Nouveau monde arabe, nouvelle « politique arabe » pour la France
Article paru sur le site de l’Institut Montaigne le 26/08/2017 par Hakim El Karoui
« La politique de la France à l’égard de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient repose sur un héritage historique qu’elle entretient sans véritable vision prospective et sans partir de l’analyse des faits, ni des intérêts de notre pays. Largement réactive, elle est marquée par des incohérences qui brouillent nos messages, altèrent notre crédit auprès des gouvernements et des populations, et conduisent finalement au recul de notre influence dans une zone pourtant fondamentale pour notre économie, notre sécurité et notre identité. »
Nos liens historiques, humains et économiques avec les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont profonds et sans doute appelés à s’amplifier au cours des prochaines décennies.
Avons-nous pris la mesure de ce destin commun ? Notre stratégie est-elle à la hauteur des défis d’une région en pleine transformation et porteuse de risques comme d’opportunités majeurs ? Comment la France peut-elle renforcer son influence dans une zone fondamentale pour son économie, sa sécurité et son identité ?
Fondé sur l’analyse de plus de 600 séries statistiques – des flux humains, économiques et financiers, culturels et sécuritaires, présents et passés, entre la France et les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient – ce travail objective la nature et la densité de notre relation avec cette région et structure une nouvelle politique à partir de ceux-ci.
Notre constat est sans appel. L’avenir de la France est lié à la stabilité et au développement de cette région. Nos deux mondes s’interpénètrent et s’influencent mutuellement. Pourtant, malgré ces liens profonds, chaque année, notre influence y décroît.
Il est urgent d’élaborer une nouvelle stratégie et un nouveau discours vis-à-vis du monde arabe, et en particulier avec les pays du Maghreb, avec lesquels nos relations sont les plus denses.
De quels pays parle-t-on ?
Le présent rapport a retenu la totalité des pays arabes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, auxquels ont été adjoints la Turquie, Israël et l’Iran. Ensemble, ces pays constituent une zone cohérente d’un point de vue culturel, linguistique, religieux et politique :
- Algérie, Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats Arabes Unis, Égypte, Irak, Iran, Israël, Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Maroc, Oman, Qatar, Syrie , Tunisie, Turquie, Yémen.
La France influence le monde arabe. Le monde arabe influence la France.
Des liens humains structurants
Les liens entre la France et les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont structurants. Le monde arabe est présent en France et la France influence le monde arabe :
- environ 6 millions de personnes présentes en France ont un lien identitaire avec cette région, qu’elles soient immigrées, descendantes d’immigrés ou rapatriés ;
- le monde arabe est la première source d’immigration en France ;
les étudiants en provenance de cette région forment le premier contingent d’étudiants étrangers en France ; - près d’1,2 million de Français vivent dans les pays du monde arabe, dont la plupart sont des binationaux ;
- chaque jour, 33 millions de personnes y parlent le Français, soit près d’un francophone sur six dans le monde.
L’interpénétration de la France et du monde arabe est avant tout franco-maghrébine. Les trois pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie) représentent 80 % de l’immigration depuis la région, 80 % du contingent d’étudiants étrangers en France et 28 des 33 millions de francophones présents dans la région.
Des liens économiques importants
En dehors du marché intérieur européen, les trois principales zones d’échanges de biens pour notre pays sont les États-Unis, la région Afrique du Nord et Moyen-Orient et la Chine. La région Afrique du Nord et Moyen-Orient représente près de 20 % de notre commerce extérieur.
A l’échelle régionale, la France commerce d’abord et avant tout avec le Maghreb. Nos échanges avec ces pays représentent 27 milliards d’euros en 2015, contre 19,3 milliards d’euros avec le Golfe. Notre pays figure systématiquement dans la liste des trois premiers partenaires commerciaux de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie.
Nos liens économiques avec le Golfe se cantonnent aux trois secteurs stratégiques de l’énergie, des armes et de l’aéronautique. La dépendance de l’industrie de l’armement française aux commandes du Golfe est réelle, puisqu’ils sont aujourd’hui nos premiers clients. En revanche, nous ne sommes qu’un petit fournisseur pour eux. La situation est identique pour le secteur de l’énergie où la France occupe une très faible place pour les pays de la région.
