«Les migrations sont nécessaires si l’on veut que l’économie prospère»
Août 2015. William Lacy Swing, le directeur général de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), détaille sa vision de la crise migratoire actuelle.
Angela Merkel assure que la situation migratoire la préoccupe «beaucoup plus que les questions de la Grèce et de la stabilité de la zone euro». A-t-elle raison ?
WL : Absolument ! Cela fait longtemps que nous disons que les migrations sont un sujet central et qu’il va continuer jusqu’au moins 2050, quand la population se stabilisera autour de 9 milliards ou 10 milliards. Les migrations sont inévitables pour plusieurs raisons : le déficit démographique dans le Nord et la population jeune et sans emploi dans le Sud ; les crises humanitaires de l’Afrique occidentale à l’Asie ; le manque de candidats dans les pays développés pour les jobs considérés comme difficiles ; la dégradation de l’environnement et le changement climatique ; la révolution numérique. Les migrations sont nécessaires si on veut que les emplois soient pourvus,que l’économie prospère. Elles sont hautement souhaitables si on dispose des bonnes politiques, avec une approche qui va au-delà des seules questions sécuritaires et englobe toute la dimension humaine.
Sauf que l’Europe se déchire pour accueillir le moins possible de migrants…
WL : On compte déjà 250 000 arrivées en Europe cette année, plus que l’an passé. Mais ils arrivent dans une zone où vivent 550 millions de personnes : je n’essaie pas de minimiser la question, mais si on la regarde comme une réalité humaine à gérer, plutôt qu’un problème à régler comme le voudrait une vision négative, on trouvera plus facilement des solutions. D’abord, il faut changer la façon de parler des migrations. Les médias ont un rôle à jouer. La narration est souvent nocive et ne reflète pas le rôle historique des migrations. Je sais, en tant qu’Américain, que l’immigration a eu un effet très majoritairement positif sur notre économie. La majorité de nos Prix Nobel ne sont pas nés aux Etats-Unis. 40 % des brevets déposés le sont par des gens nés hors du pays. Je ne dis pas que tous les migrants sont parfaits, mais je ne dirais pas non plus que tous mes concitoyens le sont ! Le deuxième défi est encore plus exigeant : il faut apprendre à gérer de plus en plus de diversité multiethnique, multiculturelle, multilingue. Ce n’est pas parce que des gens n’ont pas le même air que nous, qu’ils ont un accent ou de drôles de coutumes qu’on ne peut pas partager les mêmes valeurs et intérêts.
Qu’est-ce que l’Europe doit radicalement changer dans son approche ?
WL : D’abord, félicitons-la d’avoir pris une option pour sauver plus de vies. C’est un premier pas, mais il faut aller au-delà des questions de sécurité. Il faut plus d’opportunités légales pour migrer, que ces migrants puissent évaluer, avant de risquer leur vie sur des bateaux, quelles seront leurs chances d’être acceptés. Il faut des visas temporaires, plus de protection, des visas saisonniers aussi. Il faut plus de
pays où envoyer des demandeurs d’asile ou des réfugiés : seulement la moitié des 28 pays de l’Union européenne le font. Il faut des quotas plus élevés.
Comment pousser les pays pour qu’ils en fassent davantage ?
WL : On ne peut pas. Il faut établir un dialogue. Pour qu’ils voient quel est leur intérêt de recevoir des migrants. Ils ont besoin de travailleurs. Qui va prendre soin des seniors et des malades, à part des gens venant du Sud ? Les pays doivent convaincre leur population qu’ils contrôlent la situation mais aussi qu’il faut ouvrir un peu plus leurs portes. Sur le long terme, il faut une politique commune sur
l’immigration, que l’UE a été incapable jusqu’ici de définir. Il faut de la vision, du courage politique, un plus grand sens de l’union et des responsabilités au sein de l’Europe. Ce ne sont que des grands mots mais c’est ainsi que l’on trouvera les réponses.
Est-on en train de vivre une crise humanitaire sans précédent ?
WL : Pour la seule année 2015, on dénombre déjà 2 350 morts en Méditerranée, sur 3 250 dans le monde, ce qui fait de cette mer le passage le plus dangereux dans le monde. Mais c’est un problème mondial. Des gens meurent en mer Rouge, dans les Caraïbes, à la frontière américano-mexicaine, dans l’océan Indien, etc. La focale est sur l’Europe car c’est là qu’il y a le plus de monde, et de morts.
La crise économique explique-t-elle les attitudes très frileuses sur les migrants ?
WL : Beaucoup de responsables politiques sont aujourd’hui guidés par les craintes des citoyens : depuis la récession de 2008, il y a toujours la peur de perdre son job et de voir d’autres arriver pour le piquer. Il y a aussi le syndrome du 11-Septembre : tout entrant est un terroriste potentiel. Et une crainte plus fondamentale : la peur de perdre son identité. Avec ce credo : «Cette personne ne me ressemble pas.» Une pensée qui ne se combat qu’avec l’éducation.
Il y a aussi une vague de xénophobie vis-à-vis de migrants venant de pays arabes ou subsahariens, souvent musulmans…
WL : Oui, ces personnes ont une autre religion. Il faut combattre les préjugés : «Ils apportent des maladies, des éléments criminels, ils viennent pour profiter des services de santé.» Oui, mais si vous voulez vivre dans une société saine, vous n’avez pas envie que les migrants soient en bonne santé ? Que leurs enfants bénéficient d’une bonne éducation, afin que toute la société en profite ?
Faut-il organiser un système légal de migrations ?
WL : Chaque pays doit en décider, en impliquant aussi le secteur privé, souvent plus accueillant que ne le sont les gouvernements. Et les élus locaux, souvent plus ouverts car ils sont confrontés aux questions concrètes.
Le codéveloppement est promu pour freiner les migrations. Mais le développement d’un pays pousse ses habitants à voyager, se déplacer…
WL : Oui, et les personnes qui arrivent en Europe sur des bateaux de fortune ont de l’argent. S’ils n’en ont pas, ils n’arrivent jamais en Libye ! Ce ne sont pas les plus pauvres qui partent, mais ceux qui ont des possibilités, et quelque chose à offrir.
N’est-ce pas une vision angélique alors que le populisme d’extrême droite xénophobe prend de l’ampleur en Europe ?
WL : Il faut expliquer pourquoi il est nécessaire d’aider ces migrants d’un point de vue humanitaire mais aussi pour l’intérêt national. C’est ce qui manque dans les discours publics. Il est plus facile de prendre une position antimigrants qui va vous aider dans les sondages et en cas d’élection, mais qui ne résout pas les questions à long terme.
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