Décryptage de la crise humanitaire en Méditerranée

Article paru sur le site du journal Le Temps le 07/07/2019 par Jasmine Caye

Le 30 juin dernier, Carola Rackete, capitaine allemande du Sea Watch 3 est entrée dans le port de Lampedusa pour débarquer les 40 migrants secourus au large des côtes libyennes. Elle a bravé l’interdiction de Matteo Salvini en “désespoir de cause” après 17 jours d’attente en mer dans des conditions humanitaires devenues insoutenables pour les rescapés et pour l’équipage. Son courage a été loué en Allemagne, en Suisse et dans le reste de l’Europe où elle a reçu des milliers de soutiens de tous bords politiques.

Arrêtée pour «résistance ou violence envers un navire de guerre», elle a été libérée mardi 2 juillet au soir. La juge Alessandra Vella du Tribunal d’Agrigente (Sicile) a annulé son arrestation et levé l’assignation à résidence car Carola Rackete n’avait, selon elle, commis aucun acte violent. Elle n’a fait que remplir son devoir de sauvetage de personne en détresse. Elle fait aujourd’hui toujours l’objet d’une enquête pour facilitation présumée à l’immigration clandestine.

Carola Rackete n’est pas la seule dans ce cas. Pia Klemp, une autre Allemande et ancienne capitaine des navires Sea Watch 3 et du Iuventa, encourt vingt ans de prison en Italie pour avoir elle aussi sauvé des migrants en mer.

Pour justifier le passage du blocus, Carola Rackete expliquait à Libération s’en tenir simplement au droit maritime (1).

«Peu importe comment tu arrives dans une situation de détresse. Les pompiers s’en moquent, les hôpitaux s’en moquent, le droit maritime s’en moque. Si tu as besoin d’être secouru, tout le monde a le devoir de te secourir.»

Une action humanitaire contagieuse

Hier d’autres navires humanitaires ont suivi son exemple. Le navire Alex affrété par le collectif italien Mediterranea a forcé le blocus avec 41 migrants à bord accostant au port de Lampedusa parce que les conditions d’hygiène y étaient devenues intolérables après 10 jours d’attente en mer. Le Ministre italien de l’Intérieur, Matteo Salvini, avait pourtant juré qu’il ne permettrait pas aux migrants de débarquer. Les autorités ont annoncé s’emparer du navire et aussi ouvrir une enquête sur le capitaine du navire pour avoir aidé l’immigration clandestine. Puis ce fût au tour du navire Alan Kurdi, exploité par l’ONG allemande Sea-Eye. Ce dernier vient d’annoncer qu’il se rendait à Malte avec 65 migrants à bord. Le Premier ministre maltais, Joseph Muscat, a déclaré qu’ils seront attribués à 4 États membres de l’UE – l’Allemagne, la France, le Portugal et le Luxembourg – mais que le navire lui-même ne pouvait pas entrer dans le port de Malte. Cela met fin aux 11 jours d’attentes dans les eaux internationales au large de la Libye.

Pourquoi l’Italie refuse-t-elle l’autorisation d’accoster?

L’Italie est l’une des principales destinations des migrants qui tentent d’atteindre l’Europe par la voie nord-africaine, principalement en provenance de Libye. Des passeurs surchargent des canots pneumatiques (gonflés aux pots d’échappement) ou d’autres embarcations. Sur ces bateaux se trouvent des femmes, des enfants et des hommes ex-prisonniers des centres de détention en Libye. Ce sont des embarcations fragiles inadaptées à la longue traversée, elles se dégonflent au soleil et sont souvent surchargées. Beaucoup de passagers ne savent pas nager, ils se retrouvent à la dérive et ont besoin de secours.

Matteo Salvini, du parti de la Ligue (droite populiste), adopte une politique ferme contre les migrants et les navires de sauvetage, une position qui a vu sa popularité et celle de son parti augmenter. L’Italie aurait rejeté un nombre record de 24 800 demandes d’asile entre octobre 2018 et janvier 2019. Il semble être soutenu par une majorité d’italiens qui comme lui estiment que l’Italie en a fait assez et que l’Union européenne doit s’engager davantage dans l’accueil des personnes migrantes. A l’époque Matteo Salvini avait déclaré que si sauver des vies était un devoir, “transformer l’Italie en un vaste camp de réfugiés ne l’était pas”.

Matteo Salvini plaide pour une répartition proportionnelle des requérants d’asile dans toute l’Union européenne et menace régulièrement de ne plus respecter le Règlement Dublin qu’il considère très défavorable à l’Italie. Un sondage publié samedi par le journal italien Corriere Della Sera a révélé que 59% des Italiens étaient favorables à ce que Matteo Salvini ferme les ports italiens aux navires gérés par les ONG.

L’année dernière, ce dernier a choisi de fermer les ports italiens aux navires humanitaires et l’Italie a imposé des amendes à ceux qui naviguent dans ses eaux sans autorisations. On se rappelle du bras de fer avec le navire de sauvetage l‘Aquarius avec plus de 600 migrants à bord qui avait suscité de nombreuses critiques en Europe et des tensions diplomatiques. Sous pression des autorités italiennes et sans secours de la Suisse, SOS Méditerranée et MSF avaient dû mettre fin à l’affrètement du navire.