Des liens diplomatiques et sécuritaires à la hauteur des enjeux géopolitiques
La France est très présente diplomatiquement dans la région. Il y a presque autant d’ambassades et de consulats en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (38) qu’en Amérique du Nord et du Sud (44).
Militairement, près d’un tiers des effectifs rattachés à une opération extérieure de la France se trouvent dans cette région (essentiellement en Syrie, en Irak et au Liban).
La France en perte d’influence dans une région en pleine transformation
Malgré des liens profonds, la perte d’influence de la France dans la région est patente. Alors que les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient connaissent une croissance économique dynamique (environ 5 à 10 % par an depuis le début des années 2000 selon les années et les pays), l’Hexagone perd des parts de marché dans tous les pays de la région au bénéfice de nos concurrents étrangers et, de façon spectaculaire, des acteurs asiatiques. Cela y compris au Maghreb, où nos positions étaient historiquement favorables : il n’y a plus ni “pré carré”, ni “chasse gardée”.
Sur le plan culturel, le soft power français, c’est-à-dire l’influence de la France, s’affaiblit au profit de l’Angleterre, de l’Allemagne, mais aussi de puissances régionales comme la Turquie.
Enfin, la France a perdu sa position de médiateur des conflits et est aujourd’hui absente des principaux schémas de résolution des crises.
La transformation démographique et sociale des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient :
Partant du principe que les déclenchements des différents “Printemps arabes” qu’ont connus plusieurs pays de la région ces dernières années ne surviennent pas par hasard, nous avons développé un modèle de transformation des sociétés de la région et des risques politiques qui en découlent. Celui-ci se fonde sur les importantes mutations socio-démographiques, économiques et politiques à l’oeuvre au sein des sociétés durant les dernières décennies.
Dynamique socio-démographique
Deux axes principaux structurent la modernisation des sociétés arabes.
L’ouverture
Les populations de la région ont de plus en plus accès aux idées venues de l’extérieur, ce qui a pour effet de multiplier leurs motifs d’insatisfaction. Cette ouverture se traduit notamment par trois grandes variables : l’alphabétisation – des jeunes en particulier -, l’urbanisation (qui facilite le contact entre les différentes couches de la population) et évidemment l’accès à Internet.
La transformation des structures familiales : cette mutation est d’abord le fait de l’évolution du statut de la femme. Quatre indicateurs permettent d’en rendre compte : l’indice de fécondité, l’alphabétisation des femmes, l’accès des femmes à l’enseignement supérieur et l’âge moyen au moment du mariage.
Dynamique économique
L’état actuel des différentes économies permet d’anticiper l’épanouissement des populations ou, au contraire, leurs frustrations. Pour cela, nous nous sommes intéressés à plusieurs indicateurs se répartissant selon trois axes.
La stabilité économique : le taux de croissance et le niveau d’endettement des pays permettent de donner des perspectives d’amélioration du niveau de vie.
Le ressentiment social : une inégale répartition des richesses ou une corruption trop élevée peuvent mobiliser contre les strates dirigeantes.
La frustration sociale : principalement liée au taux de chômage et particulièrement celui des jeunes et des diplômés de l’enseignement supérieur.
Dynamique politique
Les particularismes des différentes structures étatiques leur permettent-ils de se prémunir contre de possibles événements de nature révolutionnaire ? Pour répondre à cette question, nous avons observé :
Les outils coercitifs à la disposition des gouvernants : il s’agit des systèmes judiciaires et appareils sécuritaires.
Les outils de ralliement : ils permettent au pouvoir politique d’acheter la paix sociale et de mobiliser par un discours fédérateur (discours nationaliste, religieux ou royal, etc.).
A partir de cette analyse, nous aboutissons à une meilleure compréhension des potentiels bouleversements qui pourraient advenir dans un futur proche. La principale conclusion de cette étude est que la plupart de ces pays sont entrés dans une phase de profonde transformation qui ouvre de nouvelles perspectives politiques. Néanmoins, l’incertitude domine.
Alors que l’instabilité grandissante devrait nous inciter à un nouvel investissement politique dans la région, force est de constater que l’influence française y décroît d’année en année. A contrario, de nombreuses puissances y développent des stratégies ambitieuses et y défendent parfois avec succès leurs intérêts.
