Philippe Bénéton : «Le monde occidental ne sait plus qui il est»
Article paru dans le journal Figaro le 10/02/2017
A l’occasion de la sortie de son essai Le dérèglement moral de l’Occident, Philippe Bénéton a accordé un entretien fleuve au FigaroVox. Le philosophe en appelle à trouver un équilibre libéral-conservateur entre liberté et enracinement.
Philosophe, agrégé et docteur en Science politique, Philippe Bénéton est professeur émérite à l’Université de Rennes-1 et à l’Institut Catholique d’Etudes Supérieures. Auteur de plusieurs classiques sur les régimes politiques, les classes sociales et le conservatisme, il vient de publier Le dérèglement moral de l’Occident (éd. Le Cerf, 2017).
FIGAROVOX. – Comment expliquez-vous la crise des démocraties libérales que nous traversons? Est-elle liée à ce que vous appelez «le dérèglement moral de l’Occident»?
Philippe BENETON. – Oui, il me semble. La raison première est celle-ci: la pensée dominante ne reconnaît au fond que deux catégories légitimes d’êtres humains, l’humanité et l’individu. La société politique ne saurait donc s’appuyer sur ce qui est commun à tous ses membres: des mœurs, une histoire, des références. Au contraire la diversité est une richesse comme ne cessent ou ne cessaient de le dire le président Obama, le Premier ministre Trudeau et tant d’autres. Mais plus la diversité s’entend, plus se réduit ce que les hommes ont en commun. Comment alors faire en sorte que des hommes, qui à la limite ne partagent rien sinon une égale liberté, s’accordent pour vivre en paix et coopérer les uns avec les autres? La réponse élaborée par les Modernes et radicalisée à l’époque contemporaine est celle-ci: puisqu’il faut renoncer à tout accord sur les règles de vie, il faut tabler sur des règles du jeu. La démocratie libérale prend alors un nouveau sens, elle devient une simple mécanique, elle se définit uniquement par des procédures.
Le multiculturalisme suppose que tout le monde peut s’entendre avec tout le monde, l’accord sur les règles du jeu suffit. Tout le monde vraiment? Voyez les Serbes et les Croates, les Israéliens et les Palestiniens, les Flamands et les Wallons, les Grecs et les Turcs, les hindous et les musulmans etc. Prenez par ailleurs l’exemple donné par l’Union européenne telle qu’elle est pensée à Bruxelles depuis les années 2000: ce qui unit les Européens, ce sont seulement les règles qu’impliquent les droits de l’homme et le principe sacro-saint de la «concurrence libre et non faussée». Pour le reste, qui fut une civilisation commune, la table rase s’impose. L’Europe a vocation à devenir l’Europe des individus, elle se doit d’être ouverte à tous les vents. Mais les peuples font de la résistance.
D’un autre côté, dans un monde où les procédures règnent et les vertus s’effacent (au profit du relativisme des valeurs), les acteurs se sentent moins tenus. La crise morale touche la politique comme elle touche les médias, l’économie, les sciences ou pseudo-sciences, les relations quotidiennes… Certains journalistes sans doute jouent les professeurs de morale politique, mais qui contrôle ces journalistes?
Dans votre livre, vous critiquez ce que vous appelez la «morale de contrebande». Qu’entendez-vous par là?
