Le secteur privé, acteur incontournable dans les systèmes de santé en Afrique

Article publié sur le site du journal Le Monde le 01/05/2019 par Anne Prigent

Les initiatives privées doivent participer à la construction de la couverture santé universelle. A condition d’être encadrées par les pouvoirs publics.

Doté d’un pôle mère-enfant, d’une pharmacie, d’un laboratoire et d’un bloc opératoire, l’hôpital Saint-Jean-Baptiste de Bodo-Tiassalé, en Côte d’Ivoire, forme un ensemble complet qui doit son existence à un groupe privé : la Compagnie fruitière. Saint-Jean-Baptiste est le deuxième établissement hospitalier après celui construit en 1994 au Cameroun financé par l’entreprise familiale marseillaise, premier producteur de fruits de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique.

« L’accès à la santé est une démarche forte du groupe. Que ce soit pour nos 20 000 collaborateurs et leurs familles, mais également pour les populations des territoires où nous sommes implantés », explique Christelle Lasme, responsable RSE (responsabilité sociétale des entreprises) de la Compagnie fruitière. Outre ces deux établissements aujourd’hui gérés par l’Ordre de Malte, la société a implanté trente-deux centres de santé dans les régions agricoles où elle est présente du Cameroun à la Côte d’Ivoire, en passant par le Ghana et le Sénégal. Chaque année, 170 000 consultations gratuites y sont réalisées par des professionnels de santé salariés de l’entreprise et les médicaments délivrés gratuitement.

« La santé pour tous »

Cette initiative n’est pas uniquement guidée par la philanthropie. Dans des pays connus pour disposer de systèmes de santé encore peu performants, offrir des soins gratuits aux salariés relève de l’investissement pour la productivité et l’attractivité de l’entreprise. « Les groupes qui assurent leurs salariés et mettent en place des initiatives agissent avant tout dans leur intérêt économique. Et il n’y a rien à y redire. En revanche, ces initiatives privées ne garantissent en rien d’aboutir à l’objectif final de la couverture santé universelle, c’est-à-dire la santé pour tous et la lutte contre les inégalités », souligne Bruno Boidin, professeur d’économie à l’université de Lille.

En effet, la protection assurée par les entreprises privées, à leurs collaborateurs et à leurs familles voire à une plus large communauté, atteint vite ses limites. Aussi bonne soit-elle, elle ne couvre qu’une partie somme toute marginale de la population, sur un continent où le secteur informel, autre nom donné à l’économie du « marché noir », représente entre 30 et 90 % de l’emploi non agricole. Au final donc, ce sont encore majoritairement les familles qui supportent les dépenses de santé, puisque entre 60 à 70 % des soins prodigués par les établissements de santé seraient réglés directement par les ménages, comme le rappelait la revue Secteur privé & développement, éditée par Proparco, en septembre 2016.

Les auteures de l’article soulignaient d’ailleurs qu’un accident grave de santé peut entraîner des dépenses « catastrophiques », forçant ces ménages à vendre leurs biens, à s’endetter ou à déscolariser leurs enfants pour couvrir leurs frais médicaux. D’où l’enjeu immense de la mise en place d’une couverture santé universelle. Comme le rappelait Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans un entretien au journal Le Monde en mai 2017, « parvenir à la couverture santé universelle sera tout en haut de mon agenda. Pour ce qui est de la santé, il n’y a pas de différence. Quel que soit le type de régime d’un pays, tout le monde veut avoir accès à un système de santé de qualité, ce qui signifie avoir une couverture santé universelle ».

Pas de modèle unique

Cependant, les moyens de parvenir à cet objectif final ne peuvent être universels. Impossible de penser un modèle unique pour l’ensemble du continent ou de vouloir copier la France. « Par exemple, les mutuelles de santé avec adhésion volontaire et gestion communautaire ne sont pas une solution applicable. Au Rwanda, où le contrôle social et la volonté politique sont forts, la couverture universelle est relativement importante car l’adhésion aux mutuelles communautaires est quasi obligatoire. Les maires de villages participent activement à l’inscription des habitants et le taux d’adhésion est un de leurs critères de performance annuelle. Mais c’est un modèle difficilement reproductible en Afrique de l’Ouest », explique Valéry Ridde, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Chaque pays devra donc trouver ses propres solutions et construire son modèle.

Or, comme presque tous ont des systèmes de santé mixtes, avec des biens et des services fournis par les secteurs public et privé, « par conséquent, les efforts en faveur de la couverture santé universelle ne peuvent ignorer le secteur privé », rappelle David Clarke, de l’OMS, dans une note récente, « Private Care Provision Sector and Universal Health Coverage ». Pour la Société financière internationale (IFC, filiale de la Banque mondiale dévolue au secteur privé), il existe même de formidables possibilités d’exploiter le système privé « pour améliorer l’accès des populations d’Afrique à des produits et à des services de santé de meilleure qualité ».

« Formuler les objectifs et les priorités »

Dans un rapport sur le sujet, l’organisme estime que les patients préfèrent les prestataires privés à leurs homologues du public, notamment parce que les professionnels de santé exerçant dans un cadre privé ont plus d’autonomie et de souplesse. Des qualités qui leur permettraient de répondre plus complètement aux besoins et aux demandes des patients. « Il est vrai que les malades, lorsqu’ils le peuvent, choisissent souvent le privé. Mais le pire y côtoie le meilleur. Si, au Ghana, 20 % des soins primaires sont assurés par une organisation chrétienne à but non lucratif dans de bonnes conditions, cela reste une exception. Généralement, l’accueil est meilleur dans le privé. Mais en ce qui concerne la qualité des soins, cela reste à démontrer. Et pour les traitements lourds, les hôpitaux publics demeurent mieux équipés », tempère Elisabeth Paul, coordinatrice d’un projet de recherche sur la couverture santé universelle au Bénin et au Sénégal à l’université de Liège.

S’il n’est pas discutable, le rôle du secteur privé dans la mise en place de la couverture santé mérite d’être encadré. Comme le note David Clarke, « les gouvernements devraient prendre les devants et formuler les objectifs et priorités en matière de santé nationale. Sur la base de ces objectifs, les gouvernements peuvent ensuite formuler des politiques publiques sur le rôle du secteur privé pour la CSU, orientant les systèmes de santé vers la réalisation de la CSU ».


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