ECHO double son budget humanitaire… non sans conditions

L’ampleur sans précédent du nouveau projet d’aide en espèces pour les réfugiés en Turquie témoigne d’une revalorisation inédite du budget humanitaire de l’Union européenne (UE).

C’est une excellente nouvelle, mais l’impartialité d’un grand donateur est-elle à ajouter à la liste des pertes imputables à la « crise » des réfugiés ?

Avec son enveloppe de 348 millions d’euros, le filet de sécurité sociale d’urgence, représente la plus importante subvention humanitaire jamais octroyée par la Commission européenne, qui affirme : « il change la donne en matière de fourniture d’aide humanitaire internationale ». Un million de réfugiés commenceront à recevoir des transferts mensuels à compter d’octobre, qu’ils seront libres de dépenser à leur guise au moyen d’une carte de débit : alimentation, soins de santé, hébergement, scolarisation ou autres priorités. Plutôt que de distribuer des biens précis, les agences d’aide et les bailleurs de fonds humanitaires sont de plus en plus nombreux à souscrire aux avantages du versement d’allocation en espèces.

ECHO, le service d’aide humanitaire de la Commission européenne, a fait appel au Programme alimentaire mondial (PAM) pour mettre en œuvre ce gigantesque programme « en partenariat » avec le Croissant-Rouge turc et des organismes gouvernementaux turcs.

Il bénéficie d’une partie du train de mesures pour la Turquie, d’un montant de 3 milliards d’euros, annoncé en novembre 2015 pour aider le pays à accueillir plus de trois millions de réfugiés, et ainsi juguler le flux de réfugiés et de demandeurs d’asile atteignant l’Europe. L’accord, qui rencontre déjà quelques difficultés de mise en œuvre, subordonne le versement de l’enveloppe de la Facilité de soutien à la Turquie en faveur des réfugiés à une coopération UE-Turquie : la Turquie s’engage à accepter les demandeurs d’asile renvoyés par la Grèce, et l’UE à octroyer une exemption de visa aux Turcs souhaitant se rendre en Europe.

L’accord UE-Turquie est une patate chaude politique, et une note interne de la délégation de l’UE en Turquie, à laquelle IRIN a eu accès, enjoint les fonctionnaires de la Commission européenne à redoubler d’efforts pour faire voir que les fonds bougent. « Les autorités turques se sont plaintes d’un manque d’engagement, du fait qu’aucune somme n’avait été déboursée à ce jour. Il est donc urgent que l’UE et ses États membres apprennent à mieux communiquer sur les dernières évolutions », indique la note de service.

L’engagement d’ECHO est un bon moyen d’offrir une visibilité rapide à l’enveloppe de l’UE, et de réduire la part des fonds de l’UE revenant directement à l’État turc, ont dit des observateurs à IRIN. La part restante des trois milliards d’euros transitera par d’autres mécanismes de la Commission européenne pour venir en aide aux secteurs turcs de la santé, de l’éducation, des infrastructures et de la gestion des migrations. Mais tout cela n’en est qu’au stade de planification : pour l’instant, les canaux d’aide européens hors ECHO n’ont déboursé que 59 millions d’euros.

Sur l’enveloppe de trois milliards, ECHO s’est vu allouer 505 millions d’euros à débourser en 12 mois, bien la durée des projets puisse excéder cette période. Avec les 297 millions du nouveau mécanisme de financement pour la fourniture d’aide d’urgence au sein de l’Union européenne, la dotation globale d’ECHO a augmenté de 86 pour cent depuis 2015 pour atteindre 1,5 milliard d’euros. Ces nouvelles subventions sont intégralement destinées à la Turquie ou à l’Europe elle-même, tandis que les sommes allouées au reste du monde restent plus ou moins inchangées. Pour coordonner ce « budget sans précédent », ECHO a confié à IRIN avoir renforcé son équipe en Turquie, qui compte aujourd’hui 17 personnes, et que de nouvelles ouvertures de poste étaient prévues.

Principes et précédents

Loin de moi l’idée de remettre en question les besoins des réfugiés vulnérables en Turquie, mais ces dépenses d’une ampleur inédite ne sont guère compatibles avec la position d’ECHO, qui se veut un bailleur de fonds apolitique dont l’action est « fondée sur les besoins », a confié à IRIN un analyste basé à Bruxelles. Dans une note écrite à IRIN, ECHO rejette tout soupçon : « Toute l’aide humanitaire de l’UE est impartiale et indépendante, partout dans le monde, que ce soit en Turquie ou ailleurs. Nous fournissons une aide humanitaire aux réfugiés les plus vulnérables en Turquie, en nous fondant sur leurs besoins et dans le respect des principes humanitaires. »

Mais tout n’est pas si simple, de l’avis de certains observateurs.