L’idée centrale est la suivante: d’un côté notre modernité tardive se targue d’une libération morale: à chacun ses valeurs, chaque individu est souverain, vive la liberté, à bas le vieil ordre moral! Mais de l’autre, elle entend définir la bonne et la mauvaise manière de vivre et de penser. Nous sommes tous innocents sans doute mais à l’exception de ceux qui sont coupables. La faute n’a pas disparu, elle s’est déplacée. Désormais, le «Mal» est clairement circonscrit, il se concentre, il se resserre, il est tout entier dans les atteintes à l’égale liberté, c’est-à-dire dans les formes diverses que peuvent prendre les «péchés» de discrimination ou d’intolérance. Plus précisément, le «Mal» s’incarne dans les mots ou les actes convaincus, à tort ou à raison, de racisme, de sexisme, d’élitisme, de xénophobie, d’«homophobie», ou d’une quelconque attitude judgemental ou offensive . Ces nouvelles règles pointent vers une division morale de l’humanité: d’une part les représentants du nouveau monde, les hérauts d’une société ouverte ou avancée, les progressistes, les modernes, les féministes…, d’autre part, les rétrogrades du vieux monde, les partisans d’une société close ou tribale, les tenants du vieil ordre moral, les conservateurs ou ultra-conservateurs, les réactionnaires, les populistes, les xénophobes ou pire encore, bref les amis et les ennemis de l’humanité. Cette vision manichéenne ne joue certes pas en faveur de la liberté.
Vous dénoncez une opinion dominante qui marche à l’intimidation et se refuse à toute véritable discussion. Comment définissez-vous cette opinion dominante et comment opère cette intimidation?
Par opinion dominante, il faut entendre l’opinion socialement convenable, cette opinion que l’on peut exprimer en public sans avoir à la justifier et sans risquer d’être mal vu. Si Untel dit sur les ondes: «Le populisme est l’un des dangers principaux de notre temps», il est à peu près certain de n’être pas interrompu, mis à la question sur ses intentions, appelé à s’expliquer. En revanche, s’il déclare: «Le populisme est un mot incertain et mal défini, inventé par les Importants pour dire, par sa connotation péjorative, qu’il n’est pas bien de critiquer les Importants», la probabilité est grande que fusent aussitôt des soupçons quant à ses intentions: comment dites-vous? Seriez-vous vous-même populiste ou réactionnaire, etc. L’opinion comme-il-faut fonctionne largement selon ce principe: ne discutez jamais, accusez. Notre temps qui dénonce tant la «morale» ne cesse de moraliser. La mise en cause des personnes remplace le débat des idées. À la limite, un mot suffit pour discréditer l’adversaire: X a dérapé, Y est coupable de dérive, vous restez accrochés à des stéréotypes, vous tombez dans l’homophobie, ces propos sont nauséabonds, ce texte fait le jeu du conservatisme… Celui qui est en cause n’a qu’une voie de salut: récuser cette rhétorique de mauvais joueur. S’il n’est pas disposé ou armé pour le faire, il est pris au piège, il est pris en tenailles: dans quel camp êtes-vous? Exit alors le débat de fond: il y a un accusateur et un accusé, un tribunal et un prévenu. Cette rhétorique est d’une puissance remarquable, elle bloque, intimide, tend à réduire les adversaires ou les réticents au silence. Il s’ensuit que la hardiesse est d’un côté et la timidité de l’autre.
Une autre arme également est redoutable, celle de la dérision: ne discutez pas, moquez, tournez en ridicule. Les dessins satiriques jouent ce rôle (ils ont gagné, si l’on ose dire, en agressivité ou en méchanceté) et sur les ondes les chroniqueurs-humoristes qui, le plus souvent, tirent toujours dans la même direction. En France, une chaîne de télévision (Canal +) s’est faite une spécialité de cette pratique. Quand un invité pense mal, il est d’usage d’organiser à son intention un traquenard.
Cette opinion aujourd’hui dominante a gagné en puissance et en radicalité depuis son origine dans les années 1960. Les acteurs, ce sont des minorités actives, les homme d’avant-garde, dont les actions dispersées vont fondamentalement dans le même sens et dont les effets sont sans rapport avec le nombre grâce au relais complaisant des médias. Les hommes d’avant-garde forment une troupe bigarrée. Le philosophe radical, le sociologue critique, l’activiste des droits de l’homme, la féministe militante, le journaliste bien-pensant, le juge partisan… ne constituent pas une classe ou une caste, ils forment quelque chose comme un «parti» informel et fragmenté. Un «parti» puissant qui nous dit comment il nous faut penser, sous peine d’être rangé dans la catégorie des méchants.
