Les migrations internes vont-elles recomposer l’Afrique?
Article paru sur le site du journale Le Figaro le 08/09/2019 par Tanguy Berthemet
En 2018, quelque 19 millions de personnes ont bougé à l’intérieur du continent, des mouvements aux grandes conséquences. L’Afrique de l’Ouest est la sous-région qui connaît le plus de migrations, devant l’Afrique australe.
Les migrations augmentent-elles?
Les Africains sont nettement plus nombreux à migrer, une tendance qui ne cesse de s’accélérer depuis le début des années 1990. Cette hausse est néanmoins plus liée à la forte croissance démographique, à la jeunesse de la population, qu’à une réelle augmentation. Une étude de l’International Migration Institut de l’université d’Oxford a même démontré que les mouvements avaient fortement baissé entre 1960 et 2000.
Ils ont toutefois repris au cours des deux dernières décennies. Pour autant, ces migrations sont pour l’essentiel des mouvements internes au continent, et non à destination de l’Europe ou des États-Unis. Si les images des migrants clandestins traversant la Méditerranée marquent les esprits, ces dangereux voyages sont en réalité des exceptions. Selon une étude de Forum économique mondial, en 2017, 19 millions de personnes ont quitté leur pays pour un autre pays d’Afrique (contre seulement 16 millions en 2015) et 17 millions sont partis vers un autre continent, dans leur immense majorité de manière légale. Ils ont rejoint l’Europe pour 60 %, puis l’Asie, l’Amérique du Nord et enfin l’Océanie. Cependant, ces données sont contestées par l’Union africaine (UA), pour qui les mouvements intra-africains, bien plus difficiles à comptabiliser, seraient plus nombreux. Pour l’organisation, environ 20 % des migrants africains seulement quitteraient le continent. «S’il existe une crise de la migration, c’est une crise africaine», souligne Peter Mudungwe, le conseiller sur les mouvements de population à l’UA. Les raisons de cette hausse des migrations sont nombreuses. Les études démontrent que ce sont avant tout des motivations économiques qui poussent les peuples sur les routes. Et les guerres. La moitié des dix plus grands camps de réfugiés au monde se trouvent ainsi en Afrique, notamment Dadaab au Kenya et ses 240.000 personnes. Le Cameroun accueille, par exemple, 280.000 réfugiés de Centrafrique, d’après le HCR, et plus de 100.000 venus du Nigeria.
Où vont les migrants internes?
Au plus près de chez eux, de manière assez logique. Les migrants demeurent le plus souvent dans leur sous-région. Ainsi, les Ouest-Africains restent de préférence en Afrique de l’Ouest ; ceux de la Corne, dans la Corne ; l’Afrique australe en Afrique australe, etc. Ces trois régions représentent d’ailleurs les zones les plus en mouvement. La seule exception est l’Afrique du Nord. Les habitants des pays du Maghreb, tournés vers une culture méditerranéenne, partent en grande majorité hors du continent. Une tendance qui s’est accentuée depuis la plongée dans la guerre civile de la Libye, qui fut le pôle d’attraction régionale.
Chaque région dispose en effet d’un tel pôle. En Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire, économie la plus dynamique de la région, attire massivement les migrants. Désormais, le pays compte au moins 10 % d’étrangers, soit plus de 2 millions de personnes. Les raisons pour lesquelles les migrations sont dans cette région clairement plus importantes qu’ailleurs tiennent à plusieurs facteurs. Une tradition de migrations, notamment au Mali ou au Burkina Faso, un passé colonial commun sous domination française, des liens ethniques qui passent par-delà les frontières et, surtout, la quasi libre circulation des personnes au sein de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao).
À l’autre bout du continent, c’est l’Afrique du Sud, première économie d’Afrique, qui sert de réceptacle pour les habitants de la région (Mozambique, Zimbabwe), mais aussi de l’Afrique centrale. Elle compterait 7 % d’étrangers, un chiffre sans doute très sous-estimé, car de nombreux clandestins y vivent. À l’est, le Kenya et l’Éthiopie accueillent des personnes de la région et, dans une moindre mesure, Djibouti.
Qui sont ces migrants, pourquoi partent-ils?
