu beaucoup de leviers pour mettre fin au chaos en Libye après l’intervention de l’OTAN et la chute de Kadhafi, ni à la guerre en Syrie au-delà de l’aide humanitaire et d’une posture de condamnation du régime de Bachar al-Assad. Ce sont les Etats-Unis qui ont pris le lead militaire face à l’expansion de Daesh à partir de 2014, et la Russie est devenue à son tour un acteur militaire et politique plus important que l’UE dans le conflit syrien, traitant directement avec les Etats-Unis (désarmement chimique en 2013, accord de cessez-le-feu en 2016).
L’UE ne doit pas abandonner le volontarisme de sa politique de voisinage, mais l’expérience des quinze dernières années devrait l’inciter à faire preuve de modestie, de réalisme et de flexibilité.
Les économies des pays du sud de la Méditerranée peinent à se moderniser, ce qui est un obstacle à la diminution du chômage des jeunes et à la stabilisation politique. L’UE peut aider, et elle aide beaucoup (10 milliards d’euros pour la période 2014-2020), mais ce sont d’abord les pays eux-mêmes qui doivent faire évoluer leur gouvernance. De ce fait, l’UE, qui avait déjà promis une zone de libre-échange aux pays méditerranéens dans le cadre du processus de Barcelone, n’a pu lancer des négociations sur un accord de libre-échange approfondi qu’avec des pays plus avancés comme le Maroc et la Tunisie, et encore ces négociations se heurtent-elles à beaucoup d’obstacles.
L’UE en est réduite à se protéger contre les nouveaux problèmes qui surgissent du chaos méditerranéen. Le terrorisme islamiste en est un, avec l’expansion de Daesh, le développement du phénomène des « combattants étrangers » (touchant les pays européens ayant une communauté musulmane, mais affectant aussi une part importante de convertis), et les attentats qui ont frappé Paris et Bruxelles. L’autre est le développement de la pression migratoire sur les routes de la Méditerranée (depuis plusieurs années) et des Balkans (en 2015). Face à ces défis, qui mettent à l’épreuve jusqu’à l’existence de l’espace de libre-circulation dans l’UE (notamment la zone Schengen), l’UE doit renforcer le contrôle des frontières communes (patrouilles de l’Agence Frontex, création d’un corps européen de garde-côtes, opération navale de la PSDC pour lutter contre les trafics de migrants au large de la Libye) et parfois laisser rétablir le contrôle des frontières nationales, mieux coordonner la lutte contre le terrorisme (contrôle des données des passagers aériens – PNR européen), coopérer avec les pays tiers (réadmission des immigrants illégaux, aide à l’hébergement des réfugiés dans les pays voisins de la Syrie, aide au développement). L’accord de l’UE avec la Turquie en 2016, conclu dans des conditions critiquées (aide financière à la Turquie, reprise des négociations d’adhésion UE-Turquie, exemption des visas pour les ressortissants turcs), vise à faire de la Turquie un partenaire de la lutte contre les flux migratoires, car c’est seulement en reconstituant une sorte de « limes » stable et solide que l’UE pourra endiguer une pression qui a des causes à la fois conjoncturelles (conflits en Syrie, en Libye, en Irak, en Afghanistan, dans la corne de l’Afrique…) et structurelles (difficultés économiques dans les pays du sud de la Méditerranée ; fécondité élevée entraînant une croissance démographique rapide en Afrique Noire).
