L’humanité soumise à des catastrophes climatiques en cascade
Article paru sur le site du journal Le Monde le 19/11/2018 par Audrey Garric
« les émissions de gaz à effet de serre intensifient simultanément de nombreux dangers »
Une étude inédite, originale et très inquiétante, publiée dans « Nature Climate Change » aborde les risques cumulés entraînés par le dérèglement climatique.
Dans la Bible, Dieu a puni l’Egypte en lui infligeant dix plaies. L’humanité actuelle, elle, a subi les foudres du changement climatique d’au moins 467 façons différentes. Surtout, ces châtiments vont redoubler, puisqu’en 2100, la moitié de la population pourrait être menacée par trois à six catastrophes climatiques (sécheresses, vagues de chaleur, inondations, etc.) d’intensité maximale de manière simultanée si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites drastiquement. Voilà les deux conclusions d’une étude inédite, originale et très inquiétante, publiée dans Nature Climate Change [1] lundi 19 novembre, qui aborde pour la première fois les risques cumulés entraînés par le dérèglement climatique.
Pour estimer le danger qui pèse sur la population, les auteurs – une vingtaine de chercheurs internationaux, essentiellement issus de l’université d’Hawaï – ont commencé par étudier le passé en passant au peigne fin près de 3 300 études scientifiques publiées depuis 1980 relatives au changement climatique, qu’il soit dû à l’action des hommes ou à la variabilité naturelle du climat – sachant que les émissions de gaz à effet de serre sont déjà responsables de l’augmentation de la température de la planète de près d’un degré.
La moitié de la population pourrait être soumise à trois dangers climatiques extrêmes cumulées d’ici à 2100.
Ils ont retenu dix aléas climatiques (réchauffement, inondations, sécheresses, vagues de chaleur, incendies, montée du niveau des eaux…) qui touchent six aspects cruciaux de la vie humaine : la santé, l’alimentation, l’eau, l’économie, les infrastructures et la sécurité, ces thèmes étant déclinés en 89 sous-rubriques. En croisant ces données, ils ont découvert que l’humanité avait déjà été affectée par le climat sous 467 formes différentes, exemples détaillés à l’appui.
Ainsi des décès ou des maladies provoquées par les inondations, les incendies ou les vagues de chaleur ; des dégâts sur l’agriculture, l’élevage ou les pêcheries après des précipitations ou des sécheresses ; des effets néfastes sur la qualité et la quantité d’eau douce ; des destructions d’infrastructures à la suite de tempêtes et de la montée des eaux ; des pertes économiques et d’emplois, de la diminution de la productivité et de la crise du tourisme causées par l’acidification des océans et la déforestation. Tout cela sur fond de violences accrues et de migrations multipliées.
« Immense vulnérabilité de l’humanité »
« Cette revue de littérature montre l’immense vulnérabilité de l’humanité au risque climatique, constate Camilo Mora, professeur associé au département de géographie de l’université d’Hawaï et premier auteur de l’étude. La situation va encore empirer car les émissions de gaz à effet de serre intensifient simultanément de nombreux dangers. »
C’est là une deuxième originalité de ces travaux, qui étudient dans quelle mesure nous sommes menacés par la survenue concomitante et combinée de multiples risques climatiques. Jusqu’à présent, les conséquences de chaque aléa étaient examinées séparément. L’an dernier, Camilo Mora avait par exemple mené une étude sur les vagues de chaleur, qui concluait qu’une personne sur trois risque de mourir de chaud dans le monde [2].
« Nos émissions de gaz à effet de serre déclenchent un effet domino, dans lequel nous ne changeons pas seulement la température. L’augmentation de la chaleur favorise l’évaporation de l’eau du sol, ce qui entraîne des sécheresses, des feux de forêt et des vagues de chaleur dans des endroits normalement secs ou des pluies massives et des inondations dans des zones généralement humides », décrit Camilo Mora. Et de rappeler que nous sommes déjà confrontés à ces risques climatiques concomitants : « La Californie connaît actuellement des feux de forêt féroces et l’une de ses plus longues sécheresses, en plus des vagues de chaleur extrêmes de l’été dernier. »
Trois à six risques climatiques cumulés
A quoi ressemblera notre futur sous l’effet d’une crise climatique généralisée ? Selon les modélisations de l’équipe de chercheurs, si les émissions de gaz à effet de serre continuent sur leur trajectoire actuelle, la moitié de la population sera soumise à trois dangers climatiques simultanés à la fin du siècle (et jusqu’à six pour certaines régions côtières tropicales), d’une intensité maximale, qui produiront de nouveau des centaines d’effets sur les vies humaines. Si, en revanche, des actions significatives sont déployées pour limiter l’envolée des températures à + 2 °C, comme le prévoit l’accord de Paris, les citoyens ne subiraient qu’un seul aléa.
