Michael Møller: «Il y a d’autres manières de sauver le monde que de travailler à l’ONU»
Article paru sur le site du journal Le Temps le 25/06/2019 par Stéphane Bussard
Directeur général de l’Office des Nations unies depuis 2013, le Danois quitte sa fonction ce vendredi et cède la place à une diplomate russe, Tatiana Valovaya. Il a accordé une interview de départ au «Temps».
Il était censé occuper le poste trois mois. Il aura finalement passé six ans à la tête de l’Office des Nations unies à Genève. Michael Møller achève son mandat de directeur général ce vendredi. Adulé par certains, critiqué parfois par les journalistes du Palais des Nations, ce Danois de 66 ans a marqué son passage à Genève, une ville qu’il connaît bien pour y avoir séjourné à quatre reprises. Proche de Kofi Annan, il estime que son expérience de quarante ans dans le monde onusien l’a aidé à savoir «appuyer sur le bon bouton au bon moment et dans la bonne séquence». Le Conseil d’Etat genevois va proposer au Grand Conseil de lui décerner la bourgeoisie d’honneur.
Le Temps: Quels sont les motifs de satisfaction à la fin de votre mandat?
Michael Møller: En entamant ce mandat de directeur général, je me suis rendu compte que les membres de l’ONU, les bailleurs de fonds et le public en général avaient un narratif très étroit de ce qui se passe réellement à Genève, axé surtout sur des considérations financières. Ce narratif ne prenait pas du tout en compte la richesse extraordinaire et substantielle de l’écosystème que représente la Genève internationale. Il fallait donc changer la manière de raconter Genève, utiliser d’autres outils. C’est la raison pour laquelle nous avons créé l’unité Projet de changement de perception (PCP), qui a pour mission d’expliquer à tout individu, tout citoyen ce que lui apporte le système. C’est essentiel, surtout dans un monde aussi fragmenté où la confiance fait de plus en plus défaut.
Avez-vous mesuré l’impact de ce changement de narratif?
Oui, l’impact est à différents niveaux. Sur le plan fédéral, les politiciens répètent désormais les phrases que nous utilisons. Cela signifie que le message est en train de passer. Les mots clés que nous avons choisis pour décrire la Genève internationale, paix, droits et bien-être, sont entrés dans le vocabulaire national. La semaine dernière, le parlement fédéral a voté à 184 voix contre 2 pour le financement de la Genève internationale. C’est en partie le résultat de ce changement de narratif, un travail collectif.
De plus, le vote du parlement fédéral des crédits pour la rénovation du Palais des Nations s’inscrit aussi dans cette nouvelle dynamique. Depuis six ans, nous martelons aussi l’importance de Genève comme hub de la mise en œuvre des Objectifs de développement durable (ODD), des objectifs qui touchent chaque citoyen de la planète. Ce n’est pas étonnant que cela se passe ici. En phase de disruption, chaque moment historique a besoin d’un terrain neutre. A Genève, on peut en débattre en toute quiétude, avec tous les acteurs et des infrastructures adaptées.
Il reste que, financièrement, les nuages s’amoncellent. Les comités de droits de l’homme subissent de plein fouet les coupes budgétaires…
C’est une réalité qu’on vit depuis dix ans. Ce n’est pas la première fois. C’est cyclique. Mais ce n’est ni la fin du monde, ni la fin de l’ONU. De nouveaux acteurs arrivent sur la scène internationale et se pressent autour de la table de décision. Ils comprennent que s’ils veulent co-décider, ils doivent aussi assumer une responsabilité de gestion. En ce sens, les ODD sont une feuille de route extraordinaire pour fédérer les différents acteurs publics, privés et de la société civile. Il est plus facile de trouver un accord entre «techniciens» à Genève qu’entre politiciens et diplomates à New York, où tout est plus politique. On peut le chiffrer. Les demandes pour des réunions, la venue de chefs d’Etat et de ministres augmentent. Il y a une effervescence ici.
Il y a pourtant moins de grands sommets?
