Hubert Védrine: «La pandémie entraîne un choc plus violent et plus global que le 11 septembre 2001»
Article paru sur le site du journal Le Figaro le 05/01/2021 par Isabelle Lasserre
GRAND ENTRETIEN – Selon l’ancien ministre des Affaires étrangères, la crise planétaire provoquée par le coronavirus marque, plus particulièrement pour l’Occident, la fin d’une longue période de légèreté et d’inconséquence.
Ancien ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, ancien secrétaire général de la présidence de la République sous François Mitterrand, Hubert Védrine est à la tête d’une société de conseil géostratégique. Esprit indépendant, il est écouté des présidents français, de droite comme de gauche, qui tous le consultent et font appel à ses analyses. Son dernier livre, publié en juin 2020 chez Fayard, «Et après?», traitait déjà des premières leçons de la pandémie. Selon l’ancien hôte du Quai d’Orsay, le choc planétaire provoqué par le virus marque plus particulièrement, pour l’Occident, la fin d’une longue période de légèreté et d’inconséquence. Même avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, les Européens sont seuls, souligne-t-il, et doivent s’efforcer de donner un vrai contenu à la notion de puissance européenne. Et la France, de surcroît, affronte des pathologies qui lui sont spécifiques, argumente Hubert Védrine.
LE FIGARO. – L’année 2020 restera-t-elle comme une année de ruptures?
Hubert VÉDRINE – Oui! Je pense qu’avec le recul, elle apparaîtra, en tout cas en Occident, comme la fin d’une très longue période de paix, d’enrichissement et d’insouciance, mais aussi d’arrogance et d’irréalisme. La pandémie entraîne un choc plus violent et plus global que le 11 septembre 2001, qui n’avait épouvanté qu’une partie du monde, et que la crise financière de 2008. C’est la première fois que toute l’humanité a peur de la même chose en même temps! Il me semble qu’il y a eu un carambolage gigantesque et un trauma dont les effets à terme peuvent être énormes.
Depuis des décennies, les scientifiques alertent sur les menaces sur la vie sur la planète. Et les virologues qui, eux, ne se sont jamais contredits, considèrent que l’apparition de cette pandémie est liée à la surpopulation, à l’urbanisation, à la déforestation et finalement à un mode de développement – peu importe qu’il soit capitaliste ou communiste – qui «déconfine les virus». Ils avertissent que d’autres virus surgiront après le Covid-19 et se propageront pour les mêmes raisons de mouvement brownien. Il faut tirer les leçons de cette pandémie et s’y préparer. Cela va faire sauter les derniers dénis sur les dangers écologiques et la résistance à l’écologisation.
Jusque-là, les intellectuels, les élites, les décideurs dans tous les pays du monde, répugnaient à admettre qu’ils sont des êtres organiques! Et la religion de la croissance (prédatrice, ce qui n’est pas fatal) submergeait tout. Mais le monde de la production a compris. La pandémie va obliger à réunir les deux branches du savoir – les lettres et la science – séparées en Occident depuis le XVIIIe siècle. L’opposition stérile entre «nature» et «culture» va devoir être surmontée. C’est considérable. Je ne suis pas capable de dire ce qui en sortira pour l’Occident, après une période confuse et post-traumatique : peut-être une renaissance intellectuelle, une explosion scientifique, un réalisme qui permettra de coexister avec le monde émergent?
Justement, que signifient ces changements pour l’influence occidentale?
La pandémie a révélé cruellement, tel un crash-test, un scanner, l’ampleur des mutations en cours, inquiétantes pour l’Occident, et, peut-être, les accélère. Mais déjà le monde de 2019 ressemblait plus à une foire d’empoigne qu’à une «communauté» internationale. Les Occidentaux avaient déjà perdu le monopole de la puissance. Le bras de fer sino-américain avait commencé avant, avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir et la réaction de Trump. Le fait que la Russie soit restée russe, à la grande frustration des Occidentaux, était évident. Des convulsions géantes, dont les Européens, et notamment la France, sont des victimes collatérales, agitaient déjà l’islam sunnite dans le monde entier. Les hésitations des Européens à prendre la mesure de l’état du monde et à se résigner à bâtir une sorte de puissance européenne duraient depuis longtemps. Il n’empêche que, s’il se confirme que l’Europe est la zone du monde où l’on a le plus de mal à concilier l’individualisme et les disciplines collectives vitales, et si les États-Unis mettent du temps à sortir de la phase ubuesque qu’ils ont connue avec Donald Trump, même s’il a un vrai bilan, et à se réunifier, oui, la pandémie aura renforcé l’Asie, notamment la Chine.
La pandémie a-t-elle affaibli les démocraties?
C’est l’impression qu’on a eue fin 2020 mais ce n’est pas joué. Certes, elle est survenue à un moment où les démocraties n’étaient déjà pas très à l’aise dans leurs baskets. Dans le monde occidental, on met en avant les attaques externes, on montre du doigt les pays théocratiques ou despotiques qui osent contester l’Occident et ses valeurs, et prétendre que leur système est meilleur! On condamne aussi les démocraties dites «illibérales», certaines occidentales. On redécouvre avec horreur que le processus électoral démocratique, peut amener au pouvoir des régimes qui ne sont pas philosophiquement démocratiques. On le sait depuis longtemps: Hitler avait été élu. Cette redécouverte est d’autant plus pénible que, depuis la fin de l’URSS, l’Occident se pensait sans rival. Alors qu’il y avait déjà des émergents! Du coup, on hurle au «populisme». Le populisme, c’est quand le peuple ne vote plus comme les élites voudraient qu’il vote! On préfère attribuer ça – c’était un peu risible de la part des démocrates américains à propos de Trump – à des manœuvres condamnables d’adversaires déterminés, les Russes, plutôt qu’aux problèmes internes. Ceux-ci sont à la fois plus graves, et plus compliqués à traiter.
