Migrants, le piège de l’idéologie humanitaire
Article paru sur le site du journal Le Temps le 27/06/2018 par Richard Werly
Emmanuel Macron a raison lorsqu’il s’inquiète des dérives de certains collectifs d’aide aux migrants. Mais il a radicalement tort en tenant à l’écart les organisations humanitaires françaises
Fin des années 1970. Un navire médicalisé, L’île de lumière, sillonne la mer de Chine pour secourir les «boat people» qui fuient le Vietnam communiste. De cette opération inédite de sauvetage en mer naîtra l’un des plus fameux récits de la légende humanitaire française.
Mobilisés à Paris par des intellectuels engagés tel André Glucksmann, le ban et l’arrière-ban de l’intelligentsia française prennent fait et cause pour les médecins qui, à bord, prodiguent les soins. Bernard Kouchner en est l’âme médicale. François Herbelin en est le commandant. L’île de lumière a pour parrains Montand et Signoret, couple mythique du cinéma. Raymond Aron et Jean-Paul Sartre acceptent, pour cette cause juste, de se réconcilier à l’Elysée, à l’invitation de Valéry Giscard d’Estaing.
Tri par les ambassades
Personne ne parle alors de «migrants». Le terme consacré est «réfugiés». Et dans les ports où accoste le navire français, les boat people s’entassent dans des camps fermés nommés Poulo Bidong (Malaisie) ou Songkhla (Thaïlande). Personne, surtout – y compris parmi les concepteurs de cette opération d’assistance au long cours –, ne défend l’idée que tous les rescapés doivent obtenir l’asile dans les pays occidentaux. Médecins sans frontières mûrit son devoir d’ingérence sanitaire tout en acceptant que les autorités des pays de premier accueil placent les arrivants dans des centres surveillés par leur police, voire par l’armée.
Côté français, chaque ambassade en Asie du Sud-Est fut alors chargée de «trier» les individus pouvant prétendre à la réinstallation dans l’Hexagone, soit pour cause de persécutions politiques, soit au vu de leurs connexions familiales. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et l’Organisation internationale des migrations, tous deux basés à Genève, assurèrent ensuite le soutien logistique et l’assistance administrative à ces populations, peu à peu réinstallées dans des pays de second accueil, ou rapatriées au Vietnam (puis au Cambodge). Les médecins héros de L’île de lumière se portèrent ensuite sur d’autres théâtres, notamment au secours des populations afghanes pilonnées par les Russes.
Boat people d’hier et migrants d’aujourd’hui
J’ai repensé à cet épisode crucial de la saga humanitaire française en parcourant le formidable Dernières nouvelles du futur (Grasset) de l’écrivain Patrice Franceschi, compagnon de longue date de MSF. Franceschi a souvent traîné ses guêtres dans les camps de réfugiés. Mais le sujet de son recueil de nouvelles est tout autre: il y dénonce, à travers des tranches d’histoire, l’uniformisation de la pensée, le besoin de faire le bien érigé en dogme, le refus de toute dissidence à un bonheur imposé à tous à coups de normes humanitaires, sociales et judiciaires.
Quel rapport avec les boat people d’hier et les migrants d’aujourd’hui? J’en vois un: le dangereux changement de paradigme. Impossible, désormais, de parler de camps (les expressions «hotspots» ou «plateformes» ont pris le dessus). Impossible d’évoquer l’obligation de retour au pays des déboutés du droit d’asile. Impossible d’affirmer que la relocalisation européenne est un mythe et le «benchmarking» une réalité, tant les opportunités économiques, mais aussi les conditions physiques et les procédures varient d’un pays à l’autre dans l’UE. Impossible, en bref, de signifier qu’un abîme existe entre sauver, protéger, accepter et intégrer. Le piège de l’idéologie humanitaire se referme.
Double déni
La France de 2018 souffre, sur les migrants, d’un double déni. Celui, d’abord, des militants qui connaissent les difficultés de l’intégration. Ils savent les mensonges, les omissions, les astuces des migrants – on ferait de même – pour maximiser leurs chances d’installation. Ils connaissent les coulisses pas toujours reluisantes de cette solidarité. Mais ils préfèrent le taire. Dommage. Un peu de vérité en amont permettrait d’éviter que l’extrême droite française ne se serve pour ses théories rances d’images, de chiffres et de faits parfois avérés.
Le second déni vient de l’exécutif. Emmanuel Macron n’aime pas les «corps intermédiaires». Il a, mercredi, promulgué la loi de réforme de la SNCF après avoir pris le dessus sur les syndicats. Or les ONG sont, dans ce XXIe siècle d’inégalités, de traumatismes climatiques et de migrations, des interlocuteurs indispensables pour répondre aux défis d’avenir. A quoi bon accuser de faire le jeu des passeurs sans avoir, préalablement, mené avec elles un véritable dialogue? Résultat: trop d’associations pro-migrants, en France, se vivent aujourd’hui comme des adversaires résolus de l’Etat. De cette guérilla politique, les migrants comme ceux qui les accueillent sont condamnés à payer le prix fort.
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