Quelle « politique arabe » pour la France ?
La France ne dispose plus d’une stratégie suffisamment cohérente pour affronter les transformations de la région. Elle doit redéfinir sa place au sein de cet ensemble, notamment face aux grandes puissances.
Les stratégies ambitieuses des grandes puissances dans la région
De nombreuses grandes puissances développent des stratégies ambitieuses dans la région et y investissent d’importants moyens. Pour n’en citer que trois :
L’Allemagne entretient de bonnes relations avec les principales puissances de la région (pays du Golfe, Iran et Israël) et développe une stratégie centrée principalement sur l’économie. 6 % du commerce extérieur allemand est réalisé avec la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient. Contrairement à la France, l’Allemagne n’en est pas dépendante sur le plan énergétique. Face à la déstabilisation du Levant, Berlin investit de plus en plus le champ diplomatique et sécuritaire, ce qui l’a ainsi conduit à intégrer la coalition anti-EI. L’Allemagne est également très présente dans le domaine du soft power. La région a ainsi reçu 13 % de l’aide publique au développement allemande (hors Turquie) en 2014. Les nombreuses fondations allemandes, Institut Goethe et think tanks, sont de puissants relais auprès des sociétés civiles des différents pays.
La Russie, depuis l’époque des Tsars, a toujours oeuvré pour renforcer son influence vers “les mers chaudes”, c’est à dire la Méditerranée. Vladimir Poutine poursuit ce même objectif, mettant à profit le désengagement américain dans la région, il est parvenu à placer son pays au centre du jeu moyen-oriental. La politique russe a également pour objectif de contenir l’islamisme sunnite et d’éviter qu’il se propage dans le Caucase comme sur son territoire national. Économiquement, les intérêts russes reposent avant tout sur les exportations d’armement à destination des Émirats arabes unis, de l’Égypte et de l’Algérie.
Les États-Unis ont une politique étrangère traditionnellement fondée sur le soutien à Israël et la sécurité des pétromonarchies du Golfe. L’État hébreu et l’Arabie saoudite sont ainsi les deux premiers partenaires commerciaux du pays dans la région. Après plusieurs décennies d’interventionnisme, Barack Obama a défini une doctrine de pivot stratégique vers l’Asie. L’élection de Donald Trump pourrait changer la donne, sans pour autant que le soutien à Israël et aux Saoudiens et aux Émiratis ne soit remis en question.
Une stratégie française cohérente à réinventer
Traditionnellement, la “politique arabe” de la France renvoie à la politique mise en place par le général de Gaulle après la guerre d’Algérie. Celle-ci peut se définir autour de trois axes principaux :
Une prise de distance avec les positions américaines et l’affirmation d’une voix indépendante sur la scène internationale.
Une relation avec Israël plus distante que celle des autres pays occidentaux, États-Unis en tête.
Une puissance d’équilibre, de médiateur et d’intermédiaire.
Le cadre dans lequel la France avait formulé cette politique a peu à peu évolué. Les “Printemps arabes” ont obligé la France à trouver des solutions de sorties de crise ad hoc, sans que ne se dessinent de véritables lignes directrices. En conséquence, la France :
- Est de plus en plus perçue comme un acteur inconstant, ce qui nuit à son image.
- Investit prioritairement le champ des relations interétatiques, en négligeant le rôle primordial des sociétés civiles.
- Continue à traiter l’islam comme un problème de politique étrangère en en confiant la gestion à des pays étrangers.
- Ne met pas suffisamment de moyens au service de son ambition régionale (la baisse continue des budgets de coopération, d’action diplomatique et de défense, contribue fortement à la perte d’influence de notre pays dans la région).
Six propositions pour refonder une nouvelle politique arabe
Mettre en œuvre une nouvelle doctrine
La France doit reconnaître son imbrication avec le monde arabe et définir une nouvelle stratégie pour ses relations avec la région, fondée sur une approche réaliste et sur un objectif de stabilité, afin de réduire les risques majeurs induits par la transformation rapide de ces pays.
Contenir l’islamisme
La France doit lutter efficacement contre la diffusion du salafisme et de l’islamisme dans la région et au-delà. Pour cela, elle doit adopter une position claire concernant l’islam politique, construire des alternatives en France, porter ce discours sur la scène européenne et mondiale, afin d’inciter les pays concernés à cesser la propagation de cette idéologie.