L’UE ne doit pas abandonner le volontarisme de sa politique de voisinage, mais l’expérience des quinze dernières années devrait l’inciter à faire preuve de modestie, de réalisme et de flexibilité. L’UE ne devrait pas non plus restreindre son horizon prioritaire à son voisinage immédiat, oriental ou méditerranéen, comme cela a été écrit en 2003. Ce qui se passe en Afrique subsaharienne a des conséquences directes pour la stabilité et la prospérité des Européens, en termes de terrorisme, de criminalité organisée, de préservation de l’environnement ou de pression migratoire. L’implication de l’UE dans le Sahel et dans le Golfe de Guinée (avec les deux stratégies adoptées en 2014), ou dans la Corne de l’Afrique (lutte contre la piraterie maritime), ou dans d’autres conflits (Centrafrique, République démocratique du Congo), est essentielle. De même, l’UE ne peut se désintéresser de la situation au Moyen-Orient (Irak, Iran, Golfe), en Afghanistan ou en Asie centrale, et de fait elle s’y implique, avec des moyens limités (stratégie de l’UE en Asie centrale, mission PSDC de police en Afghanistan, négociations sur le nucléaire iranien). Prendre en compte cet horizon plus large, ce « second cercle » de l’action européenne en quelque sorte, sera nécessaire dans la stratégie globale de l’UE en cours de préparation.
L’UE, agent du « multilatéralisme efficace » ?
Il était normal que l’UE, projet multilatéral s’il en est, s’inscrive en 2003 dans la défense du multilatéralisme face aux tentations unilatérales américaines. On ne peut pas dire que le multilatéralisme ait considérablement progressé depuis cette époque, mais il y a eu quand même des avancées auxquelles l’UE a contribué.
La crise économique et financière mondiale de 2008-2009 a été une épreuve majeure, qui aurait pu être fatale à tout le système international. Les Etats développés et les pays émergents ont su réagir de concert, secourant le système financier, laissant filer les dettes et les déficits, et refusant de revenir au protectionnisme commercial. Les premiers sommets du G20 se sont réunis à Washington, Londres et Pittsburgh en 2008-2009. L’Union européenne est membre du G20 (tout comme elle est représentée aux sommets du G7), et exprime des positions communes (mais pas uniques). Beaucoup de progrès ont été réalisés dans le cadre du G20 pour lutter contre les paradis fiscaux (échanges automatiques d’informations). Les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale) ont été réformées et renforcés, tout comme les règles prudentielles encadrant les activités bancaires. En surmontant la crise de 2010-2012, avec l’aide du FMI, la zone euro a contribué à cette stabilisation mondiale. Mais beaucoup de choses n’ont pas avancé. Le G20, pas plus que l’Union européenne elle-même, n’ont pu agir résolument pour remédier aux déséquilibres macroéconomiques mondiaux (excédents excessifs de la balance commerciale et des paiements dans certains pays, besoin de réformes et de rigueur budgétaire dans d’autres). L’agenda de libéralisation commerciale (cycle de Doha lancé en 2001) est resté bloqué, si bien que la libéralisation doit passer par des accords bilatéraux (accords de libre-échange approfondis de l’Union européenne, par exemple avec le Canada et la Corée du sud ; partenariat transpacifique signé en 2016 ; traité transatlantique en négociation). Les relations monétaires internationales restent chaotiques et non régulées par le FMI (où la zone euro n’a pas de siège unique, bien que cela soit envisagé dans les traités). La régulation sociale de la mondialisation reste lacunaire et les inégalités s’accroissent. Malgré l’existence de filets de sécurité pour empêcher le système de se défaire, la mondialisation reste une mondialisation sauvage.
L’UE promeut en principe le multilatéralisme mais agit en pratique en concertation étroite avec les Etats-Unis dans le cadre du partenariat transatlantique, comme le prévoyait d’ailleurs la stratégie de 2003.
Sur d’autres aspects de la mondialisation, il y a eu des progrès auxquels l’Union européenne a contribué. L’UE a par exemple été exemplaire dans ses objectifs propres en matière de lutte contre le changement climatique et a ainsi favorisé, de concert avec l’engagement sino-américain et l’efficace présidence française, le succès de la COP21 à la fin 2015, qu’il faut maintenant mettre en œuvre. L’UE a aussi contribué à définir les « objectifs du développement durable », adoptés par l’ONU en 2015 pour les quinze prochaines années, qui se substituent aux objectifs du millénaire pour le développement définis en 2000. Plus généralement, l’UE coopère étroitement avec les agences des Nations Unies dans le domaine de l’aide humanitaire et au développement. Elle entretient aussi des relations de dialogue et de coopération avec les organisations régionales d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie orientale.
