Mines antipersonnel: sans la Convention d’Ottawa, le monde serait plus dangereux
Article paru sur le site du journal Le Temps le 03/12/2017 par Stéphane Bussard
Ce lundi à la place des Nations à Genève est célébré le 20e anniversaire de la signature de la convention interdisant les mines antipersonnel. L’occasion de signaler les succès patents du traité, mais aussi de dénoncer un phénomène inquiétant: l’utilisation massive d’engins explosifs improvisés qui fait s’envoler le nombre de victimes
Il a travaillé au Vietnam. Il a sillonné le Mozambique et le Sri Lanka. Aujourd’hui directeur opérationnel du Centre international de déminage humanitaire de Genève (GICHD), Guy Rhodes peut mesurer le chemin parcouru depuis l’adoption de la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction. Adoptée en septembre et ouverte à signature les 3 et 4 décembre 1997 dans la capitale du Canada, la Convention d’Ottawa célèbre aujourd’hui le 20e anniversaire d’un acte qui a en partie transformé le rapport des Etats, voire même, par ricochet, des acteurs non étatiques, aux mines antipersonnel. Pour célébrer ce moment «historique», le GICHD, Handicap international et l’Unité de soutien à la mise en œuvre de la convention (ISU) inaugurent ce lundi sur la place des Nations à Genève une exposition sur le thème: «Unis contre les mines».
Guy Rhodes se souvient: «Après vingt-cinq ans de conflit, jamais je n’aurais pensé qu’un jour le Mozambique serait complètement déminé. C’est désormais chose faite. Or, quand nous avions parcouru le pays pour évaluer la contamination aux mines, le constat était terrible.»
L’Algérie vient d’achever le déminage de son territoire
Ratifiée par 162 Etats, la Convention d’Ottawa a, en deux décennies, permis d’anéantir 51 millions de mines antipersonnel des arsenaux nationaux. Sur les 61 Etats contaminés par ces armes discriminatoires à l’impact humanitaire dévastateur, 30 ont éradiqué toutes les mines de leur territoire, explique Juan Carlos Ruan, directeur de l’ISU à Genève. L’Algérie, longtemps infestée de mines, vient d’achever leur éradication. Trois Etats parties, la Grèce, Oman et l’Ukraine, n’ont pas encore rempli leurs obligations. Ils possèdent ensemble 5,5 millions de mines. Pour mesurer le succès de la convention, il suffit d’imaginer ce que serait le monde avec d’énormes stocks de mines.
Directrice de Handicap international suisse, Petra Schroeter se félicite des progrès accomplis: si, dans les années 1990, la planète déplorait près de 30 000 victimes de mines antipersonnel, elle n’en a compté plus que 3300 il y a quelques années. Celles-ci sont, dans une écrasante majorité (78%), des civils et des enfants. Un phénomène vient toutefois porter ombrage à ces succès: les engins explosifs improvisés (EEI). Ils sont en train d’affoler les statistiques. Depuis 2006, on n’avait plus recensé autant de victimes: 6461 en 2015. Les trois quarts de ces victimes ont été recensés dans cinq pays: Afghanistan, Libye, Syrie, Yémen et Ukraine.
Dégradation rapide des mines improvisées
Responsable de cette hausse brutale: les acteurs armés non étatiques. «C’est, explique Guy Rhodes, le cas de l’organisation Etat islamique, qui s’est mise à produire à large échelle des engins explosifs improvisés.» Ce fut le cas à Mossoul et à Fallujah en Irak, ainsi qu’à Raqqa en Syrie. «Les difficultés, avec ces EEI, sont multiples, poursuit-il. Il y a toutes sortes d’engins. Cela complique le déminage.» Certains ont été posés dans des environnements urbains, rendant la tâche des démineurs beaucoup plus complexe parce que ces mines improvisées sont placées dans des maisons sous forme de «booby traps» (pièges). Maigre consolation: ces mines improvisées se dégradent beaucoup plus rapidement que les mines industrielles qui, comme au Cambodge ou en Afghanistan, peuvent durer plusieurs décennies. «Les explosifs ne sont pas de niveau militaire. Ce sont souvent des fertilisants qui se dégradent en quelques mois, voire un an. De plus, les engins improvisés comprennent souvent une batterie de 9 volts qui ne dure pas davantage que deux ans et qui facilite leur détection», explique Guy Rhodes. Le terrain où elles se trouvent est aussi déterminant. Posées dans des champs humides ou marécageux, elles se détériorent beaucoup plus rapidement.
ONG née dans la dynamique du processus d’Ottawa, l’Appel de Genève a pleinement conscience du problème des groupes armés non étatiques. «Au départ, notre action était très critiquée, souligne sa présidente, Elisabeth Decrey-Warner. Nous nous sommes rendu compte que la Convention d’Ottawa ne s’adressait qu’aux Etats. Nous avons jugé bon de négocier avec les acteurs non étatiques que nous poussons à signer des actes d’engagement pour interdire le recours aux mines, des documents très officiels déposés auprès du canton de Genève.»
Il y a trois semaines, le Polisario, groupe armé du Sahara occidental, signataire d’un acte d’engagement, a détruit tous ses stocks de mines, explique Elisabeth Decrey-Warner. La plaie que représentent les EEI utilisés par des acteurs non étatiques est paradoxalement la résultante d’un aspect plutôt positif: les quelques producteurs restants de mines antipersonnel ne trouvent plus de marché. Les 35 pays non signataires de la Convention d’Ottawa, comme les grandes puissances américaine, chinoise et russe seraient «stigmatisés» s’ils devaient utiliser des mines. Le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale de l’ONU adoptent régulièrement des résolutions prouvant que la convention est devenue une norme bien établie.
Gestion de l’information capitale
L’un des grands défis du déminage, c’est la gestion de l’information au sujet des mines. Les ressources financières étant limitées, il faut être systématique. Or, des champs entiers ont été inutilement passés au crible en raison de données insuffisantes. «Déminer, c’est entre 2 et 30 dollars le mètre carré», rappelle Guy Rhodes. Pour récolter des informations précises, il est nécessaire de parler aux militaires, mais aussi et surtout à la population locale. Et que les démineurs soient des militaires, des ONG ou des sociétés commerciales, il importe que tous agissent selon les normes internationales de l’action contre les mines, des standards communs gérés par le GICHD.
Si le déminage constitue une tâche nécessaire dans la mise en œuvre des Objectifs de développement durable de l’ONU (ODD), Petra Schroeter relève qu’il y a encore beaucoup de travail. «Il ne faut jamais oublier que les personnes blessées sont des victimes à vie. La Chaise cassée de la place des Nations, qui aurait dû rester trois mois, est là pour nous le rappeler.» Au cours d’une vie, un amputé peut être appelé à changer 30 fois de prothèse.
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