La liberté religieuse, véritable enjeu du monde musulman
Article publié sur le site du journal La Croix le 02/06/2017 par Anne-Bénédicte Hoffner
Politologue tunisien, invité au Collège des Bernardins à Paris pour un séminaire de recherche sur la liberté religieuse, Hamadi Redissi s’est spécialisé dans l’histoire des idées. Il vient de publier L’islam incertain (Cérès, Tunis, 2017).
À chaque fois, sa réflexion part d’un fait d’actualité dont il décortique les racines dans la pensée arabo-musulmane notamment médiévale.
La Croix : Vous avez travaillé sur le rapport entre religion et politique, sur le blasphème, sur la violence, sur la révolution tunisienne… Quel sujet vous semble déterminant en ce moment ?
Hamadi Redissi : Je pense que la liberté, notamment religieuse, est un enjeu majeur dans nos pays du monde musulman. On observe partout la tentation d’imposer « une » vérité : chacun a la conviction que la « bonne » expression de l’islam est la sienne et que la mauvaise est celle des autres. Regardez la violence du conflit entre sunnites et chiites… Quant aux juifs et aux chrétiens, sauf dans quelques pays comme l’Égypte ou le Liban, ils sont en voie de disparition.
Quand on se penche sur les sources médiévales, on s’aperçoit que la question du blasphème n’était pas aussi sensible qu’aujourd’hui. De même pour l’apostasie : à l’exception de quelques procès célèbres, le sujet est très peu documenté au niveau des faits. Sans doute les apostats étaient-ils mis à mort mais on n’en parlait pas et la norme était essentiellement dissuasive. Aujourd’hui, nous voyons bien à quels points le sujet est devenu central dans nos sociétés.
Nous ne nous en sortirons pas si nous ne parvenons pas à concevoir un mode de coexistence qui protège la liberté de croire ou de ne pas croire. La question est simple : comment vivre ensemble non pas seulement en étant différents (le « multiculturalisme ») mais en se reconnaissant les uns les autres le droit de détenir la vérité religieuse ? Et en se reconnaissant aussi le « droit à l’errance », selon la formule de Spinoza ?
En quoi est-ce un enjeu majeur ?
Hamadi Redissi : Nous avons longtemps imputé tous nos maux aux dictatures, mais aujourd’hui, nous devons reconnaître que cette question de la liberté est au-delà de la politique. La démocratie n’est pas l’unique thérapie, elle est une condition mais pas la garante de la liberté.
Il faut pouvoir déclarer son athéisme ou changer de religion sans être désavoué par ses proches et sans en mourir… Aujourd’hui, dans le monde musulman, la liberté religieuse est négative : elle ne désigne qu’une sorte de scepticisme honteux, le droit de ne pas appartenir à la majorité. En réalité, c’est bien plus que cela : c’est l’obligation de chercher la vérité et d’en rendre compte.
Quelle est la situation en Tunisie sur le plan de la liberté religieuse ? N’est-elle pas garantie par la nouvelle Constitution ?
Hamadi Redissi : Si, elle y est inscrite mais ce n’est pas encore une réalité : elle reste plutôt de l’ordre du souhait, ou du programme. Aujourd’hui, la pratique cultuelle s’impose à toute la société, à tel point, par exemple, que pendant le Ramadan, une partie de nos concitoyens qui en ont les moyens préfèrent fuir leur pays…
Quant à se revendiquer athée, c’est impossible. Ceux qui pourraient le faire estiment souvent que cela ne servirait à rien, que le combat est perdu d’avance, ou alors que ce serait une erreur stratégique et qu’il est préférable d’avancer à petits pas. Je ne dis pas que ces arguments sont faux. Et puis, chacun a aussi le droit de détenir une vérité cachée. Mais il faut aussi avoir le droit, et donc le choix, de la divulguer !
Quelle est la solution ?
Hamadi Redissi : Je regrette que les musulmans « réformistes », ceux qui écrivent des ouvrages sur islam et raison, islam et démocratie, etc, ne s’engagent pas davantage aux côtés des femmes battues, de ceux qui veulent pouvoir ne pas jeûner pendant le Ramadan… Je viens de signer une pétition qui circule en Tunisie ces jours-ci pour demander l’ouverture des restaurants : une action comme celle-ci, aussi futile soit-elle, a une portée plus grande que la publication d’un essai de 500 pages sur l’interprétation du Coran !
Il faut un débat public et contradictoire sur le sujet, un travail pédagogique aussi pour que la société s’imprègne progressivement de l’idée de liberté religieuse. Et en attendant, ceux qui se disent libéraux doivent accepter de ferrailler, de défendre des propositions impopulaires. Au final, tout le monde sera gagnant, même les croyants qui seront libres de s’approprier leur religion plutôt que de la subir.
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