« Totalement inédit », a dit Kathrin Schick, la directrice de VOICE, un réseau d’ONG humanitaires européennes. « L’ampleur et la nature de l’enveloppe d’ECHO pour la Turquie va au-delà du « système harmonica » d’augmentation et réduction des budgets auquel ECHO est habitué. »

La Turquie compte de nombreuses ONG collaborant avec ECHO de longue date, mais leur capacité d’action est limitée, leur enregistrement en Turquie est de courte durée, et les restrictions affectant les visas et les déplacements internes les freinent dans leur travail, a dit Mme Schick.

« Qu’arrive-t-il à ECHO ? », s’interroge la directrice de VOICE, en suggérant qu’il pourrait s’agir d’un inquiétant précédent d’intercession d’ECHO en faveur des priorités politiques de l’UE, sans parler de l’enjeu plus vaste des principes humanitaires et du rôle de l’UE en tant qu’acteur international.

Avec d’autres analystes travaillant pour des ONG, Mme Schick a fait valoir que les besoins des réfugiés et demandeurs d’asile non enregistrés – de même que leur protection – ne pouvaient être laissés de côté. Et qu’en est-il des autres nationalités ? Il semblerait que seuls les réfugiés syriens soient éligibles au filet de sécurité, à en croire la fiche d’information : « Tandis que les transferts monétaires mensuels de la Facilité de soutien à la Turquie en faveur des réfugiés iront aux familles les plus vulnérables parmi les réfugiés syriens enregistrés en Turquie, un système de référencement sera mis en place dans [ce cadre] pour répondre aux besoins des autres personnes dans le besoin. »

Un fonctionnaire de la Commission européenne a dit à IRIN qu’une évaluation avait été menée conjointement par la Turquie et l’UE pour déterminer quels réfugiés avaient le plus besoin d’aide. La demande d’IRIN de consulter ce document n’a pas abouti.

La politique en jeu ?

Un haut fonctionnaire européen, ayant accepté de s’exprimer sous couvert d’anonymat, a dit à IRIN que les dépenses d’ECHO en faveur de la Turquie étaient en retard, répondaient à de vrais besoins et que les objectifs humanitaires sous-jacents étaient incontestables : « On ne peut pas ne pas réagir… il est regrettable qu’il ait fallu attendre que les réfugiés traversent la mer Égée à la nage. » Il a ajouté que d’ordinaire, l’aide au développement de la Commission européenne circulait « très lentement ». À la question de savoir si ce niveau de dépense alloué par ECHO à un seul pays pouvait d’être qualifié d’entièrement fondé sur les besoins, il a répondu que « d’autres considérations » rentraient toujours en jeu, que la politique « intervenait », et que la Turquie était un « cas spécial ».

Sara Tesorieri, conseillère politique de l’antenne d’Oxfam à Bruxelles, a dit à IRIN être « inquiète des pressions politiques que pouvaient subir ECHO » pour prend part à un « échange de bons procédés » entre l’Union européenne et la Turquie.

Connu pour se démarquer des autres bailleurs de fonds et départements de la Commission européenne, c’est la position de principe d’ECHO, d’autant qu’on puisse en juger, qui lui a valu sa réputation d’intégrité, a-t-elle dit. Cette indépendance a été exploitée à bon escient, notamment en faveur des « conflits oubliés » et des domaines non couverts par les autres bailleurs de fonds. Mais d’après Mme Tesorieri, les budgets humanitaires et de développement de l’UE sont plus que jamais soumis aux « assauts » de l’agenda politique de l’Union, et la réputation d’ECHO d’être « l’un des bailleurs de fonds les plus intègres » pourrait bien en prendre un coup.

L’UE consacre l’intégralité de sa « boîte à outils » aux questions de migration, avec une « prolifération de nouveaux instruments », a dit Mme Tesorieri. Les budgets de développement ne sont plus nécessairement destinés à réduire la pauvreté, mais sont « instrumentalisés » à des fins de contrôle migratoire, dans des programmes tels que le « Cadre de partenariat » visant les 16 pays dont les citoyens migrent vers l’Europe, a-t-elle souligné.

Mme Tesorieri a fait valoir que la participation étroite du gouvernement turc dans la gestion du Filet de sécurité était quelque chose d’inédit pour ECHO. En dépit du statut d’« observateur » du gouvernement turc au comité directeur du programme, le Croissant-Rouge turc et le PAM ont tous deux mis l’accent sur le rôle déterminant qui sera le sien. Dans un communiqué se félicitant de l’accord, le PAM a dit : « Nous sommes impatients de renforcer l’excellente relation qui nous lie à l’Agence turque de gestion des situations d’urgence et des catastrophes (AFAD) et au ministère de la Famille et des Affaires sociales. »

Mais ECHO a minimisé ces déclarations, en disant à IRIN : « L’aide humanitaire de l’UE ne passe jamais par les gouvernements »

« Est-elle axée sur les besoins ? C’est l’éternelle question… il y a toujours une part de subjectivité », a dit le haut fonctionnaire européen.

Lire l’article sur le site de l’IRIN


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