Les enjeux eurasiatiques de la crise syrienne

Les récentes évolutions témoignent des antagonismes profonds qui débordent le cadre régional.

Les pourparlers de paix sur la Syrie à Genève ont repris le 11 avril dans un contexte modifié par la montée des tensions entre Russes et Américains. Si la convergence des deux acteurs avait permis l’adoption de la résolution 2253 sur la Syrie du 18 décembre 2015 fixant le calendrier de la transition politique, les signes de raidissement depuis la fin mars dans la position de Washington sont de plus en plus palpables. Trois jours après avoir exprimé officiellement leur opposition à la proposition formulée par le président syrien Bachar el-Assad de former un gouvernement d’union nationale, les États-Unis annoncent la reprise du programme de formation et d’entraînement de dizaines de rebelles « sous une forme différente » de celui lancé début 2015 et dont l’échec cuisant avait conduit à sa suspension en octobre dernier. Les dernières déclarations américaines tendent à conforter l’idée que les prémisses d’un accord russo-américain sur la Syrie, dans le sillage duquel est intervenu le retrait militaire partiel de Moscou, concernent d’autres dossiers qui débordent largement le cadre régional comme la question du nucléaire et la sécurité énergétique dans la zone eurasiatique.

Renforcement du dispositif de l’Otan

Sur ce point, l’éditorial du président américain Barack Obama « How we can make our vision of a world without nuclear weapons a reality » (Comment peut-on faire de notre vision d’un monde sans armes nucléaires une réalité) paru dans les colonnes du Washington Post le 30 mars dernier à la veille du 4e sommet sur la sécurité nucléaire, à Washington, est sans ambiguïté et rend compte des véritables enjeux de la confrontation russo-américaine.

Dans cet édito, Barack Obama a appelé Moscou à réduire son potentiel nucléaire présenté comme le principal facteur de risque menaçant la sécurité de l’Europe. À son tour, dimanche, le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, a présenté le renforcement du dispositif militaire de l’alliance en Europe comme une nouvelle forme de dissuasion contre « l’agressivité russe ». Selon M. Stoltenberg, « quand tout cela se combinera aux forces des États-Unis déjà déployées en Europe – très importantes elles aussi – nous serons en position de créer rapidement, d’ici à 2017, une force terrestre d’armes combinées particulièrement exercée et qui sera en mesure de répliquer si ceci s’avère nécessaire dans le cadre de ce théâtre d’opérations ». Cette décision est une nouvelle illustration de la stratégie américaine offensive de pivot en Asie de l’Est annoncée comme la priorité de l’administration Obama en 2011. Elle avait pris forme dès 2004 avec l’élargissement de l’Otan vers l’Est pour renforcer le potentiel de déstabilisation de Moscou dans sa zone d’influence traditionnelle et contenir les ambitions géopolitiques de la Russie en Eurasie, à une époque ou elle était pourtant confinée à une position stratégique défensive.

Des Balkans aux Philippines

C’est à la lumière de ces considérations stratégiques globales que se comprend l’ambivalence des États-Unis dans leur gestion de la crise en Syrie et la remise en cause d’un début d’accord russo-américain incluant la possibilité d’une négociation sur d’autres volets. Le durcissement des positions américaines et l’annonce d’un renforcement militaire de l’Otan, qui s’inscrit dans la suite d’une série de mesures allant de l’ouverture de centres logistiques à la livraison de matériel militaire et d’avions de chasse dans les pays baltes en passant par le déploiement de navires de guerre en mer Baltique montre que Washington est incapable de repenser le cadre stratégique de ses relations avec la Russie pour endiguer la montée en puissance de la Chine. La perception d’un péril russe qui menace les intérêts américains s’est renforcée avec le grand retour de la Russie sur la scène internationale et la conduite d’une politique ambitieuse de puissance qui entraîne une modification des rapports de force dont les conséquences sont déjà perceptibles au Moyen-Orient. Bien que le repositionnement stratégique à l’Est soit aujourd’hui la priorité stratégique fondamentale des Américains, la cohérence semble la grande absente de leur politique au Moyen-Orient. En Syrie, les États-Unis adoptent une approche au coup par coup.

Après l’échec avéré de la coalition à éradiquer l’État islamique, le fiasco du programme d’entraînement des rebelles pour renforcer des groupes modérés au détriment de groupes jihadistes soutenus notamment par l’allié saoudien, un pari sur l’opposition kurde visée par l’allié turc et une convergence ponctuelle avec les Russes pour favoriser une issue politique à Genève, les Américains font finalement marche arrière. Soucieux de concentrer leurs efforts sur la Chine, ils réinvestissent l’Irak pour empêcher sa mise en coupe par l’Iran. Inquiets d’un partenariat stratégique entre Moscou et Pékin, ils interfèrent dans les crises, des Balkans aux Philippines. Or une politique de puissance portée par une vision stratégique à long terme aurait poussé Washington à apaiser les tensions avec Moscou pour jouer des oppositions dans la relation sino-russe et s’adapter à la nouvelle donne géopolitique mondiale, mais sur ce point, les représentations américaines restent figées. Renforcer la présence des blindés américains sur le sol européen en insistant sur l’importance de l’Otan, « pilier » de la politique de défense américaine, comme l’a fait le président Obama hier, ne peut aboutir qu’à prolonger les crises.

Article paru sur le site L’Orient-Le Jour


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