Les failles des civilisations à l’origine des conflits

Article paru sur le site du journal Le Monde le 17/08/2017 par Samuel Blumenfeld

Au sortir de la guerre froide, avec la chute du mur de Berlin en 1989, un climat d’euphorie régnait à l’Ouest. L’économie de marché semblait avoir triomphé, pour améliorer le quotidien des citoyens partout où elle allait être appliquée. L’idée de démocratie devait s’imposer progressivement. Le temps où des sommes pharaoniques étaient allouées au budget de la Défense appartenait au passé, tandis qu’apparaissaient de nouvelles élites, réunies à Davos (Suisse), composées de dirigeants politiques, de chefs d’entreprises, de journalistes et de banquiers – tous convaincus que la démocratie allait amener une paix perpétuelle.

C’est dans ce contexte apaisé que Samuel Huntington, professeur à Harvard, publie un article intitulé « Le choc des civilisations ? » dans la revue Foreign Affairs, en 1993. La thèse qu’il y soutient, lue à l’aune du monde de l’après-11-septembre, semble presque banale. Mais dans les années 1990 elle contredit l’idée alors en vogue – et davantage encore après le succès, l’année précédente, de l’essai de Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme (1992), qui annonçait la généralisation de la démocratie libérale – que la fin de l’histoire allait advenir avec la chute du communisme.

« Mon hypothèse, écrit Huntington, est que, dans ce monde nouveau, les conflits n’auront pas pour origine l’idéologie ou l’économie. Les grandes causes de division de l’humanité et les principales sources de conflit seront culturelles. » Et de préciser : « Les Etats-nations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales, mais les principaux conflits politiques mondiaux mettront aux prises des nations et des groupes appartenant à des civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique mondiale. »

Une histoire de grammaire

La controverse née de l’article de Huntington est unique. Selon les rédacteurs en chef de Foreign Affairs, il a suscité plus de discussions en trois ans que toute autre contribution publiée depuis les années 1940. Pour retrouver trace d’un débat aussi vif, il faut remonter à la livraison, en juillet 1947, dans la même revue, d’un article du diplomate américain George F. Kennan qui annonçait l’expansionnisme soviétique et la nécessité de le contenir. Lorsque Samuel Huntington publie, en 1996, Le Choc des civilisations (traduit de l’américain par Jean-Luc Fidel, Geneviève Joublain, Patrice Jorland et Jean-Jacques Pédussaud, éditions Odile Jacob, 2000), la version largement augmentée de son article, délestée de son point d’interrogation, la polémique n’est pas éteinte.

Il y a d’abord ce fameux titre. « Il était très spectaculaire, se souvient le géopolitologue Robert D. Kaplan (auteur de La Revanche de la géographie. Ce que les cartes nous disent des conflits à venir, 2014). Nous cherchons toujours le titre parfait pour nos livres, et celui-là l’était. C’est aussi un titre qu’il est facile de contester, même si vous n’avez pas lu le livre. Avec le titre, vous aviez déjà une opinion. » Puis il faut regarder le détail : « civilisation » est au pluriel. Or, le phénomène de mondialisation est théorisé, mais le pluriel de civilisations suggère au contraire une division – il y a plusieurs civilisations.

Huntington perçoit en effet, dans le monde du XXIe siècle, de nouvelles lignes de fracture. L’une d’elles serait la guerre dans les Balkans, pendant laquelle il écrit son livre. Pour le professeur, les conflits les plus dangereux sont ceux qui se produisent « le long des lignes de faille des civilisations ». Le territoire de l’ex-Yougoslavie, par exemple, se situe au confluent de trois d’entre elles, l’occidentale, l’orthodoxe et la musulmane.

Prétentions à l’universalité

Selon lui, pour la première fois dans l’histoire, la politique globale est à la fois multipolaire – différente de la structure ternaire (les deux blocs et les non-alignés) de la guerre froide – et multicivilisationnelle. La modernisation se distingue de l’occidentalisation et ne produit nullement une civilisation universelle, pas plus qu’elle ne donne lieu à l’occidentalisation de toutes les sociétés.

Il en résulte un rapport de forces différent, avec un déclin relatif de l’Occident et l’affirmation de la puissance économique et militaire de l’Asie, particulièrment de la Chine, tandis que l’islam explose sur le plan démographique. En 1995, les pays islamiques, remarque Huntington, sont tous davantage musulmans qu’ils ne l’étaient quinze ans plus tôt. Que ce soit culturellement, socialement ou politiquement. Le constat est clair : les prétentions de l’Occident à l’universalité le conduisent de plus en plus à entrer en conflit avec d’autres civilisations, en particulier celles de l’islam et de la Chine.

