« La migration, un défi à gérer pour nos valeurs, nos communautés, notre civilisation »

Les migrations actuelles mettent au défi Gouvernements, organisations internationales, et société civile (dirigeants spirituels, économie privée, formateurs d’opinions, milieux académiques).

Ces mouvements de populations nous interpellent à repenser, à réancrer, à réactualiser nos valeurs culturelles, démocratiques, économiques et sociales, humanitaires et religieuses, notamment en matière de solidarité.

Nos communautés locales, nationales et régionales sont aussi amenées à se réaffirmer, pour entrer en dialogue sur ces mouvements de populations sur la base de valeurs partagées ou à défendre.

Ces valeurs ont pu être formulées dans le droit constitutionnel national ou le droit international public réglementant la libre circulation, le droit à la migration, le droit des réfugiés, les droits de l’homme, le droit international humanitaire applicable dans les conflits armés. Ces valeurs, même dans une Europe et une Amérique du Nord laïcisées, pourraient aussi trouver des fondements et des renforcements dans le droit naturel, d’inspiration religieuse.

La gestion de ces crises migratoires s’insère à la fois dans l’actualité, dans l’histoire et dans la prospective, ainsi que dans l’urgence humanitaire et la vigilance sécuritaire. Elle impose un regard sur les crises précédentes et sur les perspectives prévisibles.

L’histoire nous rappelle que la migration n’est ni nouvelle ni exceptionnelle. Les migrations anciennes ou plus récentes devraient pouvoir nous aider à gérer les mouvements de populations en cours : populations déplacées après la Première Guerre mondiale au Proche-Orient, après la Seconde en Europe, en Allemagne en particulier, réfugiés hongrois en 1956, tchécoslovaques en 1968, « boat people » indochinois dans les années 1970…

Les perspectives démographiques, économiques, climatiques et environnementales devraient permettre d’établir des scénarios. Des informations privilégiées comme des images de satellites militaires ou même commerciaux peuvent montrer les origines et les voies de progression de ces mouvements migratoires et même en mesurer les quantités, et, parfois, en identifier les instigateurs.

C’est une approche d’ensemble qui est nécessaire : tenter d’appréhender la migration seulement sous l’angle humanitaire ou sécuritaire ou sous un angle local ou national, voire du point de vue d’une seule région ne peut déboucher sur une solution durable. C’est en combinant humanité et sécurité, local, national, régional, inter-régional et universel qu’on peut appréhender les causes dans les pays d’origine et atténuer les effets dans les pays de transit et de destination finale. De même, il faut impliquer Autorités politiques et économie privée, médias et formateurs d’opinion, instituts de recherche, responsables religieux.

L’approche idéale ferait de chacun (migrants, Gouvernements, société civile) un gagnant (« win-win-win »)…

L’harmonisation de la migration demande la participation des pays d’origine, de transit et de destination. Elle s’insère dans la durée, dans une collaboration politique, économique et sécuritaire.

Elle s’inscrit également dans un contexte juridique, de migrants ou de requérants d’asile munis de papiers d’identité valables, de visas, de titres de transport. Elle fait appel aux Ambassades et Consulats des pays de transit et de destination, avec l’appui d’organisations internationales comme le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR), l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM), voire l’Organisation Internationale du Travail (OIT) ou des ONG humanitaires locales et internationales pour conseiller et orienter ces personnes.

Le lien entre migration, action humanitaire d’urgence et aide au développement doit être souligné : si des personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie ne se sentent plus en sécurité, si des requérants d’asile en Turquie voient leurs conditions de logement et de nourriture se détériorer gravement, ces personnes seront fortement motivées à prendre le chemin de l’Europe, quitte à risquer de périlleuses traversées.

Ce ne sont pas les occasions de concertations internationales qui manquent ou vont faire défaut dans les semaines et mois à venir :

L’Assemblée générale des Nations Unies s’est ouverte à New York en septembre. Avec la Syrie, la migration a été au coeur des débats.