Sur le plan politique, l’UE promeut en principe le multilatéralisme mais agit en pratique en concertation étroite avec les Etats-Unis dans le cadre du partenariat transatlantique, comme le prévoyait d’ailleurs la stratégie de 2003. L’UE a eu la chance, après les embardées unilatérales du début de l’administration Bush en Afghanistan (2001) et en Irak (2003), qui ont sonné la fin du « moment unipolaire » [1] de l’ « hyper-puissance » [2] américaine, de traiter avec des administrations américaines plus coopératives. Il n’y a plus eu après 2003 de divergence transatlantique sur les interventions militaires, certains gouvernements européens reprochant même au gouvernement américain une trop grande retenue (Libye en 2011, Syrie en 2013). L’Europe et les Etats-Unis ont coopéré aussi bien pour régler la crise du nucléaire iranien (dans le format « UE3 + 3 ») que pour aider à la reconstruction de l’Afghanistan et de l’Irak ou pour réagir par des sanctions contre la Russie au moment de la crise ukrainienne. Bien souvent, les stratégies des deux blocs sont coordonnées face aux régimes qui violent ou ont violé les droits de l’homme, y compris pour relâcher les sanctions (Biélorussie, Birmanie, Cuba). L’UE se montre cependant mieux disante dans certains domaines comme le désarmement (les pays de l’UE sont parties aux conventions contre les mines antipersonnel et contre les bombes à sous-munitions, ce qui n’est pas le cas des Etats-Unis) ou le soutien à la justice pénale internationale (les Etats-Unis n’ayant pas ratifié le statut de Rome).
La nouvelle « stratégie globale » pour la politique étrangère et de sécurité, qui ne sera plus seulement axée sur la PESC, fera forcément davantage de place au multilatéralisme. Le risque est cependant réel, suivant l’adage « qui trop embrasse mal étreint », qu’une approche trop multilatéraliste, polarisée sur la gouvernance, le développement, la prévention des crises, la coopération régionale, dilue la force de frappe politique et géopolitique de la stratégie de l’Union européenne, et minore l’importance des aspects militaires.
Les quinze dernières années ont montré qu’en dépit d’une certaine consolidation de la mondialisation et du système multilatéral international, la multipolarité s’est renforcée avec l’ « ascension pacifique » de la Chine, la réaffirmation de la puissance russe, et la montée des pays émergents (même si plusieurs d’entre eux connaissent actuellement des difficultés). L’Union européenne doit en tenir compte. Elle ne peut s’inscrire uniquement dans le multilatéralisme, elle doit affûter un regard politique et géopolitique. Elle ne peut être seulement altruiste, elle doit aussi être capable d’égoïsme. Elle ne doit pas seulement « rendre service », comme dit Hubert Védrine, mais défendre et protéger pro-activement ses intérêts, ceux de ses concitoyens, dans le cadre d’un système mondial ouvert qu’elle doit contribuer à consolider et à démocratiser. Une telle ambition est une condition indispensable pour réconcilier l’Europe avec ses peuples.
Il y a aussi une exigence de méthode. Dans un monde qui garde sa part westphalienne, le rôle des Etats demeure central. Mais l’Union européenne offre un cadre et un outil irremplaçables. Il faut marcher sur deux jambes, à la fois renforcer et utiliser davantage le cadre et les outils européens, et mobiliser les Etats européens, pour agir en commun sur l’environnement international.
Diplomate et professeur à Sciences Po. Maxime Lefebvre a publié La construction de l’Europe et l’avenir des nations (Armand Colin, 2013) et vient de rééditer La politique étrangère européenne (PUF « Que sais-je ? », 2016). Les propos tenus dans cet article n’engagent que leur auteur.
Pour aller plus loin
Maxime Lefebvre, La politique étrangère européenne (PUF « Que sais-je ? », 2016)
Lire l’article sur le site de Diploweb
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