Le travail invisible : enjeux humains et sociaux

Intervention de Michel Veuthey , Ambassadeur de l’Ordre de Malte dans la lutte contre le trafic de personnes Professeur associé de droit international public à l’Université de Fribourg les  30-31 août 2019

« Le travail invisible : enjeux humains et sociaux » 

1. Humaniser la mondialisation pour éliminer l’esclavage contemporain

En ce 100e anniversaire du Bureau International du Travail (aujourd’hui OIT), nous voudrions commencer par rendre hommage aux fondateurs de cette magnifique organisation, de tous les instruments juridiques internationaux qu’elle a élaborés pour la protection des travailleurs, des mécanismes de mise en œuvre qu’elle a établis, de sa structure tripartite, pionnière au sein de la communauté internationale, intégrant société civile (employeurs et travailleurs) sur pied d’égalité avec les Gouvernements. Formulons l’espoir que l’OIT pourra continuer à contribuer, dans son deuxième siècle, à l’humanisation de la globalisation et, en particulier, à l’élimination de toutes les formes contemporaines d’esclavage et de traite de personnes.

2. Faire face à la remise en cause des garanties juridiques fondamentales protégeant la vie  et la dignité de la personne humaine

La fin du XXe siècle a vu une série de célébrations du droit international public et des institutions internationales : 50e anniversaire de la Charte des Nations Unies en 1995, 50e de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en 1998, 50e des Conventions de Genève du 12 août 1949 sur la protection des victimes de la guerre en 1999. Le début du XXIe siècle a malheureusement marqué une nette régression : nous avons assisté à une remise en question, voire un démantèlement du droit international public, à commencer par la Charte des Nations Unies, et aussi des Droits de l’Homme et du droit international humanitaire, du droit des réfugiés et de la migration et du respect de l’environnement.

3. Prendre conscience de l’accroissement de l’esclavage contemporain : inédit et invisible

Le développement de nouvelles formes d’esclavage et de traite de personnes est une des manifestations de cette régression, malgré l’interdiction formelle de l’esclavage par plusieurs instruments juridiques : les estimations – car c’est un phénomène clandestin, caché, invisible ou qu’on ne veut pas voir – du nombre croissant d’esclaves aujourd’hui – plus de quarante millions – dépassent les chiffres connus de l’esclavage historique, qui était alors public, officiel, réglementé, que ce soit dans l’Antiquité ou dans l’esclavage pratiqué autour de la Méditerranée et à travers l’Atlantique.

4. Cerner les formes contemporaines d’esclavage et de traite de personnes

Cet esclavage contemporain prend plusieurs formes, toutes niant les droits fondamentaux de la personne humaine en général et des travailleurs en particulier :

  • Travail forcé, dans l’agriculture, le bâtiment, l’hôtellerie, les pêcheries, travail forcé d’adultes
    et d’enfants, y compris l’enrôlement d’enfants-soldats
  • Prostitution forcée, esclavage sexuel, mariages forcés
  • Prélèvement forcé d’organes – Maternité de substitution, ventes d’enfants
  • Traite aux fins d’activités criminelles forcées

Nous voudrions aussi ajouter cette liste à certaines expérimentations médicales ayant mis en péril la santé et la vie de victimes et même des générations futures, expériences réalisées sans voire contre l’assentiment des personnes concernées.

5. Utiliser pleinement les approches juridiques face à la résurgence de l’esclavage

Pour faire face à cette résurgence de l’esclavage, il faut utiliser tous les instruments juridiques, nationaux, régionaux et internationaux, et faire plein usage de leurs mécanismes d’application internationaux et nationaux.

6. Invoquer les valeurs fondamentales de l’humanité pour abolir l’esclavage

Les normes et mécanismes juridiques ne sauraient suffire. Ce n’est qu’en réaffirmant des valeurs fondamentales – ancrées dans le droit comme dans les valeurs de toutes les civilisations – sur la vie et la dignité de chaque personne humaine, en s’appuyant sur les principes de responsabilité, de solidarité et de subsidiarité, en promouvant paix et réconciliation, y compris par le respect de la liberté religieuse, que la communauté internationale pourra envisager une abolition de l’esclavage au XXIe siècle.