Toutes les nations sont concernées, quel que soit leur niveau de revenus, mais la nature des effets devrait varier en fonction des différentes capacités d’adaptation : comme aujourd’hui, les pays en développement devraient enregistrer la majorité des pertes humaines tandis que les Etats développés pâtiront davantage de dégâts économiques.
Tous ces résultats sont consignés sur une carte interactive [3] qui permet d’identifier pour n’importe quel endroit du monde les risques cumulés jusqu’à la fin du siècle en fonction de trois scénarios d’émissions (réduction forte, moyenne ou nulle). En 2100, en cas de poursuite des émissions de CO2 à leur rythme actuel, Marseille devrait par exemple faire face à une augmentation du réchauffement, des sécheresses, des vagues de chaleur et des incendies, une hausse du niveau de la mer, une réduction de l’eau potable et des changements océaniques (de température, d’acidité et de quantité d’oxygène), dont la force cumulée équivaudra à trois des dangers les plus extrêmes jamais enregistrés n’importe où sur terre. Ailleurs dans le monde, Sydney et Los Angeles seront confrontés à la même situation, Mexico à quatre aléas cumulés d’intensité maximale, et la côte atlantique du Brésil à cinq.
« Travail considérable et inédit »
« La force de cette revue de littérature réside dans son ampleur, son côté systématique et le fait qu’elle se base sur des faits réels plutôt que des modèles, qui ont forcément des incertitudes. Ses résultats sont donc incontestables. Il s’agit d’un travail considérable et inédit, dont nous nous inspirerons », s’enthousiasme Robert Vautard, directeur de recherches au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, qui travaille sur le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), prévu pour 2021.
« Cette nouvelle méthode des risques croisés va prendre de l’ampleur dans les années à venir, prédit quant à elle la climatologue Valérie Masson-Delmotte, également membre du GIEC. Il est intéressant d’adopter une démarche interdisciplinaire, en tenant compte de données sociales, économiques ou géographiques. » Reste maintenant à aller plus loin, juge-t-elle, et « à affiner les projections » pour connaître les domaines d’activité qui seront affectés à l’avenir, « les expositions et vulnérabilités précises », qu’il s’agisse de santé, de nourriture, d’économie ou de sécurité.
Robert Vautard relève toutefois deux limites liées aux biais de la littérature scientifique examinée : les études couvrent davantage les pays occidentaux que le reste du monde, et les chercheurs sont plus prompts à décrire les effets négatifs liés aux risques climatiques que l’inverse. « Pourtant, il est important de publier des études lorsqu’il n’y a pas d’impact du changement climatique, mais dans ce cas, on est moins cités et repris », constate Robert Vautard. A la suite de la série de tempêtes qui ont balayé la France cet hiver (Ana, Bruno, Carmen, Eleanor), le chercheur a par exemple montré que le changement climatique n’entraîne pas de hausse significative de leur nombre ni de leur intensité en Europe de l’Ouest.
Parfois, ses conséquences sont même positives. Au Sahel, les sévères sécheresses ont réduit la propagation des moustiques et donc la prévalence du paludisme entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1990. L’augmentation des précipitations a régulièrement favorisé les rendements de maïs ou de riz en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud. « Il reste toutefois peu probable qu’un effet positif réussisse à contrebalancer la longue liste d’effets négatifs », juge Camilo Mora.
« Cette recherche confirme que le coût de l’inaction l’emporte largement sur celui de la lutte contre les changements climatiques », affirme dans un communiqué Michael Mann, climatologue à l’université de Pennsylvanie (Etats-Unis). Nous pouvons encore limiter les dommages et les souffrances à venir si nous agissons rapidement et de manière spectaculaire pour réduire les émissions de carbone. » Mais face à des gouvernements qui « risquent à tout moment de faire marche arrière », la solution pourrait venir de la base, considère Camilo Mora : « Les normes sociales nous rendront tous plus conscients de nos émissions et de la nécessité de les limiter ensemble, tandis que les hommes politiques devront s’aligner pour trouver des solutions sans quoi ils ne seront pas élus. »
Notes
[1] https://www.nature.com/articles/s41558-018-0315-6
[2] ESSF (article 41455), Les vagues de chaleur potentiellement mortelles vont s’intensifier.
[3] https://maps.esri.com/MoraLab/CumulativeChange/index.html
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