Cela ne me gêne pas. Les sommets, c’est parfois beaucoup de fumée. Ici, à Genève, on est dans le concret, on est tous les jours dans l’opérationnel. Les responsables politiques tendent à venir toujours plus à Genève à mesure que la machine politique dans leur propre pays se grippe en raison d’un leadership politique faible. Ils réalisent qu’en venant au bout du Léman, ils montrent qu’ils agissent pour obtenir des résultats bénéfiques à leurs électeurs.
Avec le boycott par Washington des rapporteurs spéciaux, n’y a-t-il pas un affaiblissement de l’infrastructure des droits de l’homme?
Oui, mais c’est cyclique. Je ne crois pas à un tel affaiblissement. Si affaiblissement il y a, c’est au niveau de la volonté politique à l’échelle nationale. Les droits humains se portent mal dans certaines parties du monde, mais ils se portent bien dans d’autres. On peut dire que c’est du «business as usual». Deux pas en avant, un en arrière. Il reste que l’évolution des droits humains ces vingt-cinq dernières années est spectaculaire. Il y a vingt ans, on n’osait pas prononcer l’expression «droits humains» au Conseil de sécurité. Aujourd’hui, elle sous-tend tout ce que l’on fait.
L’équilibre des forces entre puissances est en train de changer. Contrairement aux Etats-Unis, la Chine, deuxième plus important bailleur de fonds de l’ONU, est de plus en plus présente à Genève. Or la Genève internationale est fondée sur des valeurs libérales. Va-t-elle en subir les conséquences?
C’est possible, mais cela ne me dérangerait pas du tout. La philosophie sur laquelle est basé le monde occidental depuis des siècles ne nous a pas placés dans une situation très confortable au niveau de l’environnement. La centralité de l’individu est un peu caduque. Il faut passer davantage à la centralité de la communauté. Mais il importe de trouver un juste milieu entre les deux philosophies. Genève est le lieu où se décline un nouveau multilatéralisme plus collectif, plus inclusif et de réseau. Le multilatéralisme n’est pas en crise. Il est en transition.
Quand on parle de la Chine, il n’est pas seulement question de philosophie, mais aussi de modèle autoritaire…
Le modèle chinois ne sera pas le seul. Il y aura des poids et des contrepoids. Il reste qu’il y a deux ans, celui qui s’est érigé en défenseur du multilatéralisme, du libre-échange et de l’ONU, c’était le président chinois, Xi Jinping. Visiblement, la roue de l’histoire tourne. On a des choses à apprendre de la Chine, une civilisation de 5000 ans. Il n’y a pas beaucoup de pays qui peuvent en dire autant. Concrètement, la Chine est beaucoup plus impliquée à Genève. Elle met du personnel à disposition, nous soutient financièrement et politiquement.
Quels sont les défis que Tatiana Valovaya, qui vous succède à la tête de l’ONU, devra relever?
C’est une personne très professionnelle. Elle a une approche très similaire à la mienne en matière de multilatéralisme. Elle devra maintenir le cap et la gestion de ce bateau qui navigue dans des eaux de plus en plus turbulentes tant à l’interne qu’à l’extérieur. On est en pleine mise en œuvre des réformes, à l’ONU. Ce n’est pas facile. Il faudra aussi promouvoir encore davantage la Genève internationale en renforçant son écosystème, tout en économisant. L’an dernier, nous avons économisé 40 millions de francs grâce à une meilleure coopération et une politique d’achats plus rationnelle. Tatiana Valovaya devra aussi gérer l’épineux dossier du refroidissement du Palais des Nations. L’Assemblée générale a refusé d’installer un nouveau système. Or j’étais prêt à trouver l’argent ailleurs. L’an dernier, des collaborateurs s’évanouissaient dans les bureaux, car il y faisait entre 37 et 38°C…
Qu’en est-il du Portail des Nations, le projet de centre d’accueil de la Genève internationale?
Je peux vous l’annoncer: je viens d’obtenir le feu vert. Nous signons un mémorandum d’entente ce vendredi. Ce n’est d’ailleurs pas qu’un portail. Ce sera un lieu où les écoliers seront éduqués, une fenêtre sur la Genève internationale en coopération avec le musée virtuel UN Live basé au Danemark. Par ce biais, Genève sera encore plus connue à travers le monde.
Qu’allez-vous faire maintenant?
J’ai plein d’autres idées. Il y a d’autres manières de sauver le monde que de travailler pour l’ONU.
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