La pensée libérale-libertaire au cœur de la pensée unique ne semble pourtant plus hégémonique…
Oui, on peut espérer que le rideau commence à se déchirer. Mais si l’opinion dominante est une pensée faible, elle n’en conserve pas moins des positions fortes – dans les médias, à l’école, à l’Université. Ce qu’il faut d’abord obtenir, me semble-t-il, c’est la restauration d’un débat loyal et donc le discrédit de tous ces moyens sophistiques qui disent: il n’y a pas matière à discuter, vos mauvaises intentions vous condamnent.
Le féminisme est l’une de vos cibles, le condamnez-vous en bloc?
Distinguo. Le féminisme qui milite pour l’égalité des droits est parfaitement raisonnable. Ce qui est en cause est ce féminisme radical qui, en accord avec l’esprit du temps, tend à dépouiller la nature pour remplir la corbeille de la volonté. Ce féminisme qui nie des réalités qui crèvent les yeux aboutit de facto à des résultats contraires à ses intentions affichées. Puisque les femmes sont en tout ou presque semblables aux hommes, elles ne méritent nullement des égards particuliers. L’identité fictive entre les sexes lève les scrupules et les coutumes qui bornaient l’esprit prédateur des mâles. La camaraderie sexuelle où le commerce des corps est chose innocente, est présentée comme une libération. En fait, elle satisfait une immémoriale aspiration masculine et elle s’exerce sur un fonds de brutalité.
Les libertés individuelles et les droits de l’homme sont-ils suffisants pour résister à la menace islamiste?
Je crois effectivement que notre monde occidental est vulnérable en raison de la crise morale qu’a entraînée la nouvelle «morale». L’un des effets les plus frappants de cette crise est que beaucoup de jeunes gens et aussi d’adultes errent à la recherche de qui ils sont, ou pour parler le langage d’aujourd’hui qu’ils éprouvent une crise d’identité. Qui es-tu? À cette question, un homme d’autrefois n’avait guère de peine à répondre: je suis François M, fils de Jacques M et de Suzanne D, époux de Jeanne D, père de deux enfants, natif de Normandie, citoyen français, de religion catholique (ou protestante, ou juive)… Mais que doit répondre un homme d’aujourd’hui s’il se conforme à l’esprit du temps? Qui je suis, mais je suis Moi, un être qui se fait tout seul et ne doit rien à personne… Mais quel est ce Moi insaisissable? Où s’accrocher quand les rôles traditionnels (de fils, de père, de mari…) ont perdu leur force? À quoi se dévouer, se donner quand tout se vaut? Qu’est-ce qui mérite d’être respecté quand la grossièreté et la vulgarité dégoulinent sur les écrans? Que faut-il opposer aux fanatiques de l’Islam qui dénoncent cet Occident qui n’est que débauche et faiblesse, qui exhibe des corps en rut et ne voit rien qui mérite de risquer sa vie?
Seriez-vous nostalgique de l’Ancien Régime et du pouvoir de l’Église?
Je serais tenté de répondre: voilà une question qui porte sur mes intentions ou mes sentiments et donc qui détourne des seules questions qui importent – l’interprétation proposée est-elle juste ou non? Mais puisque nous sommes entre gens de bonne compagnie, j’ajouterai ceci: je n’ai guère de nostalgie de cette sorte, je me définis comme libéral-conservateur, au sens où Tocqueville l’était. Libéral parce que rallié aux premiers principes modernes (l’égalité de droit, les libertés publiques), conservateur parce que soucieux de préserver au sein du monde moderne l’enracinement, l’attachement, les qualités morales et spirituelles. L’idéal libéral-conservateur est celui-ci: la liberté et de bonnes mœurs. Il y a de quoi faire.
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