En mai dernier, les nouvelles lois adoptées par décret d’urgence prévoient des amendes allant jusqu’à 50 000 € pour les navires qui naviguent sans autorisation dans les ports italiens. Le journal italien La Republica a annoncé que le parti de la Ligue avait proposé d’augmenter les amendes jusqu’à un million d’euros et de faciliter la saisie des navires.

Retours impossibles en Libye

Dans l’affaire du Sea Watch 3, Matteo Salvini a déclaré que les bateaux transportant des migrants devaient être interceptés par les garde-côtes libyens, qui ont reçu un financement de l’UE pour renforcer leurs capacités. Mais la juge italienne a statué que ni la Libye ni la Tunisie n’étaient des pays sûrs pour les migrants.

Comme le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale des migrations (OIM) et de nombreuses autres Organisations humanitaires (le CICR), les ONGs de sauvetage en Méditerranée considèrent que la Libye n’est pas un lieu sûr au regard du droit international applicable.

Après le bombardement d’un centre de détention de migrants à Tadjourah pas loin de Tripoli le 2 juillet faisant des dizaines de victimes, y compris des femmes et des enfants, les autorités libyennes ordonnaient encore au navire Alan Kurdi de débarquer les rescapés dans un port Libyen.

Le drame de Tadjourah était prévisible. Cela fait des mois que les organisations sur place s’inquiètent des risques de bombardements et demandent aux autorités de déplacer ces centres. Le HCR a dénoncé les conditions de vie abjectes dans les centres de détention et les risques de bombardements encourus. En mai dernier, le HCR demandait à l’Italie de reconsidérer le projet de décret relatif au sauvetage en mer Méditerranée centrale.

« A l’heure où les Etats européens se sont largement retirés des efforts de sauvetage en Méditerranée centrale, les navires d’ONG sont plus importants que jamais », a déclaré Roland Schilling, Représentant régional ad interim du HCR en Europe du Sud. « Sans eux, il est inévitable que d’autres vies humaines seront perdues. »

Dans la nuit de mercredi 3 juillet, 80 personnes se sont noyées lors d’un naufrage au large de la petite ville de Zarzis en Tunisie. Seuls deux personnes ont survécu grâce à l’intervention des pêcheurs tunisiens présents non loin qui leur ont porté secours. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime que 681 personnes sont mortes en Méditerranée jusqu’à présent en 2019, dont 426 dans la région centrale entre la Libye, la Tunisie et l’Italie.

Des voies sûres et légales pour les migrants détenus en Libye

Aujourd’hui en Libye aucun refoulement n’est admissible. D’un autre côté, l’Italie, la Grèce et l’Espagne ne peuvent supporter seuls l’arrivée, l’hébergement et l’assistance aux personnes sauvées en mer, même si ces pays sont en première ligne. Bien sûr, les gouvernements des pays d’origine sont les premiers responsables de la fuite de leurs citoyens mais l’Europe a la responsabilité et le devoir d’intervenir lorsque des personnes risquent la mort à ses frontières. Elle ne peut pas adopter des politiques qui empêchent le sauvetage en mer. Elle n’est pas en droit de refouler des personnes vers un pays où elles risquent très concrètement la torture, le viol ou la mort.

En outre, la politique européenne de dissuasion n’a pas diminué les tentatives de traversées mais réduit le nombre d’arrivées sur les côtes italiennes grâce au travail de récupération des garde-côtes libyens financés par l’Union européenne. L’absence de navires au large de la Libye ne permet pas de s’avancer trop sur les statistiques. Des embarcations ont dû couler sans que personne ne s’en aperçoive.

Le respect du droit de la mer (1) et l’organisation concertée des sauvetages en Méditerranée fait craindre aux gouvernements européens un effet d’appel d’air. Mais les personnes détenues en Libye doivent être considérées comme des victimes de traite internationale. Une fois qu’elles se retrouvent en Méditerranée sur un bateau sur le point de couler, elles ne peuvent certainement pas être refoulées vers un pays en guerre. Vincent Cochetel, Envoyé spécial du HCR pour la Méditerranée centrale déclarait récemment:

« Ce statu quo ne peut plus être maintenu de la sorte (…) Personne ne met sa vie et celle de sa famille en danger pour ces traversées désespérées s’il sent qu’il a un autre choix. Nous devons fournir aux gens des alternatives concrètes qui les empêchent en premier lieu d’embarquer pour une traversée périlleuse. »

Clairement d’autres solutions d’évacuations de la Libye doivent être rapidement mise en place.

(1) La Convention Internationale pour la Sauvegarde de la vie humaine en mer (Convention SOLAS, 1974) et la Convention Internationale sur la Recherche et le Sauvetage maritime (Convention SAR, 1979) demandent aux Etats de “coopérer en matière de sauvetage, à la fois pour prendre le relais du capitaine dans ses fonctions d’assistance aux survivants et pour permettre aux personnes secourues en mer dans de telles circonstances d’être débarquées rapidement en un lieu sûr.” Lire aussi le Guide des principes et des mesures qui s’appliquent aux migrants et aux réfugiés concernant le sauvetage en mer publié conjointement par le HCR et l’OIM.


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