Les réactions à ce livre pointu viennent principalement du cercle restreint des géopolitologues et des intellectuels. Kenneth R. Weinstein, président de l’Hudson Institute (un think tank new-yorkais, proche des néoconservateurs), se souvient de son scepticisme : « Je trouvais son argumentation assez exagérée. » La position du géopolitologue Robert D. Kaplan était différente : la valeur du Choc des civilisations tient dans ses nuances, au-delà de la force de son titre. « Quand les gens ont entendu les termes “choc des civilisations”, ils avaient l’impression d’entendre parler d’un conflit qui daterait de l’âge de pierre. Mais Huntington les emploie pour expliquer que le choc est lié à la modernisation, qui est source de divisions. »

Facteurs culturels et historiques

Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, qui dans son nouveau livre La Revanche de l’histoire (Odile Jacob, 140 pages, 18,90 euros) partage avec Huntington l’idée que l’Histoire est redevenue un enjeu politique majeur, voyait dans la thèse du professeur de Harvard une contribution très américaine au débat intellectuel, qui suscitait un vrai questionnement au moment où personne ne savait ce qu’allait être la ligne directrice de l’ordre international.

« Cette réintroduction de facteurs culturels et historiques dans la question géopolitique était assez neuve à l’époque, explique celui qui est aussi chercheur en géopolitique. L’article dans Foreign Affairs ne m’a ni enthousiasmé ni scandalisé ; il demandait à être développé. L’idée de réintroduire le concept de civilisation en géopolitique m’a semblée intéressante. » Et de poursuivre : « La division en huit civilisations, qui plus est présentées en ensembles homogènes, m’a paru problématique. Pourquoi, par exemple, y aurait-il deux civilisations chrétiennes et une seule islamique ? Sans compter que le projet russe actuel vise à dépasser la simple alliance entre l’Etat et l’Eglise orthodoxe : il définit plutôt la Russie comme un ensemble multiconfessionnel. »

Le succès du Choc des civilisations est reparti de plus belle après le 11 septembre 2001. Le livre avait été traduit dans plus de trente langues, en France dès 1997, et la thèse d’un conflit millénaire entre l’islam et l’Occident, mis entre parenthèses pendant la guerre froide mais voué à perpétuer, a pris d’un coup une valeur prophétique. Une chance pour le livre, qui se trouve durablement propulsé dans la liste des meilleures ventes du New York Times, fait rare pour un ouvrage de ce champ disciplinaire. C’est aussi le début d’un grand malentendu sur Samuel Huntington.

Mauvaise foi

Son livre n’est plus lu qu’à travers le prisme du conflit islam versus Occident. Ce conflit occupe une partie significative de l’ouvrage, mais celui-ci ne se réduit pas à cette idée simple. Huntington se retrouve intronisé « théoricien des néoconservateurs » et de la politique étrangère de George W. Bush, à commencer par l’invasion en Irak en 2003 – contre laquelle l’auteur manifestera d’emblée, et en toute logique, son opposition. Le Choc des civilisations explique justement que la démocratie occidentale n’est pas exportable.

« On a confondu deux choses, estime Bruno Tertrais. Huntington ne disait pas “les civilisations se feront la guerre”, mais “les grands conflits auront lieu sur des lignes de faille civilisationnelles”. Ce n’est pas la même chose et il n’y avait rien de déterministe dans sa thèse. Le livre est devenu un brûlot en raison d’erreurs d’interprétation, de bonne ou de mauvaise foi. En outre, beaucoup de gens qui l’ont critiqué n’ont pas lu son livre. » Il poursuit : « Huntington avait repris à son compte une théorie de Bernard Lewis qui expliquait que l’islam avait “des frontières sanglantes”. Ce n’était pas faux. »

Le chercheur français compare alors avec les grands conflits contemporains : « Nombre d’entre eux ont lieu en lisière du monde musulman. Mais la grille de lecture de ce dernier ne permet pas d’expliquer la plupart des grandes crises : l’affrontement entre la Russie et l’Ukraine, la péninsule coréenne, l’antagonisme entre l’Iran et l’Arabie saoudite ne peuvent s’y rattacher. Cela dit, nombre de mouvements islamistes radicaux et djihadistes ont repris à leur compte la thèse de Huntington. » Et d’achever d’expliquer : « Daech, Ben Laden et les gardiens de la révolution islamique revendiquent de se situer dans une logique de guerre de civilisations. »

Frappe sur l’ambassade de Chine

Kenneth R. Weinstein se montre aujourd’hui bien plus impressionné par la solidité de l’argumentation de Huntington qu’au moment de sa publication. Il y a l’effet 11-septembre, c’est un fait, mais le patron du Hudson Institute identifie un autre moment important : la frappe américaine accidentelle sur l’ambassade de Chine en Serbie lors de la guerre du Kosovo, en 1999, et la virulence de la réaction chinoise, en dépit des excuses solennelles du président Clinton. « La Chine ne s’alignait pas dans la direction espérée par ceux qui souhaitaient que ce pays devienne plus ouvert et démocratique. Huntington avait vu juste. »

On peut discuter chaque point de l’argumentation de Huntington. Mais le débat consiste-t-il à affirmer s’il avait tort ou raison ? A pointer où il voit juste et où ses affirmations sont erronées ? Le pronostic du politologue n’est pas sans fondement, le débat ouvert par son livre reste vivace, et son concept de choc de civilisations définit un horizon autour duquel les chercheurs continuent à se déterminer. La pensée de Huntington visait à donner un cadre abstrait à des situations concrètes. C’est une théorie, un modèle, un paradigme, à l’image de celui de la guerre froide, qui ne rendait qu’imparfaitement compte du monde entre 1945 et 1989 mais le définissait avec pertinence. Il pourrait en aller de même avec Le Choc des civilisations.

 


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