Hubert Védrine: «​La diplomatie est un outil de prévention des risques»

Article paru sur le site de l’opinion le 17/03/2017 par Jean-Dominique Merchet

Au travers de sa propre expérience et son analyse des crises (Syrie, Rwanda, Kosovo…), l’ancien ministre des Affaires étrangères réfléchit à la prise de risque par les diplomates

Hubert Védrine a été l’un des plus proches conseillers de François Mitterrand (1981-1995), puis ministre des Affaires étrangères (1997-2002). Auteur de nombreux livres, dont Sauver l’Europe (Lianna Lévi) paru récemment, il est l’un des analystes les plus avisés de la politique étrangère.

Quelles leçons avez-vous tiré de votre expérience diplomatique en matière de prise de risque ?

Depuis l’aube des temps, la diplomatie est un outil de prévention des risques. Il s’agit d’avoir un autre instrument que la guerre pour gérer les menaces, et d’empêcher les conflits. La diplomatie n’est donc pas un exercice consistant à réunir des amis qui partagent les mêmes valeurs, comme certains le croient aujourd’hui. Au contraire, elle a été conçue pour parler à des gens qui croient le contraire de vous, qui vous menacent, qui peut-être voudraient vous éliminer. Même lorsqu’il ne s’agit pas de prévenir un risque de guerre, il s’agit d’obtenir un résultat sans la guerre, sans conflit ou avec le moins de conflit possible. Quand on regarde la séquence historique de Westphalie au XVIIe siècle, c’est-à-dire Richelieu et Mazarin en France, on voit bien que le recours à la force n’était pas exclu, mais ce n’était pas l’objectif numéro un, c’était un moyen pour instituer un rapport de force permettant d’atteindre un objectif politique supérieur. La diplomatie est d’abord un outil de prévention du risque, pas de proclamation des valeurs communes.

Quel risque prend un diplomate, un ministre, un président avec ses initiatives diplomatiques ?

En réalité, il n’en prend pas tellement. Il prend le risque d’échouer, si ça ne marche pas, éventuellement dans des conditions tragiques. Mais ce n’est pas déshonorant d’avoir tenté. Il y a éventuellement le risque du ridicule ou de l’humiliation, mais ce ne sont pas des risques vitaux. Par exemple, tout ce qui a été tenté par la France et d’autres depuis les années Mitterrand pour une solution au Proche-Orient par la création d’un État palestinien, a échoué. Pour le moment, le Likoud a gagné et c’est encore plus vrai avec l’élection de Donald Trump qui, malheureusement, va encourager l’évolution d’Israël vers une nouvelle Afrique du Sud. C’est donc bien un échec mais on avait pris le risque de cet échec. Si on avait dit à François Mitterrand en mars 1982 que les propositions qu’il se préparait à présenter à la Knesset, n’aboutiraient jamais, aurait-il renoncé ? Je ne le pense pas. La conférence sur la Palestine que Laurent Fabius a lancée juste avant de partir était, dès le début, vouée à une semi-impuissance. Mais n’était-ce pas justifié de poser cette pierre blanche pour l’avenir ? Donald Trump ne sera pas éternel. Le risque d’échec ne doit pas conduire à l’abstention.

Vous avez vécu des crises très graves comme celles du Rwanda. Avez-vous alors bien évalué les risques ?

En 1990, François Mitterrand était convaincu que les attaques de Kagamé et du FPR pour reprendre le pouvoir au Rwanda perdu au moment des massacres de 1962, allaient entraîner une gigantesque guerre civile. Mitterrand estimait ne pas pouvoir ne rien faire et il prit la décision d’intervenir pour bloquer l’attaque du FPR et de l’Ouganda. Dans le même temps, il employait tous ses moyens pour imposer un compromis politique, qui aboutit finalement aux accords d’Arusha, qui devaient sombrer avec l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. On peut légitimement se poser la question : fallait-il laisser faire les choses en 1990 ? Même moi qui considère que les accusations [de complicité de génocide – ndlr] contre la France sont insensées, je crois qu’on a le droit de se poser cette question concernant 1990. Il y avait alors deux options : prendre le risque de l’abstention en pensant que la France n’arriverait pas à juguler la guerre civile et que toute intervention se retournerait contre elle. Ou prendre le risque de l’engagement en aboutissant, si possible à une solution politique. C’était un choix entre deux risques.

N’a-t-on pas retrouvé la même équation avec la Syrie ?

En Syrie, le vrai problème est que nous n’avons pas choisi clairement entre deux options. La première était de dire que c’était une guerre civile sur laquelle on ne pouvait vraiment rien. Il fallait alors mener une action humanitaire à grande échelle, dans les pays limitrophes et en Europe pour y accueillir les réfugiés, sans croire que l’on pouvait peser sur l’issue de la guerre civile. L’autre option, c’était d’estimer qu’il était fondamental d’imposer la démocratie en Syrie : dans ce cas il fallait un engagement beaucoup plus important et durable. On n’a choisi clairement ni l’un ni l’autre, et les Américains non plus. Finalement on a cumulé les risques d’échec et d’impuissance. Prenons un autre exemple dans la région. Si les pays occidentaux se déclaraient favorables à un Kurdistan indépendant, est-ce que cela augmenterait les chances de voir se réaliser cette promesse déjà faite lors de la chute de l’Empire ottoman ? Ou cela augmenterait-il les risques d’une guerre générale impliquant les Turcs, les Syriens, les Iraniens, les Irakiens contre les Kurdes ? Nous voilà ramenés à la distinction entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité.