Que ce soit en Afrique ou hors d’Afrique, le profil des migrants est le même. Et comme souvent sur les questions de migrations, les idées reçues sont fausses. En dehors des cas de guerre, la pauvreté et la misère, que l’on imagine souvent comme des causes majeures, ne sont en réalité que secondaires. Les pauvres sont précisément trop pauvres pour tenter l’aventure. Il s’agit d’abord des jeunes issus des petites classes moyennes urbaines. Des hommes essentiellement, pour les migrations intra-africaines. Une étude du Sahel Research Group de l’université de Floride montre que ces mouvements sont assez contraints, même si on note de fortes disparités. Ainsi, au Niger, l’un des pays les plus pauvres du monde et très rural, 89 % des habitants disent souhaiter rester chez eux, tandis qu’au Nigeria, pays doté de perspectives économiques plus sereines, 50 % avouent rêver de départ, une proportion qui monte à 82 % dans la capitale économique, Lagos. Les raisons invoquées pour partir sont néanmoins et sans surprises économiques. La recherche d’un travail mieux payé est avancée par près de 50 % des migrants, tandis qu’un tiers assurent vouloir avant tout aider leur famille.
Ces mouvements ont-ils des conséquences politiques?
Si ce sujet est rarement abordé, l’impact des migrations dans certains pays est tout de même évident. Comme en Europe, l’arrivée de travailleurs étrangers est parfois vue par les populations locales comme une menace, et cette peur est politiquement utilisée.
Les deux pays à plus forte population étrangère, l’Afrique du Sud et la Côte d’Ivoire, illustrent ce phénomène. Ainsi, le week-end dernier, la province de Gauteng, qui comprend Johannesburg et la capitale Pretoria, a été le théâtre d’émeutes xénophobes, visant plus spécifiquement les Zimbabwéens et surtout les Nigérians, victimes régulières de clichés péjoratifs. En deux jours de troubles, des centaines de commerces ont été pillés et au moins dix personnes ont trouvé la mort.
Ce cycle de violence n’est pas surprenant. Les tensions avec les étrangers, excitées par des disparités économiques immenses et un taux de chômage à 29 %, sont régulières. Cependant, pour la première fois, ce cycle de violences a entraîné des protestations officielles de la part du Nigeria. En Côte d’Ivoire, le clivage entre «autochtones» et «halogènes», pour reprendre la terminologie locale, est ancien. Dans les années 1990, le président Henri Konan Bédié prône le concept d’«ivoirité» pour contrer l’influence de son rival Alassane Ouattara, accusé à tort d’être Burkinabé. Ce nationalisme va perdurer sous la présidence de Laurent Gbagbo et conduire à huit années de guerre civile. Aujourd’hui, les rivalités sont contenues, mais toujours bien présentes, au point de menacer la stabilité du pays. Des frictions traversent aussi le Kenya à l’encontre de la grande communauté somalienne. Parfois, la présence d’«étrangers», même en petit nombre, peut nourrir de sérieuses haines. En Centrafrique, la crise à Bangui est en partie née du ressentiment des habitants vis-à-vis des commerçants, accusés d’être «tchadiens».
Les frontières coloniales seront-elles remises en question?
La question des frontières est régulièrement évoquée, mais jamais de manière très sérieuse. Leur tracé, imposé en grande partie par les puissances coloniales lors de la conférence de Berlin en 1885, est certes critiquable. Mais, à peine les indépendances acquises, les nouveaux États décidaient de graver dans le marbre ces limites irrationnelles lors d’une autre conférence, cette fois au Caire, en 1964. Cette décision a globalement tenu, à l’exception des sécessions de l’Érythrée en 1993 et du Soudan du Sud en 2012.
Mais cette intangibilité a également conduit à des tensions entre États et surtout à éparpiller des peuples ou des ethnies entre plusieurs pays. Ils seraient 177 dans ce cas. Ces groupes transfrontaliers entraînent des migrations de masse et de dangereuses jalousies. Pour les apaiser, les pays africains ont le plus souvent choisi d’abaisser les contrôles aux frontières. En Afrique de l’Ouest, ils existent peu. Le Kenya et l’Ouganda ont eux aussi assoupli leur politique migratoire avec leur voisin. L’Union africaine encourage de son côté la libre circulation, qu’elle rêve totale, pour bloquer les frictions nées des mouvements de populations. Reste à savoir si cela suffira alors que tous les analystes prévoient que les migrations africaines, et donc avant tout celles qui se passeront au sein de l’Afrique, vont considérablement croître dans les années à venir.
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