« Priorité au Maghreb ! » : mettre en œuvre une véritable politique maghrébine reposant sur trois piliers : la sécurité, le développement économique, l’influence culturelle
La France doit faire du Maghreb la priorité stratégique de sa politique dans la région – plutôt que le Levant ou le Golfe – en mettant en œuvre une politique reposant sur trois piliers : la sécurité, le développement économique et l’influence culturelle.
Sécurité. Une meilleure coopération avec les pays du Maghreb est indispensable pour lutter contre le terrorisme. Une relance de la coopération administrative est également nécessaire.
Développement économique. En prenant exemple sur la stratégie allemande en Europe centrale et orientale, la France doit développer une stratégie économique ambitieuse et intégrée avec les trois pays du Maghreb. Trois projets pourraient être lancés : relance des discussions pour un traité de libre-échange UE-Maghreb, relance de la coopération administrative afin d’améliorer l’environnement juridique et fiscal de ces pays, mise en œuvre d’une stratégie d’intégration économique fondée sur l’utilisation des avantages comparatifs de chacun et une dynamique de spécialisation régionale.
Influence culturelle. La communauté de destin entre la France et les pays du Maghreb doit inciter la France à développer un soft power fondé sur la diffusion de la langue et de la culture françaises, la valorisation des binationaux comme relais d’influence, l’amélioration de notre connaissance du Maghreb, la demande du statut d’observateur à l’Organisation de la conférence islamique ou encore la création d’une administration dédiée sur le modèle du Secrétariat général aux affaires européennes.
Répondre au défi migratoire
La France et l’UE doivent se donner les moyens de répondre dès à présent aux crises migratoires présentes et à venir, et intégrer cette dimension fondamentale dans la politique étrangère qu’elles développent avec les pays de la région. Avec le Maghreb, il faut adopter une politique de cogestion de ces enjeux au sein du Dialogue 5+5.
Se poser en puissance d’équilibre et médiatrice
La France doit adopter une politique étrangère équilibrée entre les monarchies du Golfe et l’Iran – en ne valorisant aucune puissance plus qu’une autre – et jouer un rôle de médiateur dans le conflit opposant Riyad et Téhéran.
Faire évoluer notre politique étrangère avec plusieurs pays
La France doit faire évoluer sa politique concernant plusieurs pays :
Au Liban, la France doit s’attacher à ne soutenir aucune communauté davantage qu’une autre et retrouver sa place de médiatrice.
En Syrie, une fois l’État Islamique tombé, la France doit rechercher une solution politique qui prenne en compte les intérêts des différentes puissances régionales sans faire du départ de Bachar al-Assad un préalable absolu à toute solution politique, mais plutôt un objectif à court ou moyen terme.
En Israël, la France doit d’abord utiliser l’atout de sa diaspora pour développer le commerce et ses liens économiques avec ce pays, en favorisant les initiatives de la société civile, notamment économiques, et en améliorant les relations entre Israéliens et Palestiniens. La France doit aussi rappeler encore et toujours la nécessité d’une solution à deux États.
Avec l’Égypte, la France doit encourager le pouvoir à trouver un équilibre interne qui préserve une place à l’opposition et influer sur lui pour permettre à l’Égypte de jouer un rôle constructif dans la crise libyenne.
Avec la Turquie, la France doit être ferme sur l’ingérence d’Ankara dans les organisations islamiques françaises et coopérer davantage dans la recherche de solutions pour le conflit syrien et les questions migratoires.
Hakim El Karoui
Normalien, agrégé de géographie, Hakim El Karoui a enseigné à l’université Lyon II avant de rejoindre le cabinet du Premier ministre en 2002. Après un passage à Bercy, il rejoint, en 2006, la banque Rothschild. En 2011, il rejoint le cabinet de conseil en stratégie Roland Berger où il est co-responsable de l’Afrique et du conseil au gouvernement français. En 2016, il fonde sa propre société de conseil stratégique Volentia. Il est également essayiste et entrepreneur social et a créé le club du XXIe siècle et les Young Mediterranean Leaders. Hakim El Karoui est l’auteur du rapport de l’Institut Montaigne « Un islam français est possible », publié en septembre 2016
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