Vous étiez ministre des affaires étrangères au moment de la guerre du Kosovo, en 1999. Quels risques avez-vous alors pris ?

L’origine de la crise, c’était les exactions contre les populations albanaises. Cela se passait en Europe, à deux heures de vol de Paris comme on disait à l’époque, et pas au milieu de l’Afrique. Pouvait-on ne rien faire ? Réponse : non. Les diplomaties modernes sont en partie des diplomaties d’opinion – ce que je déplore parce que cela les affaiblit et les égare souvent. Mais c’est comme cela. Elles ne peuvent donc pas ne rien faire et doivent au moins donner l’impression qu’elles se préoccupent des tragédies. Au sein du groupe de contact, l’obsession des ministres (français, américain, britannique, allemand et même russe) était de trouver une solution politico-diplomatique, si possible sans avoir recours à la force, mais sans l’exclure. Nous avons écarté d’emblée l’hypothèse de ne rien faire, car en termes de politique intérieure, le risque de l’abstention était plus fort que celui de l’engagement. De l’engagement, pas forcément de l’intervention militaire. Pendant un temps assez long, nous avons cherché à obtenir un accord avec Milosevic, dont les Albanais se satisferaient. Après un an et demi d’efforts diplomatiques, nous avons dû constater que nous n’avions rien obtenu. C’est là que l’on peut comparer les risques. Celui de l’échec : nous étions prêts à l’assumer, après avoir fait notre possible. Mais on a pris la décision de ne pas s’en tenir là et donc d’utiliser la force, celle de l’OTAN, pour faire plier Milosevic. Je reconnais qu’on était sur le fil du rasoir, puisque nous avions deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies au titre du chapitre VII, mais sans la formule sacramentelle qui prescrit d’employer « tous les moyens », y compris la force militaire. On a alors décidé collectivement de passer à l’étape suivante, avec un très large soutien des opinions publiques et tous les dirigeants prêts à assumer. Sauf les Russes : on a pris le risque de laisser Moscou décrocher ? Car on pensait que c’était très embêtant, mais gérable, car la Russie était très affaiblie et que les Russes eux-mêmes étaient exaspérés par Milosevic. D’ailleurs, après les opérations militaires, la Russie est revenue vers nous et nous avons ensemble rédigé la résolution des Nations Unies marquant la fin des opérations [qui justifiait l’intervention de l’Otan a posteriori – ndlr]. Honnêtement, nous n’avons pas pensé alors au prétexte que cela fournirait plus tard. D’autant que nous n’avions pas alors été jusqu’à l’indépendance du Kosovo. Le compromis que j’assumais alors avec Jacques Chirac et Lionel Jospin, c’était l’autonomie substantielle au sein de la Serbie, pas l’indépendance. Il n’était pas question de créer un précédent en droit international.

Plus que celui de l’abstention, la diplomatie française ne court-elle pas souvent le risque de l’activisme, parfois en vain ?

Quand j’étais ministre et que l’on me parlait du « rôle » de la France, je demandais toujours à ce que ce rôle soit utile avec une valeur ajoutée, alors que notre diplomatie pensait que l’utilité de ce rôle n’avait pas à être démontrée, qu’il était préétabli. Il y a, en France, une culture politique qu’il faut corriger et rendre plus réaliste, mais sans l’abandonner totalement et sans raser les murs. Ce réflexe de proposer des conférences, de prendre l’initiative, de faire de la diplomatie hôtelière existe. C’est parfois justifié, parfois de l’agitation. Nous devons nous guérir de l’idée que la France conserve un poids tel dans le système international semi-chaotique qu’il lui suffit de lancer une initiative pour que cela marche… Il faut trier. Il y a encore une autre hypothèse, celle de l’action diplomatique inconsidérée, génératrice de risques, parce qu’on en a mal apprécié les conséquences. C’est le cas de Trump mais cela ne relève plus de la diplomatie.

Quels risques le prochain chef de l’Etat devrait-il prendre en matière diplomatique ?

Par exemple : mieux organiser la résistance aux conséquences négatives de la victoire de Donald Trump. Pas sur le plan des valeurs, domaine peu consistant. Mais démontrer la volonté internationale d’appliquer les accords de Paris sur le climat, d’autant qu’il y aura beaucoup de relais aux États-Unis. Affirmer la volonté d’appliquer les accords sur le nucléaire iranien et de prendre nos responsabilités face à l’unilatéralisme juridique des États-Unis. Mais il y a un préalable à tout cela. La France aura du mal à être entendue comme elle l’était naguère si elle n’enclenche pas un vrai processus de réforme, nécessité dont il reste à convaincre les Français. L’irresponsabilité et l’inconscience par rapport à la dépense publique deviennent des handicaps, y compris en matière diplomatique. Voilà un risque ! Comme le disait Pierre Mendès France, un pays qui ne contrôle pas ses finances publiques est un pays qui s’abandonne.


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