À partir du moment où les classes populaires, puis les classes moyennes occidentales ont décroché par rapport à la mondialisation ou à l’intégration européenne, impulsées par le haut depuis trente ou quarante ans, la crise démocratique a été d’abord interne. Ce que l’on dénonce aujourd’hui dans des termes un peu fourre-tout, le populisme, le complotisme, l’obscurantisme (en sous-estimant le danger de la fanatisation des gauchismes en Occident), sont pour moi des sous-produits de ce décrochage. Les «éruptions populistes», c’est quand le magma se fraye un chemin dans les failles politiques… Quand tant d’Occidentaux, y compris en Europe, ne croient plus vraiment aux schémas d’ensemble, à la démocratie, à la croissance, au progrès, à la coopération internationale, etc., c’est très dangereux.
2020 demeurera donc comme l’année de la crise de la démocratie?
Comme l’année où cette crise ne pouvait plus être masquée. Pour répondre à cette remise en cause de la démocratie représentative, les gouvernements recourent à des référendums, des consultations, des conventions citoyennes, etc. Mais les mouvements comme les «gilets jaunes» qui ne se reconnaissent aucun représentant exigent une démocratie directe, instantanée. Et celle-ci est insatiable (comme la transparence). Qu’on la juge sympathique ou ridicule, l’utopie rousseauiste, ou suisse, celle des habitants qui s’assemblent sur la place du village pour voter à main levée, est devenue technologiquement possible. Tous les Français pourraient être sondés sur leur portable pour rétablir ou non la peine de mort… Cette crise, révélée avec un gros effet de loupe par la pandémie, affecte tout l’Occident à des degrés divers. J’ajoute que si la démocratie représentative et le «néolibéralisme» mondialisé (tous ces mots sont piégés) se confondent avec l’aggravation insoutenable, vraie ou ressentie, des inégalités, elle est en danger. C’est aussi cela 2020…
La France est-elle plus ou moins affectée que les autres pays européens?
Les deux à la fois. La France garde des atouts car son système institutionnel est conçu pour résister à la tempête. Mais elle n’est épargnée ni par le complotisme, ni par la remontée de l’obscurantisme (2+2 = 5), ni par l’exigence de démocratie «directe», ni par le «populisme», tout cela hystérisé, tout le monde le sait, par les technologies modernes de communication. Et par rapport aux autres pays européens, la France a en plus des pathologies spécifiques. La tendance nombriliste à expliquer tout ce qui arrive par notre culpabilité, la fameuse repentance. L’islamisme par exemple serait une conséquence de l’échec de notre politique des banlieues! Cela explique-t-il Boko Haram et les talibans? Un courant radical issu, selon les moments, de l’extrême droite ou de l’extrême gauche, qui a une forme de complaisance pour la violence. Un décrochage économique. Autre challenge: la France a plus de peine, dans ce monde-là, à faire aboutir sa politique étrangère ambitieuse. Nous n’avons plus les mêmes leviers. Que deviendrait la France intellectuellement, mentalement, si elle devait se résoudre à accepter qu’elle est, certes, encore une puissance (il y en a peu, une quinzaine), mais «moyenne». Pourrait-elle plutôt s’employer à s’apaiser, à se réconcilier, se réinvestir dans le pacte social, se remettre au travail, investir, créer et redevenir compétitive? Vous voyez le challenge!
Dans ce sombre tableau, l’élection de Joe Biden n’est-elle pas une bonne nouvelle?
C’est une bonne nouvelle que les Américains ont été, en majorité, capables de tourner la page Trump dans un pays partagé pour moitié. Mais il ne faut pas se faire d’illusions: Donald Trump était choquant, répugnant, mais ce n’est pas lui qui a empêché les Européens de s’affirmer plus. On peut être soulagés par son éviction, mais il ne faut pas s’illusionner sur le sympathique monde transatlantique que nous allons retrouver. Les États-Unis vont revenir dans le multilatéralisme pour y exercer leur leadership. Tant mieux pour l’OMC, l’OMS, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), l’Unesco, etc., mais après le soulagement initial, la réalité s’imposera : les Américains et les Européens deviennent doucement des cousins issus de germains, avec une origine commune, mais en s’éloignant progressivement les uns des autres. Et nous, les Européens, nous sommes seuls. Le président Macron a raison de répéter aux Européens qu’ils doivent se décider à devenir une puissance, donner un vrai contenu à la notion de souveraineté européenne qui complète les souverainetés nationales, avec tout ce que cela comporte. Si l’on ne veut plus être des Sisyphe, c’est le chemin de la souveraineté technologique, numérique et autre, qu’il faut emprunter. Cette terrible année 2020 nous a renvoyés à notre responsabilité: comment nous réunir, nous les Français, comment convaincre les Européens, comment coexister avec le reste du monde, comment refonder un optimisme rationnel?
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