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L’indépendance totale du CICR est d’une importance cruciale

Article paru sur le site du journal Le Temps le 16/06/2020 par Yves Sandoz et Alain Modoux

Si un chapitre était autrefois consacré à expliquer le rôle particulier du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans les messages du Conseil fédéral sur la coopération internationale, il n’en est rien dans celui qui vient d’être adopté, écrivent deux anciens hauts responsables du CICR, Yves Sandoz et Alain Modoux. Il est pourtant nécessaire de rappeler son rôle si particulier.

Les deux soussignés ont individuellement participé à la consultation lancée par le Conseil fédéral sur le projet d’arrêté fédéral sur le financement de l’aide internationale de la Confédération 2021-2024. Leurs contributions ont été publiées dans le rapport du DFAE du 19 février à ce sujet mais leurs propositions n’ont pas été reprises dans le message. L’objectif principal de celles-ci, comme celui de deux autres contributions, était de rappeler l’importance de la totale indépendance du CICR vis-à-vis de la Suisse, comme de tout autre Etat ou institution publique ou privée. Son indépendance et sa neutralité sont en effet des conditions essentielles (mais certes pas toujours suffisantes) pour permettre au CICR d’accéder à toutes les victimes de la guerre et aux détenus politiques et de fonctionner comme intermédiaire entre les parties aux conflits armés, rôles qui lui ont été reconnus par la communauté internationale. Le CICR n’aurait en effet aucune chance de jouer ces rôles s’il prenait position sur les causes d’un conflit ou de détentions politiques. Il se concentre donc sur la manière dont les victimes sont traitées et sur le respect, pour le moins, du noyau dur des droits de l’homme dans toutes les situations; et du droit international humanitaire dans les conflits armés. Cela par l’apport d’un soutien matériel et moral aux victimes, mais aussi par la défense pugnace du respect de ces normes, voire par des dénonciations publiques si ses démarches confidentielles restent sans effet.

Une neutralité exigeante

La neutralité du CICR est un fardeau pour ses délégués, qui doivent souvent faire le poing dans leur poche. Mais elle est indispensable au CICR non seulement pour remplir la mission qui lui est assignée, mais aussi pour assurer leur sécurité sur le terrain. Or cette neutralité est beaucoup plus exigeante que celle de notre pays. La Suisse reconnaît des Etats – la reconnaissance très rapide du Kosovo a par exemple été très mal ressentie en Serbie –, prend sans cesse des positions politiques, comme tout Etat, et participe même à des sanctions décrétées par l’ONU. Elle sera d’ailleurs encore plus sollicitée si elle accède, comme elle le souhaite, au Conseil de sécurité. Il est dès lors essentiel que le CICR ne soit en rien associé à ses décisions et prises de position politiques.

L’ancrage suisse du CICR est un accident de l’histoire, mais s’il est aujourd’hui un atout, c’est donc moins à la neutralité de la Suisse qu’il le doit qu’à la totale indépendance que celle-ci laisse au CICR, indépendance qu’il doit autant à la cooptation de ses membres et à sa mono-nationalité qu’à son caractère suisse et qu’il faut sans cesse rappeler et démontrer. Ainsi, le nouvel éclairage donné sur la sulfureuse affaire Crypto pourrait laisser penser que si le CICR a été expulsé d’Iran, à l’époque, cela serait dû au fait que ce pays a fait un lien entre la Suisse et le CICR. Or si un chapitre était autrefois consacré à expliquer le rôle particulier du CICR dans les messages du Conseil fédéral sur la coopération internationale, il n’en est rien dans le message qui vient d’être adopté et qui donne l’impression que le CICR est un simple agent d’exécution de la politique suisse.

Malaise des anciens cadres

Il est dès lors troublant que le CICR lui-même n’ait pas réagi formellement au projet de message. Mais cela met le doigt sur un malaise ressenti depuis quelques années chez nombre d’anciens membres ou cadres du CICR du fait du lien étroit qui s’est établi entre l’institution et le World Economic Forum, notamment de par la nomination dans le conseil du WEF du président du CICR en 2014. Or le message soumis au parlement reprend de très près les thèses défendues dans plusieurs documents du «global agenda» du WEF, notamment le rapport sur le «Responsible Investment in Fragile Context» produit par un groupe coprésidé par le président du CICR et le «White Paper: Humanitarian Investing – Mobilizing Capital to Overcome Fragility» dont l’introduction est également cosignée par celui-ci. Ces thèses sont certes intéressantes mais sont fondées sur des options politiques qui font l’objet de nombreuses controverses, incompatibles avec la neutralité du CICR. Celui-ci doit donc rester en dehors de tels débats et il est dès lors paradoxal que le président du CICR donne, dans le cadre du WEF, son impulsion et sa caution à une telle vision, reprise par la Suisse dans le cadre de sa politique de coopération: on ne sait plus trop qui influence qui, mais on comprend mieux l’absence de réactions officielles tant du CICR que du WEF (curieusement consulté dans ce cadre) au projet de message.

En conclusion, il nous paraît surtout important, à ce stade, de souligner que l’absence d’explication sur le CICR dans le message ne remet pas en cause la totale indépendance de l’institution à l’égard des autorités helvétiques. Et c’est aussi l’occasion de rappeler que le CICR est également totalement indépendant du WEF, malgré la participation troublante du président du CICR au conseil de celui-ci. Ni le gouvernement suisse, ni le CICR, ni le WEF ne sauraient contredire cette affirmation. Et même si cela va sans dire pour certains, il n’est pas inutile, au vu du message, de le rappeler sans ambiguïté.

Yves Sandoz est ancien directeur de la doctrine et du droit au CICR, membre honoraire du CICR. Alain Modoux est ancien directeur de la communication du CICR, ancien sous-directeur général de l’Unesco pour la liberté d’expression, la démocratie et la paix.

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