7. Dans l’urgence et la durée, agir par des mesures humanitaires, éducatives, pénales

La démarche d’urgence humanitaire, de prévenir, protéger et réhabiliter les victimes, sur le plan physique et psychologique, tout comme leur réinsertion dans la société, est importante. Certes aussi, la poursuite pénale des nouveaux esclavagistes est nécessaire et devrait être développée, au niveau national et international, de même que des actions civiles pour que les victimes puissent obtenir des réparations. L’esclavage contemporain doit être traité à tous les niveaux : du Conseil de sécurité des Nations Unies aux communautés locales, des États à la société civile.

8. Mobiliser la société civile et la conscience publique

Il faudra encore, dans l’esprit des fondateurs du BIT, mobiliser la société civile, les employeurs, les travailleurs, les syndicats, les entreprises créatrices d’emploi, les banques, les médias, des coalitions d’ONG, sans oublier, comme nous le verrons, les dirigeants spirituels, dont plusieurs se sont engagés, le 2 décembre 2014, à abolir l’esclavage en 2020… C’est bien donc d’une mobilisation générale, de coalitions à l’instar de celles qui ont permis l’adoption de la Convention d’Ottawa contre les mines terrestres antipersonnel en 1997, du Traité de Rome de 1998 instituant la Cour Pénale internationale, et d’autres encore, d’un front large et en profondeur qu’il faut pour tenter de saisir l’hydre du trafic de personnes, souvent l’œuvre de réseaux criminels transnationaux se livrant à d’autres trafics, notamment d’armes et de drogues.

9. Agir sur les causes de l’esclavage moderne

L’esclavage moderne est la conséquence des fléaux de notre temps : conflits armés, flots de populations fuyant les conflits, changements climatiques, catastrophes naturelles, migrations dans des conditions dangereuses, insécurité et criminalité, tendances démographiques, précarisation du travail, exploitations sexuelles et offres d’emploi trompeuses en ligne, détresses extrêmes rendant des populations entières vulnérables à des exploitations et à des propositions fallacieuses d’emploi, sans oublier la recherche sans limite du plaisir et du profit, sans respect pour les droits fondamentaux d’autres personnes.

10. En conclusion, agir selon quatre approches

Nous voyons en conclusion quatre approches essentielles pour lutter contre ce fléau :

  1. Sensibiliser, alerter et mobiliser Gouvernements, organisations internationales (universelles, régionales et sous régionales, voire des organisations transrégionales), ONG, milieux économiques, milieux académiques, médias, associations de consommateurs, communautés locales, responsables religieux : les informer, les former, les responsabiliser.
  2. Partager les meilleures pratiques de prévention, protection et réhabilitation, sans oublier la poursuite pénale des responsables, la réparation et la réintégration des victimes dans leurs communautés d’accueil ou d’origine. S’inspirer de réseaux d’action existants.
  3. Promouvoir l’action à tous les niveaux, en toutes situations (paix, conflits armés, catastrophes naturelles) en mettant à contribution l’expérience des survivants de l’esclavage et de la traite, comme témoins et acteurs de la prévention, de la protection et de la réhabilitation dans le respect de la subsidiarité et de la solidarité
  4. S’attaquer aux causes profondes de la résurgence contemporaine de l’esclavage, dont la première est la perte de repères éthiques protégeant les droits fondamentaux de la personne humaine et de son environnement familial, social et naturel. La Doctrine sociale de l’Église catholique permet d’identifier et de s’attaquer aux causes profondes de la résurgence de l’esclavage, en se basant sur « Laudato si’ » et sur les Orientations pastorales sur la traite des personnes – et, partout où ce sera possible, sur un dialogue religieux ancré sur des valeurs fondamentales universelles partagées – en refondant la coopération internationale sur le respect de la vie et de la dignité de chaque personne humaine.

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