Le sort des réfugiés syriens au Liban, entre rhétorique haineuse et retours forcés

Article paru sur le site l’Orient – le jour le 13/07/2019 par Maha YAHYA, Directrice du Carnegie Middle East Center

Les mesures coercitives visant à chasser du Liban les réfugiés syriens – dont 986 942 sont enregistrés auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) – se sont intensifiées ces derniers mois. Les autorités libanaises ont ainsi lancé une campagne contre leur embauche et procédé à des expulsions massives ou des déportations forcées. Ces mesures partent du principe que la Syrie est suffisamment stable et sûre pour permettre le retour des réfugiés. Rien n’est plus faux.

Le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil, gendre du président Michel Aoun et chef du Courant patriotique libre, est l’adversaire par excellence des réfugiés, à qui il n’a de cesse d’imputer tous les maux et difficultés économiques du Liban – de la croissance nulle au chômage galopant. Dans cette perspective, leur retour devient d’autant plus urgent qu’il est présenté comme le moyen de résoudre les problèmes croissants du pays. Bassil est allé jusqu’à accuser la communauté internationale et les ONG de conspirer en faveur du maintien des réfugiés au Liban, en dépit de conditions prétendument favorables à leur retour dans une Syrie « pacifiée ». Cela en ignorant les informations qui font état de mauvais traitements et autres sévices subis par les rapatriés en Syrie – de la conscription forcée à l’incarcération et la mort.

Punitions collectives

Exploitant la question des réfugiés au service de ses ambitions présidentielles, Bassil se présente comme le défenseur des droits des chrétiens face à l’avènement d’une majorité sunnite qu’impliquerait l’installation permanente des Syriens. Il n’est toutefois pas le seul à mener cette charge : d’autres politiciens ou groupes d’intérêt locaux se sont également inquiétés de l’impact des réfugiés sur l’équilibre confessionnel du Liban et ont formulé – clairement ou discrètement – des revendications similaires. C’est notamment le cas du Hezbollah, qui a annoncé l’an dernier qu’il collaborerait avec Damas pour encourager le retour des réfugiés.

Cette attitude a encouragé un racisme récurrent vis-à-vis des réfugiés, qui pourrait s’avérer difficilement réversible s’il n’est pas rapidement combattu. Parmi les répercussions les plus inquiétantes de ce racisme figurent les manifestations de punitions collectives qui commencent à poindre dans le pays : le 13 octobre 2017, des habitants de Miziara, au nord du Liban, ont par exemple attaqué des réfugiés suite au meurtre d’une jeune femme par un Syrien, qui n’était pourtant pas un réfugié. L’implication d’un seul Syrien dans ce crime a ainsi obligé tous les autres à fuir le village…

Les expulsions massives qui se sont déroulées début juin dans un camp de fortune à Deir el-Ahmar, dans le nord de la Békaa, constituent un autre exemple de ces répercussions dramatiques : en réponse à une bagarre entre des réfugiés et des pompiers, suite à l’incendie de trois tentes de réfugiés par un groupe d’autodéfense, les autorités locales ont émis un ordre d’expulsion obligeant plusieurs centaines de Syriens à déménager. En outre, le 1er juillet, 20 abris ont été démolis par l’armée libanaise à Ersal, tandis que 55 000 réfugiés ont été contraints de démanteler leurs abris dans cette localité lors d’un autre incident en juin. Résultat : quelque 5 000 familles et environ 15 000 enfants se sont retrouvés sans foyer, selon l’ONG Save the Children.

En l’absence d’une politique centralisée sur le sujet et dans un contexte où la parole publique devient de plus en plus fielleuse, les municipalités, qui avaient été à l’avant-garde de la prise en charge des réfugiés, sont désormais en première ligne : depuis 2016, treize d’entre elles ont expulsé plus de 3 600 Syriens, tandis que 42 000 autres réfugiés risquent toujours de l’être.

Moyen de pression

Cette situation est devenue encore plus alarmante suite aux élections législatives de 2018, qui ont notamment consacré le retour en force de figures prosyriennes écartées du Parlement depuis 2005. La question du retour et le fait de présenter les réfugiés comme une menace pour la sécurité nationale sont ainsi utilisés par cette force politique comme un moyen de promouvoir la normalisation avec le régime de Bachar el-Assad auprès d’une opinion publique libanaise qui demeure divisée sur cette question.

Il y a néanmoins une divergence d’intérêts sur cette question entre le régime syrien et ses alliés libanais : en dépit de leur désir de normalisation, ces derniers ne souhaitent pas que le régime bloque indéfiniment le retour des réfugiés pour conserver un moyen de pression sur le Liban et la communauté internationale. Pour le Hezbollah et ses partenaires, la présence illimitée d’une importante sous-classe de réfugiés principalement sunnites – et qui éprouvent pour la plupart un réel ressentiment à l’égard de l’implication du parti dans le conflit syrien – n’est guère tolérable.

Pour de nombreux réfugiés, un retour au pays peut mettre leur vie en danger. Le risque d’arrestation arbitraire est élevé. Le ministère allemand des Affaires étrangères a ainsi publié en décembre dernier un rapport qui soulignait à juste titre qu’aucun endroit en Syrie n’était totalement sûr. Ce document montrait notamment que les hommes âgés de 18 à 42 ans qui revenaient chez eux devaient soit s’enrôler dans l’armée, soit finir en prison pour avoir « abandonné leur pays ». En novembre dernier, le ministre d’État sortant pour les Affaires des réfugiés Mouïn Merhebi (Futur) avait ainsi déclaré que plus d’une vingtaine de réfugiés rentrés en Syrie avaient été tués, tandis que d’autres s’étaient engagés dans l’armée ou avaient été enlevés. Malgré cela, l’expulsion du Liban demeure une menace constante : en avril, les autorités ont expulsé au moins seize Syriens via l’aéroport de Beyrouth. Malgré leurs craintes d’être persécutés à leur retour, ils ont dû signer des formulaires de rapatriement « volontaire », avait indiqué Human Rights Watch dans un communiqué publié le 24 mai.Bien que le Liban n’ait pas signé la convention de 1951 et le protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, il est toutefois tenu de respecter le principe de non-refoulement – qui stipule qu’aucun État ne refoulera de quelque manière que ce soit un réfugié vers un pays où sa vie ou sa liberté peut être menacée. La communauté internationale, en particulier l’Union européenne, peut user de son influence économique sur le Liban pour régler ce problème et tenter de persuader le gouvernement libanais de respecter les droits des réfugiés syriens avant que le climat actuel de haine n’atteigne un point irréversible.

À cet égard, nombre de Libanais gagneraient à se remémorer leur propre passé (des conséquences d’une guerre civile dévastatrice au traumatisme de l’exil forcé) afin de cesser de rendre la vie de réfugiés syriens fragiles encore plus misérable qu’elle ne l’est déjà et de semer ainsi les graines d’un futur conflit.


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