  • Du 5 au 9 octobre, se tient à Genève le Comité exécutif du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés, suivi les 12 et 13 octobre, également à Genève, d’une réunion de l’ « Initiative Nansen » sur les personnes déplacées par des catastrophes naturelles.
  • Les 13, 14, 15 et 16 octobre se tiendront à Genève les « Global Consultations » en vue du Sommet Humanitaire Mondial (Istanbul, mai 2016).
  • Les 26 et 27 octobre, ce seront les « Migrants et Villes » qui seront examinés à Genève.
  • Les 11 et 12 novembre se réunira à La Valette (Malte) un Sommet de l’Union Européenne et de l’Union Africaine sur la migration.
  • L’Organisation internationale pour les Migrations (OIM) tiendra la session ordinaire annuelle de son Conseil du 24 au 27 novembre.
  • La 32e Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge réunira à Genève représentants de Gouvernements, du CICR, de la Fédération internationale, et des Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. De nombreux observateurs, dont l’Ordre Souverain de Malte, des organisations du système des Nations Unies, des ONG, des médias suivront ce rendez-vous humanitaire mondial qui se tient tous les quatre ans. La migration et ses causes (conflits armés, catastrophes naturelles) comme ses conséquences humanitaires ne seront certainement pas absentes de ces débats.
  • La Conférence de Paris sur le climat (COP21), du 30 novembre au 11 décembre, pourrait apporter un début de solution à ce qui sera sans doute une cause majeure de migrations futures, le réchauffement climatique.
  • Les 16 et 17 décembre, à Genève, le Dialogue à haut niveau du Haut-Commissaire des Nations Unies aux Réfugiés sur les défis de protection traitera des causes des déplacements forcés…

En attendant, relisons deux livres parus en 1973 : « Le Camp des Saints » de Jean Raspail, qui décrivait une invasion pacifique de l’Europe par des affamés du Bengale…ou la « Submersion du Japon » par Sakyo Komatsu : devant une catastrophe prévue par les géologues, le Gouvernement japonais exportait ses trésors nationaux et négociait l’accueil de millions de Japonais par des pays en mal de main d’oeuvre.

Les historiens du futur jugeront de notre aveuglement, de nos tergiversations, de nos stériles discussions dignes du « Désert des Tartares » de Dino Buzzati ou du« Rivage des Syrtes » de Julien Gracq.

Que faire ?

  • Repenser le lien entre sécurité et humanité : en 1988, les réfugiés kurdes d’Irak vers la Turquie avaient amené le Conseil de sécurité à déclarer ce flot de population une « menace à la sécurité régionale »…

  • Repenser l’intégration des étrangers au sein de nos communautés, c’est une tâche permanente…

  • Réaffirmer le lien entre droits de l’homme ( applicables à tout un chacun, quel que soit son statut et sa nationalité ), droits des réfugiés ( aux requérants d’asile ayant été admis comme réfugiés ), droit international humanitaire (protégeant les victimes de conflits armés), droit pénal international  (punissant les crimes de guerre et crimes contre l’humanité, causes de mouvements massifs de populations et créant des trafics d’êtres humains – souvent liés à d’autres trafics – et de nouvelles formes d’esclavage ).

  • Mettre en oeuvre les Objectifs durables du développement certes, et surtout prévenir et résoudre les conflits, qui demandent aide et protection humanitaire et provoquent la plupart des déplacements de populations.

  • Renforcer les organisations humanitaires internationales et nationales (car les besoins humanitaires explosent. Citons le cas du HCR qui n’arrive pas à couvrir même le strict minimum des besoins des réfugiés,

  • Renforcer la résilience des populations des pays d’origine, de transit et de destination, de même que celle des réfugiés et migrants.

  • Amener les acteurs de l’assistance humanitaire et de l’aide au développement à collaborer davantage pour stabiliser les populations et prévenir l’aggravation des crises et des conflits.

Certains parlent même d’une insuffisance de gouvernance mondiale… Le Conseil de sécurité pourrait en effet se réunir à chaque instant, et prendre des décisions contraignantes pour tous les Etats ainsi que pour des acteurs non étatiques pour faire face à ces phénomènes migratoires qui sont à la fois causes et conséquences de menaces à la sécurité régionale et internationale.

Au moment où les Nations Unies vont célébrer, ce 24 octobre, leur 70e anniversaire, la question de la pertinence de la gouvernance mondiale et des améliorations qui devraient lui être apportées reste posée de manière urgente et dramatique. La migration est un révélateur de ces déséquilibres démographiques et économiques ainsi que des dysfonctionnements du système humanitaire et politique actuel. La migration impose une nouvelle prise de conscience de la dimension universelle de l’action et des principes humanitaires, de la nécessité de créer des partenariats efficaces entre Gouvernements, organisations internationales, économie privée, dirigeants spirituels, communautés locales pour harmoniser, sécuriser et humaniser la migration.

Ces impératifs humanitaires et les défis sécuritaires qui les accompagnent demandent des décisions politiques réalistes et inspirées par nos valeurs d’humanité en vue du bien commun de la communauté internationale.

Michel VEUTHEY,
Observateur Permanent Adjoint
Mission Permanente d’Observation de l’Ordre Souverain de Malte auprès de l’Office des Nations Unies à Genève
(05/11/2016)